Erwin Mortier,- Temps de Pose 01
Il y a aussi les livres que je suis en train de lire…
et j’aime ( dans la surprise, et au fur à mesure que j’avance dans la lecture, distiller de petitsextraits)…
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TEMPS DE POSE
Contre toute raison, j’étais persuadé qu’il devait exister quelque part un monde d’images que personne n’avait jamais fixées sur la pellicule, sauf peut-être la lumière du soleil qui emportait un fragment de tout ce qu’elle balayait et l’assemblait, Dieu sait où, avec toutes ces figures sans relief qu’elle décollait patiemment des cadres, des albums ou des ténèbres de la vieille valise dans laquelle je conservais mes photos les plus précieuses.
J’attendis qu’il fasse presque nuit avant de prendre la valise sous le lit, d’ouvrir le couvercle et d’ajouter la lettre de ma mère au-dessus des autres.
L’éclat cuivré du soleil couchant derrière les arbres évoquait ce soir-là un immense réservoir de barrage, un au-delà de surfaces qui s’étaient reflétées par le passé, un autre monde d’un miroitement fragile, et inaccessible.
Je vois la même lumière, il y a longtemps. Dans une pièce où j’entends des pas, une porte s’ouvre en tremblant sur ses gonds et quelqu’un crie mon nom.
Je veux me lever, je n’y arrive pas. Je sens la fureur bouillonner en moi, le picotement salé des larmes dans mes yeux.
Je vois que je porte des petites chaussures bleues à lacets de cuir. Je les entends encore racler le carrelage, quand avec une rage impuissante, je shoote dans mes petites autos, mes cubes et mes crayons.
Je vois mon père me tendre les mains. J’ai gardé quelque chose de son large sourire qui donne parfois une dureté inattendue à mon visage malgré les doux traits hérités de ma mère.
Je m’accroche à ses doigts pour l’ escalader, j’ ai du mal à trouver mon équilibre et sens un frémissement dans mes mollets.
Dans une arrière-cuisine, j’entends toquer sur le couvercle d’une casserole les gouttes d’un robinet
qui fuit, et le vide de toute une maison résonner dans l’écho.
Mon père me prend dans ses bras, il fait siffler le vent dans mes boucles blondes et me lance de plus en plus haut. Ma poitrine se contracte. Je m’entends hurler, plus de peur que de rire, au moment où je quitte ses mains et ne sens plus que de l’air autour de moi.
Qu’aura-t-il crié ? « Hop là, Joris, on vole. »
Impossible à lire sur ses lèvres.
Je ne sais pas qui a pris cette photo, qui m’a définitivement laissé suspendu dans le vide au-dessus de ses doigts, comme un angelot craintif.
, de Erwin Mortier, est publié aux éditions fayard (2002)
je m'exprime:haut et foooort