voir l'art autrement – en relation avec les textes

Archives d’Auteur

Gérard Titus-Carmel – Voici une échappée (De craie) –


Mongolie – photo Laura Tastayre (Terra Wairua)

.

voici une échappée à ce jour dans l’horizon

ne ressemblant à aucune autre     il est dit

que je m’éloigne à présent        il est dit

voilà l’étendue mongole

.

pourquoi faut-il

que le récit de mon rêve

s’enchasse à ce point dans le récit

de ton rêve

.

à ce point si exactement

qu’à la fin même le compte de nos os

ne nous satisfait plus      car vois-tu Taïeb

tu t’impatientes     ce geste las

& violent      tu balaies les agates

d’un geste qui en dit long

.

il dit ce geste

Je suis mort aux tumultes du monde

.

.

La tombée

Fata Morgana (1987)

**

Photo : Laura Tastayre

https://un-monde-a-velo.com/interview-laura-france-mongolie/


Photographie – (Susanne Derève) –


Robert Doisneau – Portraits de famille

.

Photographie qui était nous,

que je ranime d’un regard,

d’un regret,

du battement d’un cœur qui n’est pas chair,

sang, mais le nœud lancinant de l’amour.

.

Désormais perdus pour l’enfance,

voués aux éclatantes couleurs du monde

et du voyage, ils sont.

Ainsi, l’oiseleur rend l’oiselet au vent,

surpris de son aisance à gagner les couloirs

du ciel, et de la vigueur de ses ailes.

.

Ce temps passé fut nuée de jours heureux,

– cirrus, ouate, tendresse,

pluie bienfaisante des orages d’été –

Ce que nous avons consumé d’amour :

inépuisable mue de printemps, fruits rouges,

feux de Saint-Jean.

.

Nous reste la chaleur des voix, l’élan d’un corps

qui reconnaît les siens – baisers-

et l’absence palpable, pareille à ces formes de glaise 

qui prennent vie et puis s’effondrent, rebelles,

entre les doigts.   

  


L’angoisse des saules – (Susanne Derève) –


Claude Monet, saule pleureur (Paris, musée d’Orsay).

.

Etait-ce l’angoisse impérissable qui ployait

les branches des saules,

– l’éternelle frayeur de vivre –

ou bien la mienne, nomade,

cherchant à poser quelque part

l’encombrant bagage des mots ?

.

Car les mots vaguaient sans ambages,

sans nul autre chemin que celui du souvenir,

et le souvenir en d’étranges contrées

cherchait sa route, gréait de vieux rêves

au passage, rapiéçait de laine son costume élimé

et de ses bras trop courts, pierre à pierre,

montait le fabliau.

.

Tandis que vous … crédules comme des bois d’église,

n’aviez rien vu, rien entendu que la volée stridente

des cloches à midi,

quand il fallait prêter l’oreille au vent lugubre

des sanglots que versait tristement le feuillage

des saules, à fleur d’eau.

.


Un lumineux avril – (Susanne Derève)-


photomontage RC

.

Ce dont je m’émerveille, en ce lumineux Avril ,

c’est de m’émerveiller encore,

 

des papillons juvéniles du feuillage

et de la profusion des tulipes, une traîne vivace

dans l’herbe du jardin, brodée de rouges et d’ors

par une main ancienne.

 

Main inconnue, qui agenças habilement les formes

et les couleurs de ce jardin champêtre,

nous voici liées, à travers les années,   

par l’éphémère miracle du printemps.                                                                                                              

.


Nicolas Deleau – Epiphanies (extraits) –


Photo Eric Tourneret – Les routes du miel (Ethiopie)

1.
Et il lui dit :
Nous irons dans le Tigré.
Ce sera le matin ; la lumière baignera crue
nos gestes engourdis et l’on sentira, imperceptible,
ce frémissement que prennent parfois les paysages
familiers : un départ !

Nous embarquerons, chacun se calera pour la route.

Nous quitterons ensemble ces collines au flanc
desquelles se mêlent les échos perdus de la ville
et des hyènes. Nous longerons les routes,
interminablement, jusqu’aux plaines arides.

Mais ils étaient là, juste là; et des promesses,
tels les moutons qu’abrite l’ombre de midi,
se nichaient patientes contre leur seuil.

3.
Chargés de bidons jaunes ou rouges,
chargés de fagots de bois trois fois grands
comme les femmes qui les portent, chargés de
bâtons, de fusils, de la marche d’un troupeau,
d’un ballot de bijoux d’argent ou de sacs de
semences, de poteries, chargés – et qui cheminent.

Ici, on va.
Peuple de marcheurs, peuple en route,
peuple pastoral, à la frange – juste à la frange.
A merci.
Au moindre caprice du climat.
Peuples précaires, infiniment : portez !

Exodes sans destination. Exodes massifs,
exodes vespéraux, sous l’œil rond du soleil,
entre les ombres. Exodes en chapelets, isolés,
en familles, en bandes, en armes –
Anes de bât,
Dromadaires,
Calèches gémissantes,
Foins, bois, eau, et ce que l’on vendra plus
loin, et les rumeurs encore trop lointaines
des marchés que l’on devine,

Et les bâtons sur les épaules soutiennent les
mains fatiguées – silhouettes crucifiées, pai-
sibles – et les futas volent aux vents solaires.
Les armes brillent.

4.

J’ai vu l’argent à leurs oreilles, leurs che-
veux de jais de dentelle, le ciel de nuit posé
sur leurs peaux sombres, ceignant leurs yeux,
feux follets.
Ici, maintenant.
Et partout cette quiétude, et partout cette
sollicitude qui – digne, courtoise, distante –
bondit , mord le ventre et ne lâche plus.

9.

Dehors, la nuit s’était alourdie de brume;
j’ai marché, transi, gorge et ventre brûlants,
guettant les gros yeux jaunes des taxis sans savoir
si je cherchais à les éviter ou à les héler.
Je me souviendrai longtemps de ces vieilles
Lada bleues et blanches, brinquebalantes,
empestant l’essence et grimpant crachotantes
-étemels derniers râles – jusqu’aux pentes
sans lumière de nos quartiers.
Havres d’un soir.
Le confort d’un siège défoncé, mais au sec;
un peu de musique; la main paisible d’un guide
qui lâche un instant le volant et cherche,
dans le noir, une tige de khat dans le gros
bouquet posé à la place du mort.

Je serai bientôt chez nous. Je me blottirai
contre toi et te raconterai, demain,
cette sourde envie de pleurer qui m’étreint.

.

Revue apulée 2016
.1 Galaxies identitaires
p 182-191
traduit en amharique par Brooke Beyene et François Morand

Ici, texte intégral avec sa traduction en amharique

lire également quelques reflexions sur la traduction en amharique des Epiphanies de Pierre Deleau



	

Prémices – (Susanne Derève) –


Hanoï – 2016

.

Ce qui importait était le voyage

ventre du futur

autre temps autre lieu

qui nous réunirait

              **

Les noms des villes empreints

de douceur

claquaient parfois

la langue la nôtre était impuissante

à en reproduire les inflexions

alors que sa musique d’autrefois

chantait encore à nos oreilles

             **

Retrouver les bruits les voix                                 

les klaxons le vacarme

et le ton de ce verbe inconnu qui résonne

navigue doucement dans l’aigu du rire

.


Autre printemps – ( Susanne Derève) –


Philippe Cognée – Champs de colza vus du train-

.

Autre printemps.
Les couleurs claquent, violentes, comme une toile
au vent,
le jaune racoleur du colza et le vert pimpant
des prairies : pas besoin de soleil.

Sous le bleu implacable du ciel, seul un fin nuage
de poussière, dans le sillage des engins,
vient troubler le parfait agencement des cultures :
la puante odeur du lisier.

Les pâles fleurs des églantiers portent déjà leur fin.
Les fruits rouges leur feront bientôt de sanglants haillons
dans les bosquets.

.


Petite mère (4) , fantômes (Susanne Derève)


Jean Fautrier – Femme dans la nuit

.

Je n’ai nul besoin de fantômes.

Petite Mère arpente pour moi les couloirs

du temps à pas menus,

frôlant d’autres spectres aux mains vides.

Les rives du Léthé sont des jardins

d’ombres arides, d’épaves chancelantes,

essarts de blanche hermine ensemencés

d’oubli.

.

.


Rose Ausländer – Ni foyer ni tonneau –


Daniil Arkhipenko – Paysage avec cercle de cuivre 2019

En fuite
passer la nuit
dans le camp des étoiles

Ni foyer
ni tonneau

A quai
sont les bateaux

Pays dans la
poche
mouches de cuivre
sur la peau

L’or
enterré dans la montagne

Nous avons
steppes et océans
vagues et grêle
ni foyer
ni tonneau

.

.

Auf der Flucht
übernachten
im Sternenlager

Kein Heim
keine Tonne

Am Kai
stehen Schiffe

Lânder in der
Tasche
Kupferfliegen
auf der Haut

Das Gold
Begraben im Berg

Wir haben
Steppen und Ozeane
Wellen und Hagel
kein Heim
keine Tonne

.

ich spiele noch – je joue encore

traduction alba chouillou

LE BOUSQUET-LABARTHE éditions


Poème champêtre – Susanne Derève –


Ernest QUOST – Fleurs de Pâques (1890)

Porte qui grince,
les gonds rouillés et le bois mort,
le bois vert du printemps,
cet onguent de la solitude.

La nature n’aime rien moins
que les âmes esseulées.

Au fil des ans dans la prairie,
les fleurs rendues à la nature essaiment
en légers troupeaux de corolles,
en cavalcade agreste dans l’herbe
du jardin – primevères, violettes
et les clairons d’or des jonquilles –

Telle opulence, est-ce fausse innocence ?
Bonheur, l’instant où nous pénètre à ce point la beauté
qu’elle nous possède tout entier ?

Sous-bois de l’éphémère, veille jalouse, en robe pâle
les jacinthes, que trahit leur parfum, dressent
sur leur hampe fragile une pure fleur étoilée.

Ce monde nous oblige, dans son intime perfection,
à lui rendre des comptes, de ce que nous avons trahi
de lui et de nous-mêmes.


Anniversaire – (Susanne Derève)


Robert Mapplethorpe – Tulip

.

à ma fille ,

*

Grand galop de printemps,

la course des jonquilles s’épuise

dans la prairie. 

Les jaunes passent,

et les rouges entrent en scène,

fragile passacaille qu’entament les tulipes

au vent d’Avril,

le pur ovale de leur globe m’évoque  

ton visage, 

Fleur  de 25 années ce matin. 

*


Cees Nooteboom – Personnage –


Robert Delaunay – Paysage au disque solaire

.

La fleur de l’hibiscus dure une journée,
étoile de feu fugace dans la controverse
du ciel et du jardin, l’homme y est un corps
qui se défend, comme toute fleur.

Ce qu’il ignore : combien tout cela est vrai.
Est-il bien là, ce personnage
qui reste dehors dans l’ultime clarté des étoiles,
ne voit pas la fleur, se brûle
à la lumière froide et dans l’éphémère
matin ramasse des fleurs sur
une terre noire et cède devant la violence
du soleil ?

Le sens du deuil qui prolifère en lui
commémore un ami, une amitié
qui perd sa mesure
parmi tant de flétrissure.

Qu’est-ce qui reste là, un homme ou un poème ?

Le facteur en chemise jaune vient à vélo jusqu’à la grille,
conte le monde, délivre sa lettre
à un vivant, ne sait rien du deuil ou de l’âme.
Il voit les fleurs rouges à terre,
dit « il va faire chaud aujourd’hui »,
puis disparaît dans la lumière

et ce poème.

.

Le visage de l’œil
poèmes traduits du néerlandais par Philippe Noble
Actes sud

.


L’obscur bruit des armes – (Susanne Derève) –


Georges Seurat – L’arc en ciel – étude pour ‘ Les baigneurs à Asnières ‘ 1883 –

;

Arc-en-ciel
qu’estompe peu à peu le retour de l’averse,
tel un visage enseveli.

Le tien, pas un jour n’a terni sous la brisure
des tombes,
attentif et paisible ,
un paysage aimé dans sa livrée d’automne,
sa douce peau de printemps,

où chaque chose chèrement conquise
avait trouvé sa place :
le mimosa d’hiver et les lilas de Mai,
l’arche du pont enjambant la rivière,
et la rivière dans ses méandres
léchant le flanc gris des hameaux.

Mais du souffle du vent
naissait parfois un douloureux écho,
le souvenir d’anciens printemps ruinés de cendres
et de sanglots, ce crève-coeur,
ce que la liberté avait coûté de chagrin et de larmes,
brisé de vies, tu le taisais,

et voici que résonne l’obscur bruit des armes.

;


Hugo Claus – Contre le mur (Exercice 1)


Vera PAGAVA – Le mur d’école à Tiflis

.

.

Poèmes

traduit du Néerlendais par Marnix Vincent

Ed. L’AGE D’HOMME


Porte-bonheur – (Susanne Derève) –


Jean-Paul Riopelle, L’Isle heureuse, 1992

.

Un éclat fauve entre les branches : rouge-queue porte bonheur. 
Le couple est de retour; du faîte du tilleul jaillit le chant
mélodieux du mâle.

Telle frénésie ce soir, rossignol des murailles,
l’amour est-il un doux rêve d’oiseau ?

Bientôt viendront les hirondelles, attardées dans les roselières,
mais la mienne est si loin,
dans un pays de mousson et d’orages qui ne connaît pas
de printemps.

Quel pays portera la poussière de leurs ailes ?
Non pas celui de mon oiselle, dont l’aile était si douce
et la voix chantait clair, je m’en souviens.

.


Nâzim Hikmet – ( A propos du Mont Uludag) –


Arkhip Kuindzhi – Cimes enneigées -1895
Voilà sept ans que nous nous fixons
les yeux dans les yeux
cette montagne et moi.
Et nul ne bouge       ni elle
				ni moi.
On se connaît pourtant de près.
Elle sait rire et se fâcher
comme tout ce qui vit pour de vrai.

Pourtant
	surtout en hiver
	surtout la nuit
	surtout quand le vent souffle du sud
avec ses pics neigeux
	ses forêts de pins
	ses alpages
	ses lacs gelés
elle remue légèrement dans son sommeil
et l’ermite qui habite tout là-haut
avec sa longue barbe en désordre
et sa robe volant au vent
dévale vers la plaine en hurlant
		en hurlant devant le vent
Et parfois
	surtout en mai, au point du jour
	toute bleue, sans bornes ni limites
	immense, heureuse et libre
elle s’élève, pareille à un monde nouveau.

Et il y a des jours, parfois
où elle ressemble à son image sur les bouteilles de
limonade...

Et je devine que dans l’hôtel que je n’ai jamais vu
mesdames les skieuses boivent du cognac
en prenant du bon temps avec messieurs les skieurs.

Et il y a des jours
où l’un de ces montagnards aux sourcils noirs
et au large pantalon bouffant de bure jaune
égorgeant son voisin sur l’autel de la sacro-sainte propriété
devient notre hôte
pour passer quinze ans à la chambrée numéro dix-sept...


1947

(Dominant sa prison, l’Uludag, Mont Olympe de Bithynie , a été pour Nâzim Hikmet une image obsédante.) . .

Nostalgie

dessins originaux d’Abidine

Editions fata morgana


Lot – (Susanne Derève)


John Singer Sargent – Brook and meadow –

.

Le pépiement désenchanté d’un moineau

couvert par le joyeux fracas

de la rivière.

.

Lot impétueux des lendemains de pluie,

les pierres sous la surface, plus larges

que ma paume, brillent

comme de grandes pièces d’or au soleil,

.

et dans ma paume deux violettes

cueillies près du vieil arbre

où s’éreinte l’oiseau.

.


Sándor Petőfi – Nuages (extraits)


Edouard Vuillard – Nuage blanc sur la forêt –

.

J’aimerais laisser là…

J’aimerais laisser là ce monde lumineux,
Sur lequel j’aperçois tant de points ténébreux.
Je voudrais pénétrer dans la forêt sans borne,
Où jamais je ne trouverais personne, personne !
Là-bas, j’écouterais le murmure des feuillages,
Là-bas, j’écouterais le bruissement des flots
Et le chant des oiseaux,
En contemplant l’armée nomade des nuages,
En contemplant le soleil qui se lève et qui tombe…
Jusqu’à ce que moi-même enfin aussi succombe.

.

.

La vie ne me touche pas…

La vie ne me touche pas davantage
Qu’une casserole brisée,
Jetée loin des cuisines, dont un mendiant sans âge
Pourlèche les restes desséchés.

.

.

Derrière moi, la belle forêt bleue du passé…

Derrière moi, la belle forêt bleue du passé,
Devant moi, les beaux semis verts de l’avenir ;
Toujours loin, sans me distancer,
Toujours près, sans que je puisse y parvenir.
Ainsi, sur la grand-route, je vais errant,
Dans ce désert luxuriant,
Abattu et toujours errant
Au sein de l’éternel présent.

.

.

Sándor Petőfi ( 1823-1849) , héros de la Révolution de 1848 , mort en combattant ,

est l’un des plus grands poètes de la littérature hongroise.

Nuages et autres poèmes

traduit par Guillaume Métayer

Editions Sillage


Petite mère (3) – ( Susanne Derève) –


Anna Ancher – Mère de l’artiste –

.

Petite Mère qui fredonnes,
tu tiens entre tes bras une poupée de chiffons
et tu fredonnes

Vieille, si vieille tu es,
tu en oublies que tes bras m’ont bercée,
tu en oublies jusqu’à mon nom,

comme ces fleurs de givre
que la nuit a semées et que le jour défait,
tu en oublies les mots de la chanson

et le chant lui-même s’efface, petite Mère,
t’abandonne,

et c’est moi , à présent , qui doucement fredonne

.

.


« Pas le temps » – ( Susanne Derève) –


Femme à la cigarette – Laurent Delhourme –

.

Ça crie, ça crie dans la rue

« Pas le temps, pas le temps ! » .

.

Silencieuse et grise,

tu tires frileusement une dernière bouffée de ta clope

dans l’encoignure d’une porte silencieuse et grise,

avant de rejoindre d’un pas traînant celui

qui de ses bras trop courts

mouline impatiemment le vide

et crie vers toi :

« Pas le temps , pas le temps ! ».

.


Nicolas Bouvier – Les Indes galantes –


Photographie Nicolas Bouvier – En route vers l’est après la fonte des neiges, Azerbaïdjan, printemps 1954

.

Nombril du continent
Poumon léger du monde et poussière douce au pied

Cette route a beaucoup pour elle
dans tous les axes de la boussole
c’est l’espace et l’éternité
savanes couleur de cuir
vautours en rond dans le ciel cannelle
villages verts autour d’une flaque
dieux érectiles couverts de minium
et de papier d’argent
cités croulantes, tarabiscotées
et regards qui croisent le tien
jusqu’à l’écœurement

Tu te pousses à petite allure
un mois passe comme rien
tu consultes la carte
pour voir où t’a mené la dérive du voyage
deltas vert pâle comme des paumes ouvertes
plissements bruns des hauts plateaux
les petits cigares noués d’un fil rouge
ne coûtent que cinq annas la botte
où irons-nous demain ?

A la gare de Bezwada
tu as dormi sur un banc
tu sentais dans tes reins le poids de la journée
des quatre coins de la nuit les locomotives
arrivaient
en meuglant comme des navires
paraphes de nacre sur les eucalyptus

La lune montante était si pleine
et la vie devenue si fine
qu’il n’était ce soir-là
plus d’autre perfection que dans la mort

Solarpur, Inde centrale
Genève, 1978

1- Nicolas Bouvier à la terrasse d’un hôtel à Téhéran ; 2 et 3 – Tabritz (Azerbaïdjan iranien, hiver 1953-54)

Tabriz

Plumage de givre sur la vitre
la bûche d’acacia tinte comme porcelaine
l’encre est solide dans l’encrier
souffle dans tes doigts
tends l’oreille
C’est dans la mandorle de cet hiver perdu
dans l’auréole jaune du pétrole
dans le cocon enfoui de ta jeunesse
que tu as appris à épeler
un des noms secrets du bonheur

Friches noires
le sol gèle aussi dur que verre
poids de la neige
ville bancale
gesticulants vergers griffus
secrets du monde ancien aussitôt reperdus

Ce que le corbeau dit à la corbelle
quand l’éther du froid fait tituber nos ombres
l’évêque ne l’entendra pas
même au jour de la Danse des morts

Genève, 1977

* mandorle : figure en forme d’ovale ou d’amande dans laquelle s’inscrivent

des personnages sacrés

Le dehors et le dedans
Editions ZOE


Promenade – (Susanne Derève) –


Les Salelles (Lozère)

.

Il chemine

Le chemin le précède, bondit à flanc de roche,

enjambe la rivière

et c’est un pont soudain, dont les pierres disjointes

sont envahies de mousses,

puis le village, enfoui dans un repli doré du Causse

où le soleil s’attarde au milieu des vergers.

Il se rappelle avoir observé tout le long du sentier

qui longe le Lot de jeunes arbres fruitiers

fraîchement plantés.

.

Il s’imagine,

loin de l’hiver, reprendre ce chemin

pour en grappiller les fruits mûrs

– poires, coings, cerises –

cerises surtout, en mémoire des bigarreaux volés

de l’enfance,

des mains, des genoux éraflés aux grillages,

des cris, du cœur affolé de la fuite, 

– pour finir , ce n’étaient jamais plus de quelques

cerises échappées à la débandade,

écrasées, aigres, doucereuses –

.

Le Lot, fringant des soubresauts de l’hiver,

le sol clair et sonore du sentier.

Au dessus de Changefège, le ciel lui semble

d’un bleu trop pur de photographie truquée,

une fraîcheur nouvelle monte de la rivière

et le fait frissonner,

Il sent le chemin docile sous son pas,

uni, dompté, cueille

dans l’ombre qui s’avance une violette hâtive,

se résout à rentrer.

.

.


Rainer Maria Rilke – Le livre d’heures –


.

_ Tu vas et viens. Les portes se referment

avec plus de douceur, et sans un souffle presque.

Tu es de tous le plus silencieux,

qui vont par les maisons silencieuses.

.

On peut si bien s’habituer à toi

qu’on ne relève plus les yeux du livre

quand ses images s’embellissent,

bleuissant sous ton ombre ;

car les objets te font écho sans trêve,

mais tantôt en sourdine et tantôt à voix haute.

.

Souvent quand je te vois en songe

se multiplie ta stature totale ;

tu vas comme un troupeau de clairs chevreuils

et je suis la ténèbre et la forêt.

.

Tu es comme une roue et je me tiens près d’elle :

de tes nombreux essieux obscurs

sans cesse il en est un qui redevient plus lourd

et se tourne un peu plus vers moi,

et mes travaux consentants croissent

de retour en retour.

.

.

Le vent du retour

traduit par Claude Vigée

Arfuyen


Miettes – (Susanne Derève) –


Francesco del Cossa – « Le regard de l’escargot » (détail)

.

.

Des brisures du rêve, voilà  ce qu’il nous reste,

la sueur des baisers,

le ruban argenté d’une bave d’escargot

après la pluie …

Un seul rayon de lune n’a jamais fait pâlir la nuit.

.

.


Vague à l’âme – Susanne Derève –


Photo RC – Brest , port de commerce

Vague à l’âme, baguenaude,
le frisson d’une flaque au milieu du pavé :

se peut-il que le grand vent rugissant
de la mer agonise à mes pieds
comme un marin à quai
qui tournerait le dos au vieux rêve du large ?


Le canal Saint-Martin – ( Susanne Derève – René Chabrière)


Le canal Saint-Martin – Willy Ronis –

.

extrait de :  Le calendrier de l’avAnt et de l’Après (écritures communes ou en écho)


Encore – (Susanne Derève) –


(photo perso )

Encore dit la pluie, encore me dit le vent
et leur plainte
dans les rameaux de cendre de l’hiver,
dans le lit assoiffé du torrent sonne
comme un long cri où s’éboulent les pierres.
 
Roses fanées de Décembre : les doigts du givre
ce matin façonnaient leurs corolles sèches
de délicates enluminures.
C’est ainsi le temps s’emploie à nous duper.

La main d’où volait la semence des blés,
le geste auguste : ensevelis, abandonnés
aux strates de l’oubli, à leur sceau blanc
de neige ensommeillée.
 
Au long des prés, les passereaux volages
désertent les sentiers.
Mais les miens, mes moineaux égayés,
je leur tiens au chaud un nid de paille
sous la grange.
Pour peu qu’ils y reviennent, je chanterai
leur louange, encore.