François-Xavier Maigre – au loin

photo Jim Goldberg rencontres d’Arles 2009
Au loin
on devinait presque
le souffle concerté des hirondelles
j’avais fendu la nuit
qui me tournait le dos
enfreint la pierre humide des cours
dans la stupeur des sauges
ivre d’un départ
qui n’aurait pas lieu.
décrire l’impalpable – ( RC )

Volume de poussières et de cheveux par Lionel Sabatté –
Qui pourra me décrire l’impalpable ?
Tout ce qui règne sur l’absence,
brûle les après-midis
dans l’immobilité d’un sommeil,
les poussières occupant des rayons de soleil.
Elles pratiquent le jeu
de l’extinction des feux.
Si légères soient-elles, elles dansent
avec le moindre courant d’air,
captent une partie de la lumière
mais finissent toujours par recouvrir
de leurs cendres,
les surfaces qu’elles grisent
et mes membres
qui s’exercent à la patience.
Car jamais on ne pense
au centre du silence
où la poussière ira embellir
par son entremise, les objets
à défaut de neige blanche.
Personne ne pourra dire
qu’elle conspire ;
mais elle occulte tout l’éclat des reflets
de la demeure
et la transparence oubliée, des heures….
nota: l’artiste Lionel Sabatté et l’auteur de tableaux de poussière et de cheveux ( portraits ), dont un certain nombre sont visibles au musée du Gévaudan, à Mende-

Philippe Delaveau – tout est musique

peinture E Vuillard – les collines bleues 1900
Le soleil au pupitre et sa baguette oblique
sur la prairie.
Jusqu’aux petits orchestres des sables
et des fontaines.
Jusqu’aux sous-bois emplis de murmures,
de harpes, de cascades.
Et la philharmonie de l’océan devant les colonnes d’Hercule :
au-delà, c’est Wagner, un mastic incolore.
Mais ici, une salle attentive.
Ils écoutent passionnément gronder
l’express vigoureux de Beethoven
sur la voie qui tressaille
dans le cerveau, profond tunnel.
Sur ces voies qui longent le précipice
du cœur, d’où tout est simple et visible.
Où le signal s’ouvre et se ferme.
Leurs narines frémissent comme dans la colère.
Leurs lèvres gonflent
dans cet amour aussi impérieux
qu’aux corps brûlants, l’orgasme.
L’orchestre en noir et blanc,
et les abeilles grises, étincelles de gris.
La pluie et ses marteaux sur le xylophone de la saison.
Les arbres, frères du violoncelle.
Tout est musique.
C’est vrai, certains ne l’entendent pas.
Ils préfèrent le bruit.
Les robinets des radios gouttent de sons échevelés.
Chutes du Niagara des écrans plats, image sur image.
Certains préfèrent les écouteurs à leurs oreilles
comme l’œillère des chevaux
qui tournaient, tournaient dans les nuits sous la terre.
Sans lune, sans étoiles,
sans feuilles d’arbres.
Mines, sordides catacombes.
Gabriela Mistral – Intima

Toi, ne me presse pas les mains.
Il viendra le temps immuable
où le reposerai, les doigts entrelacés
pleins d’ombre et de poussière.
Et tu diras alors : Je ne peux
t’aimer car déjà ses doigts
se sont égrenés comme des épis mûrs.
Toi, ne baise pas ma bouche.
Il viendra l’instant plein
de lumière déclinante où je serai sans lèvres
sur un sol moite.
Et tu diras : » Je l’ai aimée, mais je ne peux
plus l’aimer maintenant qu’elle n’aspire
plus le parfum de genêts de mon baiser ».
et je serai oppressée en t’écoutant,
et tu me parleras aveugle et fou,
sur ma main sera sur ton front
quand mes doigts se briseront,
et mon souffle sur ton visage plein
d’angoisse quand il s’éteindra.
marcher sur l’ombre – ( RC )

peinture : GHYVES
Tu prends trop d’avance,
sur le fil du soir…
Que dit ton ombre quand tu marches dessus ?
Va-t-elle te peindre en noir,
effacer tes traits de lumière
comme par inadvertance,
te laisser seul derrière,
histoire d’un malentendu
où ton vertige de façade
part en capilotade,
faire un tour
vers d’autres contre-jours ?
Jean-Pierre Voidies – feu d’artifice

Oh ! la belle bleue Ah ! comme elle éclate
Du grand oiseau bleu, c’est la grande patte
Grattant le ciel noir — Gare à nos cheveux !
Le bout de chaque ongle est pointe de feu
L’oiseau merveilleux, de sa patte gratte
Tombant de là-haut, cherchant dans l’espace
Peut-être un perchoir, mais alors s’efface
La patte dorée du grand oiseau bleu.
in « Le Pavillon » (éd. R. Maria)
Gérard Pons – feuilles du repentir

Que nous restera-t-il
sur l’autre rive
qui attendrisse notre exil ?
Sur les rives de nos fleuves
ne tomberont à l’automne
que feuilles de repentir
et sur nos monuments
encadrés par les ronces
d’autres feuilles d’oubli.
Le vent sans emblèmes,
ni drapeaux, ni fanions,
ni oriflammes
n’agite que rameaux
de saules éplorés.
Face aux portes closes
et aux rideaux tirés
sonnent dans la nuit
les pas cadencés de la ronde
aux ordres des éperviers d’acier.
Le lac retiré
au-delà des roseaux
garde jalousement
le reflet de la lune
dont l’image inverse
s’épingle sur le noir.
Le ruisseau murmure une prière
que ne reprennent pas
les herbes immobiles.
Sur le vieil arbre dépouillé
le lierre mourra là
où il s’est accroché.
extrait de la « saison des lendemains «
Béatrice Douvre – matin d’un vent

peinture Henri-Edmond Cross – la forêt – 1906-07
Les jardins étaient nus, l’herbe était irréelle
Tu allais éveillée, heurtant les orgues verts
Je touchais l’eau de ta douleur
Et tu fus la patience
Le vin dans les demeures
Un vent régnait
J’était le sel et les mains vives
Un vent régnait presque noir
Ô musique
Un sol menaçait ton visage d’amante
Et je songeais, ma face éprise
Infidèle
Ô demeurée dans l’ombre sombre étincelante
A ces oiseaux, fermée dans tes yeux matinaux.
Rabindranath Tagore – les yeux m’interrogent

photo – détail de fresque murale Malacca Malaisie
Tes yeux m’interrogent, tristes, cherchant à pénétrer ma pensée;
de même la lune voudrait connaître l’intérieur de l’océan.
J’ai mis à nu devant toi ma vie tout entière, sans en rien omettre ou dissimuler.
C’est pourquoi tu ne me connais pas.
Si ma vie était une simple pierre colorée, je pourrais la briser en cent morceaux
et t’en faire un collier que lu porterais autour du cou.
Si elle était simple fleur, ronde, et petite, et parfumée, je pourrais l’arracher de sa tige et la mettre sur tes cheveux.
Mais ce n’est qu’un cœur, bien-aimée.
Où sont ses rives, où ses racines ?
Tu ignores les limites de ce royaume sur lequel tu règnes.
Si ma vie n’était qu’un instant de plaisir, elle fleurirait en un tranquille sourire
que tu pourrais déchiffrer en un moment.
Tes yeux m’interrogent, tristes, cherchant à pénétrer ma pensée;
de même la lune voudrait connaître l’intérieur de l’océan.
J’ai mis à nu devant toi ma vie tout entière, sans en rien omettre ou dissimuler.
C’est pourquoi tu ne me connais pas.
Si ma vie était une simple pierre colorée, je pourrais la briser en cent morceaux
et t’en faire un collier que tu porterais autour du cou.
Si elle était simple fleur, ronde, et petite, et parfumée, je pourrais l’arracher de sa tige et la mettre sur tes cheveux.
Mais ma vie n’est qu’amour, bien-aimée.
Mon plaisir et ma peine sont sans fin, ma pauvreté
et ma richesse éternelles.
Mon cœur est près de toi comme ta vie même,
mais jamais tu ne pourras le connaître tout entier.
Une habitation vivante – une énigme pour l’architecte – ( RC )

L’habitation est ce corps creux,
qui, à l’instar des coquilles,
se développe et s’agrandit
sans que l’on s’en aperçoive
de façon très consciente.
La nuit, les cloisons se déplient
pour correspondre au vide
qui se modèle sous le support des roches
lui servant de fondations.
Le matin, on a du mal à faire coïncider
son parcours avec celui de la veille,
car les escaliers ne sont pas à la même place,
les étages se sont inversés,
des pièces sont venues s’encastrer
ou sont en surplomb sur la falaise.
Des décalages sont inévitables,
des meubles sont hors d’atteinte,
sauf avec un échafaudage
ou des planches clouées
de façon à prolonger une mezzanine.
Les arrivées d’eau sont fantasques,
même si la tuyauterie suit, en souplesse.
On préférera pour cette raison, le puits dans la cave.
Mais, comme il fallait s’y attendre,
il n’est jamais à la même place,
d’autre part, il ouvre sur d’autres galeries souterraines
qui communiquent avec le fleuve.
De l’extérieur la maison
dont on trouve à l’occasion des photographies,
change d’aspect, varie selon les saisons,
s’élève ou se rabaisse, rétrécit à vue d’œil
ou s’enfonce dans ses soubassements.
Rien n’y est définitif.
Elle respire comme un corps vivant.
On ne sait même pas s’il lui prendra fantaisie
de s’allonger au gré des circonstances
comme un lézard, sur les roches voisines,
ou si la terrasse sera son tremplin
pour qu’elle s’établisse
au-dessus d’une base plus propice
à son développement.
Nathaniel Tarn – tout tremble dans les trois créations

photo perso – îles Penrentian – Malaisie
Front de nuage dans lequel nous glissons,
lèvre bleue en bas qui fait saillie dans la mer,
nez d’une île qui pointe, gigantesque proue,
atterrissage à la surface de la lèvre comme un baiser –
hélices au ralenti, bienvenue des palmes –
en un mouvement de vent qui ne saurait cesser
tant que nos mains soulèvent les montagnes.
Île languissant dans l’air moite,
orage qui monte à l’horizon alentour,
impossible de savoir d’où exactement
mais tout tremble dans les trois créations.
Carl Norac – le goût de traverser

Sur le fleuve, sur les canaux, nous n’avons
nulle autre frontière que la brume.
Devant, il n’y a que des ponts
qui relient ces gens que l’on voit
traverser et dont certains parfois,
étrangement à nos yeux,
rêvent seulement de murs.
Bien sûr, voilà l’écluse, cet ascenseur
au vieux refrain qui suinte,
où les oiseaux jacassent,
le temps de regarder un paysage
moins mouvant, de célébrer
le crépuscule ou le point du jour
qui, aujourd’hui, se rêve en virgule.
« Nulle frontière ! », nous sommes nous
répétés sur la péniche, « Pas même de la langue ».
Car, soudain, on vous hèle de la rive,
on comprend ou on ne comprend pas,
sinon que le geste se ressemble,
simple principe de la main ouverte
au lointain le plus proche.
Si des régions existent à bon droit
et que les cartes qui nous guident
nous le rappellent, nous vivons
également ici, voyageuses, voyageurs,
dans cette volupté de la lenteur
où nous aimons les traverser
aussi libres que la ligne d’eau
et sans écouter les leçons de tous bords.
Sur le fleuve, sur les canaux,
nous n’aurons encore
nulle autre frontière que la brume.
voir le site de Carl Norac – celui-ci est l’auteur également de « une valse pour Billie », dont il y a des extraits sur ce blog.
Lespugue – une Vénus parmi nous – ( RC )

Fragile et endormie,
peau d’ivoire lisse,
à quelle magie as tu présidé,
toi la veilleuse d’ambre
aux amples formes ,
qui a confié tes secrets
aux ombres des visages
qui t’ont vénérée ?
Dix mille ans ou davantage
nous séparent
du destin de ceux qui t’ont tenue,
de ceux qui t’ont sculptée:
tu as la patience
de ceux qu’on aime
au-delà de l’épiderme
et garde silence…
Jusqu’où ira- t-on chercher
la nuit infinie
qui se dépose en strates
dans l’obscur abri de roche
où les hommes t’ont enfouie ?
Fétiche de fécondité
te voilà révélée par ceux
qui avaient oublié ta puissance…
Vulnérable comme la trace des années
qui s’enfuient de la mémoire.
l’expression « veilleuse d’ambre » est empruntée à Robert Ganzo
Jacques Mer – L’inexorable ( extrait )

dessin Martin Beek – msée d’histoire naturelle d’ Oxford
Ô Federico
Dix mille tonnes de silence pèsent sur ta poitrine
Ta vie un désert de feu signé d’absence
Tes regards remontent les foudres à la renverse
Métropolis de songe et de sang
Regards tournant à mille tours minute
Sous le couperet de l’angoisse
Visage comme on crie au feu
Ton corps est transparent d’attente
Torrentiel tocsin de secondes
L’instant éclate soudain comme un œuf
De fous tunnels de clameurs percent ta chair
Et le ciel se lève tout droit en criant
Ton épaule par où tu t’appuyais aux autres
Fraternel
Soudain tombe de toute la hauteur des astres Le monde explose
O Federico
la tête est lourde comme un monde
Cernes des yeux défaits en des typhons d’éléments seuls
Regards à l’intérieur dévoré
ton sang comme une substance de totale douleur
ciircule à travers tes veines
Musclées encore du fou effort de vivre
Et l’horreur court tout le long de ton visage
Comme une grande phrase sans point ni virgule
Ton corps n’est plus attaché qu’à l’extrémité en feu de l’existence
Souvenirs lessive de cris nus Arrachée à l’orage muet du cœur
O Federico que tu es seul dans ta mort
Personne pour t’accompagner pinçant le cœur fou des guitares
Pas même le vent bleu musicien
O mort perdu dans des déserts de fin du monde
Mort qui erres par les territoires de l’impossible
Sous de cruels vocables de glace
Des voyelles de soleil pétrifié
Tu remontes comme un aboiement le long du temps
Les frontières chancellent se descellent
Autour de toi tu sens déjà le gouffre vertigineux de la matière
L’immense rumeur d’océan du règne minéral
Tes pensées lentes fougères arborescentes du néant
Sont prises de douceurs terribles et pures
O mort déjà engagé à mi-corps sous les arcanes de l’éternité
Visage désormais dans sa vérité première
Débarrassé de l’instant et du cri
Visage pris soudain de la folle unité de l’eau
O Federico tu ne connais plus du monde
Que les forces inversement proportionnelles
A l’illimité de ton amour
O Federico
Voyageur des espaces de la mort
Avec mille ponts coupés derrière toi
Et dérivant
L’espoir est à telle distance
Que chaque geste s’annule dans la vanité même de tout
[effort
O Federico la mort est désormais en toi
Comme une rivière qui coule sans eau un oiseau
Qui vole sans ailes
Comme un carrefour de femmes
Qui crient sans voix dans le vent
La distance devient immense entre tes yeux
Où l’on pourrait faire tourner les mondes
curieusement on ne trouve rien sur le net sur cet auteur…
Tout semble immobilisé – ( RC )

photo : netfolk.blog.hu
Sur un chemin banal
encombré de flaques
déjà tourbillonnent
les feuilles veinées d’automne.
Sous le miroir des nuées
je devine les graviers.
Le dialogue du gel
étire ses filaments
sous les rafales de vent.
Un insecte traverse prudemment
quittant les herbes folles
pour un abri incertain.
Les oiseaux ont disparu du ciel
pour des régions plus clémentes.
Il s’est perdu
parmi les branches nues ;
les arbres sont dans l’attente
et ne sont plus que bois.
Soudain, il fait si froid .
Viendras-tu me retrouver,
si loin de la maison de l’été ?
Tout semble s’être immobilisé,
le défilé des heures,
comme le sourire du bonheur.
Jean-Claude Vallin – fleurs de peaux pour Norge

Les riens du tout qui nous habillent
ont les poches bourrées de trésors
des bouts de ficelle des billes
nos épices notre Pérou l’or
que charrient les yeux des filles
Au dehors nous paraissons normaux
comme cloches pour la messe
mais à Pâques qui perd le nord
pour qui les bordées les kermesses
qui vient de loin qui va-t-à Rome ?
Au dehors nous sommes des hommes
sociaux comme les zosiaux
mais l’en-dedans curriculum
nous sauve d’être bêtes à zoo
Et nous pouvons aller tout nus
nos doublures ont tant fleuri !
et nous pouvons pleurer toujours
pour démêler les nœuds du rire !
René Maria Rilke – Le livre d’heures 1899-1903 (extrait)

.
– Tu vas et viens. Les portes se referment
avec plus de douceur, et sans un souffle presque.
Tu es de tous le plus silencieux,
qui vont par les maisons silencieuses.
On peut si bien s’habituer à toi
qu’on ne relève plus les yeux du livre
quand ses images s’embellissent,
bleuissant sous ton ombre;
car les objets te font écho sans trêve,
mais tantôt en sourdine et tantôt à voix haute.
Souvent quand je te vois en songe
se multiplie ta stature totale;
tu vas comme un troupeau de clairs chevreuils
et je suis la ténèbre et la forêt.
Tu es comme une roue et je me tiens près d’elle:
de tes nombreux essieux obscurs
sans cesse il en est un qui redevient plus lourd
et se tourne un peu plus vers moi,
et mes travaux consentants croissent
de retour en retour.
Le vent du retour
( traduction Claude Vigée)
Arfuyen
Ce qu’il reste derrière l’image – ( RC )

C’est en progressant dans une pente grise,
où les ombres se confondent,
que l’on devine une présence invisible,
image subliminale derrière l’image.
Nos pas soulèvent la cendre :
elle s’accroche aux rochers,
et aux troncs d’arbres que l’on distingue à peine.
C’est un brouillard aux formes diffuses ,
tel un buvard de poussières,
qui recouvre inexorablement toute surface.
C’est une chose étrange, ….on la suppose liée à la photographie.
Tout ce qui entoure le lieu semble appelé à disparaître.
Il sera inutile de gratter la surface.
L’Eden originel ne se situe pas dessous,
le regretter ne sert qu’à éveiller l’inquiétude :
un rapace aux ailes grises,
qui ne secoue que l’ombre.
Sierra de Mulder – comme une fenêtre ouverte
One day you’ll learn
how to give and receive love
like an open window
and it will feel like summer
every day.

Un jour tu apprendras
comment donner et recevoir l’amour
comme une fenêtre ouverte
et cela sentira comme l’été
tous les jours.
Sierra DeMulder
Jacques Dupin – entre la sauge et le lichen , vers les constellations

Nous n’appartenons qu’au sentier de montagne
qui serpente au soleil entre la sauge et le lichen
et s’élance à la nuit, chemin de crête,
à la rencontre des constellations.
Je reviendrai – ( RC )

Effacé dans la nuit fugitive du théâtre,
personne n’ira chercher des indices de mon passé.
Car je ne suis plus d’ici.
Certains diront que je ne suis
qu’un tigre de papier…
Les archéologues pourront mettre à jour
ceux qui prétendent tenir de moi,
je ne les contredirai pas.
Nul ne sait que la vénération
dont s’entoure mon souvenir
n’a pour objet qu’une tombe vide.
Je suis toujours ailleurs
là où on m’attend pas.
On se consolera devant un cénotaphe
qui tend à matérialiser
ce qui n’est qu’une absence.
Ne vous inquiétez pas :
Je reviendrai.
Patrick Cauvin – huit jours en été – extr 1

peinture Gérard Schlosser » avec un autre » 2013
En tout cas, c’est fini pour les méditations, je n’ai plus
qu’à m’équiper joyeusement et les rejoindre.
Enfilade du premier maillot de bain.
J’ai l’approximative couleur de l’endive de saison.
Bien sûr, je vais me tailler ma part de ricanements
au milieu des foules hâlées. Je me demande
comment les gens font, à croire qu’ils sont hâlés en
permanence, qu’ils passent leur vie dans des solariums
tandis que je pâlis sur les contrats d’assurance.
Ou alors il ne pleut que sur le XVIII è,
ensoleillement maximum sur le reste de la France…
Aujourd’hui, j’ai repeint les rideaux – ( RC )

Aujourd’hui j’ai repeint les rideaux,
de bleu et de vert d’eau:
les murs ont les mains ouvertes,
les fenêtres sont des tableaux de maître,
les volets se sont ouverts sur l’été,
ils ont délaissé leur gris
changés en vert anis
ennemis de l’obscurité.
C’est un nouveau paysage
envahissant la maison :
que dirais-tu d’un vert céladon
pour laisser passer les nuages ?
L’ombre accrochée aux branches,
la mer, verticale sous un petit bateau
avec sa voile blanche,
ce serait encore plus beau…
Imagine qu’il bouge,
que les portes se déplacent,
dans une lumière fugace
d’orange et de rouge,
des couleurs porteuses d’audace,
sorties de ma palette
où se déplace ta silhouette
juste avant qu’elle s’efface ..
.
Jean-Claude Goiri – Complètement sorti de chez moi

Un jour, je suis complètement sorti de chez moi. Je n’ai rien laissé
derrière. Tout habillé d’outils et d’avenirs, je marchais sans compter
mes pas, le corps à découvert, à portée de tout regard. Je traversais la
route sans arrêt, d’un trottoir à l’autre, bien décidé à me rendre
partout. Et, malgré la grande absence de soleil, je remarquais que je
traînais devant moi mon ombre. Aussi concrète que mon corps, elle
me précédait sans concession, aussi large que j’étais chargé.
Quand une femme s’arrêta sur cette ombre. Je stoppai aussi, je lui fis
face, abasourdi. Elle me proposa de découdre mon ombre en attendant
le soleil, ce qu’elle fit, là, sans tarder, sur le trottoir. J’en profitais pour
lui découdre les lèvres. Elle en profita pour me dire que ce n’était pas
la peine de tout se trimballer quand on sort de chez soi. Mon ombre
sur les bras, elle m’accompagna jusqu’à chez moi. Une fois
complètement rentrés, nous déposâmes l’ombre sur le lit. Et nous en
profitâmes pour découdre les draps.
Depuis ce jour, je ne sors plus jamais complètement de chez nous.
Gérants de la fortune du roi – ( RC )

peinture G Rouault – Ubu Roi.
Le roi chantait nos louanges
en négociant notre chair contre notre salut
car tout l’or du monde affluait,
se convertissait en papier monnaie.
Nous étions gérants d’une fortune
qui se compte en places réservées
pour être au premier rang au paradis,
plus près de l’arc-en-ciel.
Froides banquises et coffres-forts,
nous comptions les liasses,
et l’argent se figeait entre nos doigts,
graissant la patte à Saint-Pierre.
Nous nous sommes battus pour le conserver,
mais les financiers en voulaient toujours plus,
et le roi nous a fait embastiller.
Nous n’avons vu du ciel que la découpe.
à travers la lucarne étroite de notre cachot.
Alors nous avons su que les prières
n’arrivent pas jusqu’à l’ombre,
et qu’en fait c’était l’enfer qui nous était promis.