Gérard Titus-Carmel – Voici une échappée (De craie) –

.
voici une échappée à ce jour dans l’horizon
ne ressemblant à aucune autre il est dit
que je m’éloigne à présent il est dit
voilà l’étendue mongole
.
pourquoi faut-il
que le récit de mon rêve
s’enchasse à ce point dans le récit
de ton rêve
.
à ce point si exactement
qu’à la fin même le compte de nos os
ne nous satisfait plus car vois-tu Taïeb
tu t’impatientes ce geste las
& violent tu balaies les agates
d’un geste qui en dit long
.
il dit ce geste
Je suis mort aux tumultes du monde
.
.
La tombée
Fata Morgana (1987)
**
Photo : Laura Tastayre
https://un-monde-a-velo.com/interview-laura-france-mongolie/
Photographie – (Susanne Derève) –

.
Photographie qui était nous,
que je ranime d’un regard,
d’un regret,
du battement d’un cœur qui n’est pas chair,
sang, mais le nœud lancinant de l’amour.
.
Désormais perdus pour l’enfance,
voués aux éclatantes couleurs du monde
et du voyage, ils sont.
Ainsi, l’oiseleur rend l’oiselet au vent,
surpris de son aisance à gagner les couloirs
du ciel, et de la vigueur de ses ailes.
.
Ce temps passé fut nuée de jours heureux,
– cirrus, ouate, tendresse,
pluie bienfaisante des orages d’été –
Ce que nous avons consumé d’amour :
inépuisable mue de printemps, fruits rouges,
feux de Saint-Jean.
.
Nous reste la chaleur des voix, l’élan d’un corps
qui reconnaît les siens – baisers-
et l’absence palpable, pareille à ces formes de glaise
qui prennent vie et puis s’effondrent, rebelles,
entre les doigts.
.
L’angoisse des saules – (Susanne Derève) –

.
Etait-ce l’angoisse impérissable qui ployait
les branches des saules,
– l’éternelle frayeur de vivre –
ou bien la mienne, nomade,
cherchant à poser quelque part
l’encombrant bagage des mots ?
.
Car les mots vaguaient sans ambages,
sans nul autre chemin que celui du souvenir,
et le souvenir en d’étranges contrées
cherchait sa route, gréait de vieux rêves
au passage, rapiéçait de laine son costume élimé
et de ses bras trop courts, pierre à pierre,
montait le fabliau.
.
Tandis que vous … crédules comme des bois d’église,
n’aviez rien vu, rien entendu que la volée stridente
des cloches à midi,
quand il fallait prêter l’oreille au vent lugubre
des sanglots que versait tristement le feuillage
des saules, à fleur d’eau.
.
Un lumineux avril – (Susanne Derève)-

.
Ce dont je m’émerveille, en ce lumineux Avril ,
c’est de m’émerveiller encore,
des papillons juvéniles du feuillage
et de la profusion des tulipes, une traîne vivace
dans l’herbe du jardin, brodée de rouges et d’ors
par une main ancienne.
Main inconnue, qui agenças habilement les formes
et les couleurs de ce jardin champêtre,
nous voici liées, à travers les années,
par l’éphémère miracle du printemps.
.
Nicolas Deleau – Epiphanies (extraits) –

1.
Et il lui dit :
Nous irons dans le Tigré.
Ce sera le matin ; la lumière baignera crue
nos gestes engourdis et l’on sentira, imperceptible,
ce frémissement que prennent parfois les paysages
familiers : un départ !
Nous embarquerons, chacun se calera pour la route.
Nous quitterons ensemble ces collines au flanc
desquelles se mêlent les échos perdus de la ville
et des hyènes. Nous longerons les routes,
interminablement, jusqu’aux plaines arides.
Mais ils étaient là, juste là; et des promesses,
tels les moutons qu’abrite l’ombre de midi,
se nichaient patientes contre leur seuil.
3.
Chargés de bidons jaunes ou rouges,
chargés de fagots de bois trois fois grands
comme les femmes qui les portent, chargés de
bâtons, de fusils, de la marche d’un troupeau,
d’un ballot de bijoux d’argent ou de sacs de
semences, de poteries, chargés – et qui cheminent.
Ici, on va.
Peuple de marcheurs, peuple en route,
peuple pastoral, à la frange – juste à la frange.
A merci.
Au moindre caprice du climat.
Peuples précaires, infiniment : portez !
Exodes sans destination. Exodes massifs,
exodes vespéraux, sous l’œil rond du soleil,
entre les ombres. Exodes en chapelets, isolés,
en familles, en bandes, en armes –
Anes de bât,
Dromadaires,
Calèches gémissantes,
Foins, bois, eau, et ce que l’on vendra plus
loin, et les rumeurs encore trop lointaines
des marchés que l’on devine,
Et les bâtons sur les épaules soutiennent les
mains fatiguées – silhouettes crucifiées, pai-
sibles – et les futas volent aux vents solaires.
Les armes brillent.
4.
J’ai vu l’argent à leurs oreilles, leurs che-
veux de jais de dentelle, le ciel de nuit posé
sur leurs peaux sombres, ceignant leurs yeux,
feux follets.
Ici, maintenant.
Et partout cette quiétude, et partout cette
sollicitude qui – digne, courtoise, distante –
bondit , mord le ventre et ne lâche plus.
9.
Dehors, la nuit s’était alourdie de brume;
j’ai marché, transi, gorge et ventre brûlants,
guettant les gros yeux jaunes des taxis sans savoir
si je cherchais à les éviter ou à les héler.
Je me souviendrai longtemps de ces vieilles
Lada bleues et blanches, brinquebalantes,
empestant l’essence et grimpant crachotantes
-étemels derniers râles – jusqu’aux pentes
sans lumière de nos quartiers.
Havres d’un soir.
Le confort d’un siège défoncé, mais au sec;
un peu de musique; la main paisible d’un guide
qui lâche un instant le volant et cherche,
dans le noir, une tige de khat dans le gros
bouquet posé à la place du mort.
Je serai bientôt chez nous. Je me blottirai
contre toi et te raconterai, demain,
cette sourde envie de pleurer qui m’étreint.
.
Revue apulée 2016
.1 Galaxies identitaires
p 182-191
traduit en amharique par Brooke Beyene et François Morand
Ici, texte intégral avec sa traduction en amharique
lire également quelques reflexions sur la traduction en amharique des Epiphanies de Pierre Deleau
Prémices – (Susanne Derève) –

.
Ce qui importait était le voyage
ventre du futur
autre temps autre lieu
qui nous réunirait
**
Les noms des villes empreints
de douceur
claquaient parfois
la langue la nôtre était impuissante
à en reproduire les inflexions
alors que sa musique d’autrefois
chantait encore à nos oreilles
**
Retrouver les bruits les voix
les klaxons le vacarme
et le ton de ce verbe inconnu qui résonne
navigue doucement dans l’aigu du rire
.
Autre printemps – ( Susanne Derève) –

.
Autre printemps.
Les couleurs claquent, violentes, comme une toile
au vent,
le jaune racoleur du colza et le vert pimpant
des prairies : pas besoin de soleil.
Sous le bleu implacable du ciel, seul un fin nuage
de poussière, dans le sillage des engins,
vient troubler le parfait agencement des cultures :
la puante odeur du lisier.
Les pâles fleurs des églantiers portent déjà leur fin.
Les fruits rouges leur feront bientôt de sanglants haillons
dans les bosquets.
.
Petite mère (4) , fantômes (Susanne Derève)

.
Je n’ai nul besoin de fantômes.
Petite Mère arpente pour moi les couloirs
du temps à pas menus,
frôlant d’autres spectres aux mains vides.
Les rives du Léthé sont des jardins
d’ombres arides, d’épaves chancelantes,
essarts de blanche hermine ensemencés
d’oubli.
.
.
Rose Ausländer – Ni foyer ni tonneau –

En fuite
passer la nuit
dans le camp des étoiles
Ni foyer
ni tonneau
A quai
sont les bateaux
Pays dans la
poche
mouches de cuivre
sur la peau
L’or
enterré dans la montagne
Nous avons
steppes et océans
vagues et grêle
ni foyer
ni tonneau
.
.
Auf der Flucht
übernachten
im Sternenlager
Kein Heim
keine Tonne
Am Kai
stehen Schiffe
Lânder in der
Tasche
Kupferfliegen
auf der Haut
Das Gold
Begraben im Berg
Wir haben
Steppen und Ozeane
Wellen und Hagel
kein Heim
keine Tonne
.
ich spiele noch – je joue encore
traduction alba chouillou
Poème champêtre – Susanne Derève –

Porte qui grince,
les gonds rouillés et le bois mort,
le bois vert du printemps,
cet onguent de la solitude.
La nature n’aime rien moins
que les âmes esseulées.
Au fil des ans dans la prairie,
les fleurs rendues à la nature essaiment
en légers troupeaux de corolles,
en cavalcade agreste dans l’herbe
du jardin – primevères, violettes
et les clairons d’or des jonquilles –
Telle opulence, est-ce fausse innocence ?
Bonheur, l’instant où nous pénètre à ce point la beauté
qu’elle nous possède tout entier ?
Sous-bois de l’éphémère, veille jalouse, en robe pâle
les jacinthes, que trahit leur parfum, dressent
sur leur hampe fragile une pure fleur étoilée.
Ce monde nous oblige, dans son intime perfection,
à lui rendre des comptes, de ce que nous avons trahi
de lui et de nous-mêmes.
Anniversaire – (Susanne Derève)

.
à ma fille ,
*
Grand galop de printemps,
la course des jonquilles s’épuise
dans la prairie.
Les jaunes passent,
et les rouges entrent en scène,
fragile passacaille qu’entament les tulipes
au vent d’Avril,
le pur ovale de leur globe m’évoque
ton visage,
Fleur de 25 années ce matin.
*
Cees Nooteboom – Personnage –

.
La fleur de l’hibiscus dure une journée,
étoile de feu fugace dans la controverse
du ciel et du jardin, l’homme y est un corps
qui se défend, comme toute fleur.
Ce qu’il ignore : combien tout cela est vrai.
Est-il bien là, ce personnage
qui reste dehors dans l’ultime clarté des étoiles,
ne voit pas la fleur, se brûle
à la lumière froide et dans l’éphémère
matin ramasse des fleurs sur
une terre noire et cède devant la violence
du soleil ?
Le sens du deuil qui prolifère en lui
commémore un ami, une amitié
qui perd sa mesure
parmi tant de flétrissure.
Qu’est-ce qui reste là, un homme ou un poème ?
Le facteur en chemise jaune vient à vélo jusqu’à la grille,
conte le monde, délivre sa lettre
à un vivant, ne sait rien du deuil ou de l’âme.
Il voit les fleurs rouges à terre,
dit « il va faire chaud aujourd’hui »,
puis disparaît dans la lumière
et ce poème.
.
Le visage de l’œil
poèmes traduits du néerlandais par Philippe Noble
Actes sud
.
L’obscur bruit des armes – (Susanne Derève) –

;
Arc-en-ciel
qu’estompe peu à peu le retour de l’averse,
tel un visage enseveli.
Le tien, pas un jour n’a terni sous la brisure
des tombes,
attentif et paisible ,
un paysage aimé dans sa livrée d’automne,
sa douce peau de printemps,
où chaque chose chèrement conquise
avait trouvé sa place :
le mimosa d’hiver et les lilas de Mai,
l’arche du pont enjambant la rivière,
et la rivière dans ses méandres
léchant le flanc gris des hameaux.
Mais du souffle du vent
naissait parfois un douloureux écho,
le souvenir d’anciens printemps ruinés de cendres
et de sanglots, ce crève-coeur,
ce que la liberté avait coûté de chagrin et de larmes,
brisé de vies, tu le taisais,
et voici que résonne l’obscur bruit des armes.
;
Hugo Claus – Contre le mur (Exercice 1)

.

.
Poèmes
traduit du Néerlendais par Marnix Vincent
Ed. L’AGE D’HOMME
Porte-bonheur – (Susanne Derève) –

.
Un éclat fauve entre les branches : rouge-queue porte bonheur.
Le couple est de retour; du faîte du tilleul jaillit le chant
mélodieux du mâle.
Telle frénésie ce soir, rossignol des murailles,
l’amour est-il un doux rêve d’oiseau ?
Bientôt viendront les hirondelles, attardées dans les roselières,
mais la mienne est si loin,
dans un pays de mousson et d’orages qui ne connaît pas
de printemps.
Quel pays portera la poussière de leurs ailes ?
Non pas celui de mon oiselle, dont l’aile était si douce
et la voix chantait clair, je m’en souviens.
.
Nâzim Hikmet – ( A propos du Mont Uludag) –

Voilà sept ans que nous nous fixons les yeux dans les yeux cette montagne et moi. Et nul ne bouge ni elle ni moi. On se connaît pourtant de près. Elle sait rire et se fâcher comme tout ce qui vit pour de vrai. Pourtant surtout en hiver surtout la nuit surtout quand le vent souffle du sud avec ses pics neigeux ses forêts de pins ses alpages ses lacs gelés elle remue légèrement dans son sommeil et l’ermite qui habite tout là-haut avec sa longue barbe en désordre et sa robe volant au vent dévale vers la plaine en hurlant en hurlant devant le vent Et parfois surtout en mai, au point du jour toute bleue, sans bornes ni limites immense, heureuse et libre elle s’élève, pareille à un monde nouveau. Et il y a des jours, parfois où elle ressemble à son image sur les bouteilles de limonade... Et je devine que dans l’hôtel que je n’ai jamais vu mesdames les skieuses boivent du cognac en prenant du bon temps avec messieurs les skieurs. Et il y a des jours où l’un de ces montagnards aux sourcils noirs et au large pantalon bouffant de bure jaune égorgeant son voisin sur l’autel de la sacro-sainte propriété devient notre hôte pour passer quinze ans à la chambrée numéro dix-sept...
1947
(Dominant sa prison, l’Uludag, Mont Olympe de Bithynie , a été pour Nâzim Hikmet une image obsédante.) . .
Nostalgie
dessins originaux d’Abidine
Editions fata morgana
Lot – (Susanne Derève)

.
Le pépiement désenchanté d’un moineau
couvert par le joyeux fracas
de la rivière.
.
Lot impétueux des lendemains de pluie,
les pierres sous la surface, plus larges
que ma paume, brillent
comme de grandes pièces d’or au soleil,
.
et dans ma paume deux violettes
cueillies près du vieil arbre
où s’éreinte l’oiseau.
.
Sándor Petőfi – Nuages (extraits)

.
J’aimerais laisser là…
J’aimerais laisser là ce monde lumineux,
Sur lequel j’aperçois tant de points ténébreux.
Je voudrais pénétrer dans la forêt sans borne,
Où jamais je ne trouverais personne, personne !
Là-bas, j’écouterais le murmure des feuillages,
Là-bas, j’écouterais le bruissement des flots
Et le chant des oiseaux,
En contemplant l’armée nomade des nuages,
En contemplant le soleil qui se lève et qui tombe…
Jusqu’à ce que moi-même enfin aussi succombe.
.
.
La vie ne me touche pas…
La vie ne me touche pas davantage
Qu’une casserole brisée,
Jetée loin des cuisines, dont un mendiant sans âge
Pourlèche les restes desséchés.
.
.
Derrière moi, la belle forêt bleue du passé…
Derrière moi, la belle forêt bleue du passé,
Devant moi, les beaux semis verts de l’avenir ;
Toujours loin, sans me distancer,
Toujours près, sans que je puisse y parvenir.
Ainsi, sur la grand-route, je vais errant,
Dans ce désert luxuriant,
Abattu et toujours errant
Au sein de l’éternel présent.
.
.

Sándor Petőfi ( 1823-1849) , héros de la Révolution de 1848 , mort en combattant ,
est l’un des plus grands poètes de la littérature hongroise.
Nuages et autres poèmes
traduit par Guillaume Métayer
Editions Sillage
Petite mère (3) – ( Susanne Derève) –

.
Petite Mère qui fredonnes,
tu tiens entre tes bras une poupée de chiffons
et tu fredonnes
Vieille, si vieille tu es,
tu en oublies que tes bras m’ont bercée,
tu en oublies jusqu’à mon nom,
comme ces fleurs de givre
que la nuit a semées et que le jour défait,
tu en oublies les mots de la chanson
et le chant lui-même s’efface, petite Mère,
t’abandonne,
et c’est moi , à présent , qui doucement fredonne
.
.
« Pas le temps » – ( Susanne Derève) –

.
Ça crie, ça crie dans la rue
« Pas le temps, pas le temps ! » .
.
Silencieuse et grise,
tu tires frileusement une dernière bouffée de ta clope
dans l’encoignure d’une porte silencieuse et grise,
avant de rejoindre d’un pas traînant celui
qui de ses bras trop courts
mouline impatiemment le vide
et crie vers toi :
« Pas le temps , pas le temps ! ».
.
Nicolas Bouvier – Les Indes galantes –

.
Nombril du continent
Poumon léger du monde et poussière douce au pied
Cette route a beaucoup pour elle
dans tous les axes de la boussole
c’est l’espace et l’éternité
savanes couleur de cuir
vautours en rond dans le ciel cannelle
villages verts autour d’une flaque
dieux érectiles couverts de minium
et de papier d’argent
cités croulantes, tarabiscotées
et regards qui croisent le tien
jusqu’à l’écœurement
Tu te pousses à petite allure
un mois passe comme rien
tu consultes la carte
pour voir où t’a mené la dérive du voyage
deltas vert pâle comme des paumes ouvertes
plissements bruns des hauts plateaux
les petits cigares noués d’un fil rouge
ne coûtent que cinq annas la botte
où irons-nous demain ?
A la gare de Bezwada
tu as dormi sur un banc
tu sentais dans tes reins le poids de la journée
des quatre coins de la nuit les locomotives
arrivaient
en meuglant comme des navires
paraphes de nacre sur les eucalyptus
La lune montante était si pleine
et la vie devenue si fine
qu’il n’était ce soir-là
plus d’autre perfection que dans la mort
Solarpur, Inde centrale
Genève, 1978



1- Nicolas Bouvier à la terrasse d’un hôtel à Téhéran ; 2 et 3 – Tabritz (Azerbaïdjan iranien, hiver 1953-54)
Tabriz
Plumage de givre sur la vitre
la bûche d’acacia tinte comme porcelaine
l’encre est solide dans l’encrier
souffle dans tes doigts
tends l’oreille
C’est dans la mandorle de cet hiver perdu
dans l’auréole jaune du pétrole
dans le cocon enfoui de ta jeunesse
que tu as appris à épeler
un des noms secrets du bonheur
Friches noires
le sol gèle aussi dur que verre
poids de la neige
ville bancale
gesticulants vergers griffus
secrets du monde ancien aussitôt reperdus
Ce que le corbeau dit à la corbelle
quand l’éther du froid fait tituber nos ombres
l’évêque ne l’entendra pas
même au jour de la Danse des morts
Genève, 1977
* mandorle : figure en forme d’ovale ou d’amande dans laquelle s’inscrivent
des personnages sacrés
Le dehors et le dedans
Editions ZOE
Promenade – (Susanne Derève) –

.
Il chemine
Le chemin le précède, bondit à flanc de roche,
enjambe la rivière
et c’est un pont soudain, dont les pierres disjointes
sont envahies de mousses,
puis le village, enfoui dans un repli doré du Causse
où le soleil s’attarde au milieu des vergers.
Il se rappelle avoir observé tout le long du sentier
qui longe le Lot de jeunes arbres fruitiers
fraîchement plantés.
.
Il s’imagine,
loin de l’hiver, reprendre ce chemin
pour en grappiller les fruits mûrs
– poires, coings, cerises –
cerises surtout, en mémoire des bigarreaux volés
de l’enfance,
des mains, des genoux éraflés aux grillages,
des cris, du cœur affolé de la fuite,
– pour finir , ce n’étaient jamais plus de quelques
cerises échappées à la débandade,
écrasées, aigres, doucereuses –
.
Le Lot, fringant des soubresauts de l’hiver,
le sol clair et sonore du sentier.
Au dessus de Changefège, le ciel lui semble
d’un bleu trop pur de photographie truquée,
une fraîcheur nouvelle monte de la rivière
et le fait frissonner,
Il sent le chemin docile sous son pas,
uni, dompté, cueille
dans l’ombre qui s’avance une violette hâtive,
se résout à rentrer.
.
.
Rainer Maria Rilke – Le livre d’heures –
.
_ Tu vas et viens. Les portes se referment
avec plus de douceur, et sans un souffle presque.
Tu es de tous le plus silencieux,
qui vont par les maisons silencieuses.
.
On peut si bien s’habituer à toi
qu’on ne relève plus les yeux du livre
quand ses images s’embellissent,
bleuissant sous ton ombre ;
car les objets te font écho sans trêve,
mais tantôt en sourdine et tantôt à voix haute.
.
Souvent quand je te vois en songe
se multiplie ta stature totale ;
tu vas comme un troupeau de clairs chevreuils
et je suis la ténèbre et la forêt.
.
Tu es comme une roue et je me tiens près d’elle :
de tes nombreux essieux obscurs
sans cesse il en est un qui redevient plus lourd
et se tourne un peu plus vers moi,
et mes travaux consentants croissent
de retour en retour.
.
.
Le vent du retour
traduit par Claude Vigée
Arfuyen
Miettes – (Susanne Derève) –

.
.
Des brisures du rêve, voilà ce qu’il nous reste,
la sueur des baisers,
le ruban argenté d’une bave d’escargot
après la pluie …
Un seul rayon de lune n’a jamais fait pâlir la nuit.
.
.
Vague à l’âme – Susanne Derève –

Vague à l’âme, baguenaude,
le frisson d’une flaque au milieu du pavé :
se peut-il que le grand vent rugissant
de la mer agonise à mes pieds
comme un marin à quai
qui tournerait le dos au vieux rêve du large ?
Le canal Saint-Martin – ( Susanne Derève – René Chabrière)


.
extrait de : Le calendrier de l’avAnt et de l’Après (écritures communes ou en écho)
Encore – (Susanne Derève) –

Encore dit la pluie, encore me dit le vent
et leur plainte
dans les rameaux de cendre de l’hiver,
dans le lit assoiffé du torrent sonne
comme un long cri où s’éboulent les pierres.
Roses fanées de Décembre : les doigts du givre
ce matin façonnaient leurs corolles sèches
de délicates enluminures.
C’est ainsi le temps s’emploie à nous duper.
La main d’où volait la semence des blés,
le geste auguste : ensevelis, abandonnés
aux strates de l’oubli, à leur sceau blanc
de neige ensommeillée.
Au long des prés, les passereaux volages
désertent les sentiers.
Mais les miens, mes moineaux égayés,
je leur tiens au chaud un nid de paille
sous la grange.
Pour peu qu’ils y reviennent, je chanterai
leur louange, encore.