voir l'art autrement – en relation avec les textes

auteurs à découvrir

François Corvol – c’est parti dans les nuages


V

peinture Marc Chagall – costume de Zemphira, pour Aleko

C’est parti dans les nuages
j’éprouve des bonheurs inconnus et familiers
chaque jour renouvelé
chacune de mes journées est merveilleuse
j’ai peine à y croire

VI

Cette vie est semblable à un rêve
j’en ai tant de ces rêves que je n’y vois plus rien
mes yeux distinguent à peine tout ce qu’il y a de réel
je les écoute parler
j’ai du mal à suivre
j’écoute intensément pourtant
mes pensées sont déjà ailleurs
je me sens comme un oiseau flottant
qui n’a pas appris à se poser
les musiques les livres et les films tous aussi nombreux
que les êtres humains qui habitent la terre
sensation de danser dans les choses et les êtres
je fluctue je marche
je divague sur les eaux
j’erre et j’ai quelques brasiers au-dedans
à entretenir
quelques êtres dont je dois prendre soin


François-Xavier Maigre – au loin


photo Jim Goldberg rencontres d’Arles 2009

Au loin
on devinait presque

le souffle concerté des hirondelles
j’avais fendu la nuit

qui me tournait le dos
enfreint la pierre humide des cours

dans la stupeur des sauges
ivre d’un départ

qui n’aurait pas lieu.


Philippe Delaveau – tout est musique


peinture E Vuillard – les collines bleues 1900

Le soleil au pupitre et sa baguette oblique
sur la prairie.
Jusqu’aux petits orchestres des sables
et des fontaines.
Jusqu’aux sous-bois emplis de murmures,
de harpes, de cascades.

Et la philharmonie de l’océan devant les colonnes d’Hercule :
au-delà, c’est Wagner, un mastic incolore.
Mais ici, une salle attentive.

Ils écoutent passionnément gronder
l’express vigoureux de Beethoven
sur la voie qui tressaille
dans le cerveau, profond tunnel.

Sur ces voies qui longent le précipice
du cœur, d’où tout est simple et visible.
Où le signal s’ouvre et se ferme.
Leurs narines frémissent comme dans la colère.
Leurs lèvres gonflent
dans cet amour aussi impérieux
qu’aux corps brûlants, l’orgasme.

L’orchestre en noir et blanc,
et les abeilles grises, étincelles de gris.
La pluie et ses marteaux sur le xylophone de la saison.
Les arbres, frères du violoncelle.
Tout est musique.

C’est vrai, certains ne l’entendent pas.
Ils préfèrent le bruit.
Les robinets des radios gouttent de sons échevelés.
Chutes du Niagara des écrans plats, image sur image.

Certains préfèrent les écouteurs à leurs oreilles
comme l’œillère des chevaux
qui tournaient, tournaient dans les nuits sous la terre.
Sans lune, sans étoiles,
sans feuilles d’arbres.
Mines, sordides catacombes.


Gabriela Mistral – Intima


Toi, ne me presse pas les mains.
Il viendra le temps immuable
où le reposerai, les doigts entrelacés
pleins d’ombre et de poussière.

Et tu diras alors : Je ne peux
t’aimer car déjà ses doigts
se sont égrenés comme des épis mûrs.

Toi, ne baise pas ma bouche.
Il viendra l’instant plein
de lumière déclinante où je serai sans lèvres
sur un sol moite.

Et tu diras :  » Je l’ai aimée, mais je ne peux
plus l’aimer maintenant qu’elle n’aspire
plus le parfum de genêts de mon baiser ».

et je serai oppressée en t’écoutant,
et tu me parleras aveugle et fou,
sur ma main sera sur ton front
quand mes doigts se briseront,
et mon souffle sur ton visage plein
d’angoisse quand il s’éteindra.


Jean-Pierre Voidies – feu d’artifice


Oh ! la belle bleue Ah ! comme elle éclate

Du grand oiseau bleu, c’est la grande patte
Grattant le ciel noir — Gare à nos cheveux !

Le bout de chaque ongle est pointe de feu
L’oiseau merveilleux, de sa patte gratte
Tombant de là-haut, cherchant dans l’espace
Peut-être un perchoir, mais alors s’efface

La patte dorée du grand oiseau bleu.

in « Le Pavillon » (éd. R. Maria)


Gérard Pons – feuilles du repentir


dessin Tristan Lazare

Que nous restera-t-il
sur l’autre rive
qui attendrisse notre exil ?
Sur les rives de nos fleuves
ne tomberont à l’automne
que feuilles de repentir
et sur nos monuments
encadrés par les ronces
d’autres feuilles d’oubli.

Le vent sans emblèmes,
ni drapeaux, ni fanions,
ni oriflammes
n’agite que rameaux
de saules éplorés.
Face aux portes closes
et aux rideaux tirés
sonnent dans la nuit
les pas cadencés de la ronde
aux ordres des éperviers d’acier.

Le lac retiré
au-delà des roseaux
garde jalousement
le reflet de la lune
dont l’image inverse
s’épingle sur le noir.
Le ruisseau murmure une prière
que ne reprennent pas
les herbes immobiles.
Sur le vieil arbre dépouillé
le lierre mourra là
où il s’est accroché.

extrait de la « saison des lendemains « 


Béatrice Douvre – matin d’un vent


peinture Henri-Edmond Cross – la forêt – 1906-07

Les jardins étaient nus, l’herbe était irréelle
Tu allais éveillée, heurtant les orgues verts
Je touchais l’eau de ta douleur
Et tu fus la patience
Le vin dans les demeures
Un vent régnait
J’était le sel et les mains vives
Un vent régnait presque noir
Ô musique
Un sol menaçait ton visage d’amante
Et je songeais, ma face éprise
Infidèle
Ô demeurée dans l’ombre sombre étincelante
A ces oiseaux, fermée dans tes yeux matinaux.


Nathaniel Tarn – tout tremble dans les trois créations


photo perso – îles Penrentian – Malaisie

Front de nuage dans lequel nous glissons,
lèvre bleue en bas qui fait saillie dans la mer,
nez d’une île qui pointe, gigantesque proue,
atterrissage à la surface de la lèvre comme un baiser –
hélices au ralenti, bienvenue des palmes –
en un mouvement de vent qui ne saurait cesser
tant que nos mains soulèvent les montagnes.
Île languissant dans l’air moite,
orage qui monte à l’horizon alentour,
impossible de savoir d’où exactement
mais tout tremble dans les trois créations.


Carl Norac – le goût de traverser


Sur le fleuve, sur les canaux, nous n’avons
nulle autre frontière que la brume.
Devant, il n’y a que des ponts
qui relient ces gens que l’on voit
traverser et dont certains parfois,
étrangement à nos yeux,
rêvent seulement de murs.
Bien sûr, voilà l’écluse, cet ascenseur
au vieux refrain qui suinte,
où les oiseaux jacassent,
le temps de regarder un paysage
moins mouvant, de célébrer
le crépuscule ou le point du jour
qui, aujourd’hui, se rêve en virgule.
« Nulle frontière ! », nous sommes nous
répétés sur la péniche, « Pas même de la langue »
.

Car, soudain, on vous hèle de la rive,
on comprend ou on ne comprend pas,
sinon que le geste se ressemble,
simple principe de la main ouverte
au lointain le plus proche.
Si des régions existent à bon droit
et que les cartes qui nous guident
nous le rappellent, nous vivons
également ici, voyageuses, voyageurs,
dans cette volupté de la lenteur
où nous aimons les traverser
aussi libres que la ligne d’eau
et sans écouter les leçons de tous bords.
Sur le fleuve, sur les canaux,
nous n’aurons encore
nulle autre frontière que la brume.

voir le site de Carl Norac – celui-ci est l’auteur également de « une valse pour Billie », dont il y a des extraits sur ce blog.


Jacques Mer – L’inexorable ( extrait )


dessin Martin Beek – msée d’histoire naturelle d’ Oxford

Ô Federico
Dix mille tonnes de silence pèsent sur ta poitrine
Ta vie un désert de feu signé d’absence
Tes regards remontent les foudres à la renverse
Métropolis de songe et de sang
Regards tournant à mille tours minute
Sous le couperet de l’angoisse
Visage comme on crie au feu
Ton corps est transparent d’attente
Torrentiel tocsin de secondes
L’instant éclate soudain comme un œuf
De fous tunnels de clameurs percent ta chair
Et le ciel se lève tout droit en criant
Ton épaule par où tu t’appuyais aux autres
Fraternel
Soudain tombe de toute la hauteur des astres Le monde explose

O Federico
la tête est lourde comme un monde
Cernes des yeux défaits en des typhons d’éléments seuls
Regards à l’intérieur dévoré
ton sang comme une substance de totale douleur
ciircule à travers tes veines
Musclées encore du fou effort de vivre
Et l’horreur court tout le long de ton visage
Comme une grande phrase sans point ni virgule
Ton corps n’est plus attaché qu’à l’extrémité en feu de l’existence
Souvenirs lessive de cris nus Arrachée à l’orage muet du cœur
O Federico que tu es seul dans ta mort
Personne pour t’accompagner pinçant le cœur fou des guitares
Pas même le vent bleu musicien
O mort perdu dans des déserts de fin du monde
Mort qui erres par les territoires de l’impossible
Sous de cruels vocables de glace
Des voyelles de soleil pétrifié
Tu remontes comme un aboiement le long du temps
Les frontières chancellent se descellent
Autour de toi tu sens déjà le gouffre vertigineux de la matière

L’immense rumeur d’océan du règne minéral
Tes pensées lentes fougères arborescentes du néant
Sont prises de douceurs terribles et pures
O mort déjà engagé à mi-corps sous les arcanes de l’éternité
Visage désormais dans sa vérité première
Débarrassé de l’instant et du cri
Visage pris soudain de la folle unité de l’eau

O Federico tu ne connais plus du monde
Que les forces inversement proportionnelles
A l’illimité de ton amour

O Federico
Voyageur des espaces de la mort
Avec mille ponts coupés derrière toi
Et dérivant
L’espoir est à telle distance
Que chaque geste s’annule dans la vanité même de tout
[effort
O Federico la mort est désormais en toi
Comme une rivière qui coule sans eau un oiseau
Qui vole sans ailes
Comme un carrefour de femmes
Qui crient sans voix dans le vent
La distance devient immense entre tes yeux
Où l’on pourrait faire tourner les mondes

curieusement on ne trouve rien sur le net sur cet auteur…


Jean-Claude Vallin – fleurs de peaux pour Norge


Les riens du tout qui nous habillent
ont les poches bourrées de trésors
des bouts de ficelle des billes
nos épices notre Pérou l’or
que charrient les yeux des filles

Au dehors nous paraissons normaux
comme cloches pour la messe
mais à Pâques qui perd le nord
pour qui les bordées les kermesses
qui vient de loin qui va-t-à Rome ?

Au dehors nous sommes des hommes
sociaux comme les zosiaux
mais l’en-dedans curriculum
nous sauve d’être bêtes à zoo

Et nous pouvons aller tout nus
nos doublures ont tant fleuri !
et nous pouvons pleurer toujours
pour démêler les nœuds du rire !


Jacques Dupin – entre la sauge et le lichen , vers les constellations


Nous n’appartenons qu’au sentier de montagne
qui serpente au soleil entre la sauge et le lichen
et s’élance à la nuit, chemin de crête,
à la rencontre des constellations.


Nicolas Deleau – Epiphanies (extraits) –


Photo Eric Tourneret – Les routes du miel (Ethiopie)

1.
Et il lui dit :
Nous irons dans le Tigré.
Ce sera le matin ; la lumière baignera crue
nos gestes engourdis et l’on sentira, imperceptible,
ce frémissement que prennent parfois les paysages
familiers : un départ !

Nous embarquerons, chacun se calera pour la route.

Nous quitterons ensemble ces collines au flanc
desquelles se mêlent les échos perdus de la ville
et des hyènes. Nous longerons les routes,
interminablement, jusqu’aux plaines arides.

Mais ils étaient là, juste là; et des promesses,
tels les moutons qu’abrite l’ombre de midi,
se nichaient patientes contre leur seuil.

3.
Chargés de bidons jaunes ou rouges,
chargés de fagots de bois trois fois grands
comme les femmes qui les portent, chargés de
bâtons, de fusils, de la marche d’un troupeau,
d’un ballot de bijoux d’argent ou de sacs de
semences, de poteries, chargés – et qui cheminent.

Ici, on va.
Peuple de marcheurs, peuple en route,
peuple pastoral, à la frange – juste à la frange.
A merci.
Au moindre caprice du climat.
Peuples précaires, infiniment : portez !

Exodes sans destination. Exodes massifs,
exodes vespéraux, sous l’œil rond du soleil,
entre les ombres. Exodes en chapelets, isolés,
en familles, en bandes, en armes –
Anes de bât,
Dromadaires,
Calèches gémissantes,
Foins, bois, eau, et ce que l’on vendra plus
loin, et les rumeurs encore trop lointaines
des marchés que l’on devine,

Et les bâtons sur les épaules soutiennent les
mains fatiguées – silhouettes crucifiées, pai-
sibles – et les futas volent aux vents solaires.
Les armes brillent.

4.

J’ai vu l’argent à leurs oreilles, leurs che-
veux de jais de dentelle, le ciel de nuit posé
sur leurs peaux sombres, ceignant leurs yeux,
feux follets.
Ici, maintenant.
Et partout cette quiétude, et partout cette
sollicitude qui – digne, courtoise, distante –
bondit , mord le ventre et ne lâche plus.

9.

Dehors, la nuit s’était alourdie de brume;
j’ai marché, transi, gorge et ventre brûlants,
guettant les gros yeux jaunes des taxis sans savoir
si je cherchais à les éviter ou à les héler.
Je me souviendrai longtemps de ces vieilles
Lada bleues et blanches, brinquebalantes,
empestant l’essence et grimpant crachotantes
-étemels derniers râles – jusqu’aux pentes
sans lumière de nos quartiers.
Havres d’un soir.
Le confort d’un siège défoncé, mais au sec;
un peu de musique; la main paisible d’un guide
qui lâche un instant le volant et cherche,
dans le noir, une tige de khat dans le gros
bouquet posé à la place du mort.

Je serai bientôt chez nous. Je me blottirai
contre toi et te raconterai, demain,
cette sourde envie de pleurer qui m’étreint.

.

Revue apulée 2016
.1 Galaxies identitaires
p 182-191
traduit en amharique par Brooke Beyene et François Morand

Ici, texte intégral avec sa traduction en amharique

lire également quelques reflexions sur la traduction en amharique des Epiphanies de Pierre Deleau



	

Colette Daviles-Estinès – trop noir – trop blanc


montage RC avec sculpture de Germaine Richier( musée de Fontevraud )

Trop noir
trop blanc
ce tout poème
son écriture barbelée
Les mots lacèrent
calcinent

Beaucoup de phrases rabotées
– un carnet entier
avant de jucher
haut
l’éternité recluse dans la beauté du soir
et du matin recommencée

Faire ce que je dois :
aquareller
et juste retenir
comme floue, inachevée
une sérénité ivre

Laisser filer les rives
la rivière
les passeurs de comètes

10 avril 2014

Extrait de L’or saisons Éditions Tipaza  » Volets ou vers »
http://voletsouvers.ovh/index.php/2016/05/08/ce-tout-poeme/


Jean-Claude Goiri – Complètement sorti de chez moi


Un jour, je suis complètement sorti de chez moi. Je n’ai rien laissé
derrière. Tout habillé d’outils et d’avenirs, je marchais sans compter
mes pas, le corps à découvert, à portée de tout regard. Je traversais la
route sans arrêt, d’un trottoir à l’autre, bien décidé à me rendre
partout. Et, malgré la grande absence de soleil, je remarquais que je
traînais devant moi mon ombre. Aussi concrète que mon corps, elle
me précédait sans concession, aussi large que j’étais chargé.
Quand une femme s’arrêta sur cette ombre. Je stoppai aussi, je lui fis
face, abasourdi. Elle me proposa de découdre mon ombre en attendant
le soleil, ce qu’elle fit, là, sans tarder, sur le trottoir. J’en profitais pour
lui découdre les lèvres. Elle en profita pour me dire que ce n’était pas
la peine de tout se trimballer quand on sort de chez soi. Mon ombre
sur les bras, elle m’accompagna jusqu’à chez moi. Une fois
complètement rentrés, nous déposâmes l’ombre sur le lit. Et nous en
profitâmes pour découdre les draps.
Depuis ce jour, je ne sors plus jamais complètement de chez nous.


Alain Balussou – nouvelles de mars ( 3 )


Il subsiste, au fond du jardin,
un arbre de peu. Par dédain,
si mal branchu, moche, en survie,
je l’ignorai.
               Là, je l’envie,
ce bancal, laid d’architecture.
Parce que race, la nature
l’a consolé par un feuillage
exubérant ? Pas d’avantage
que d’un vert extraordinaire.
Ni nombreux ni spectaculaires
ses maigres fruits, dans leur époque,
déplaisent et sans équivoque
à qui les recherche éclatants,
tissus végétaux blêmes tant
autour du noyau qu’extérieurs.

Changez vos mises, parieurs :
sur nos lèvres, leur chair livide
aux couleurs pâles insipides
éblouit de son goût pareil
à l’essence ocre des soleils.

                   —–

voir le site d’ A Balussou


Virginie Gautier – A l’approche 01


Si je laisse seulement courir mon regard
en transparence sur ce versant
ce qui commence d’apparaître ce sont
des éperons rocheux
des gorges
des travailleurs armés de pioches
la consistance nouvelle de la lumière
l’ouverture d’un chemin plein ouest
on est tout le temps occupés à dégager le passage
à traverser plusieurs espaces
(l’œil ailleurs
le cœur divisé
le tchakachak dans l’oreille)
en regardant les choses défiler on va
vers un lieu pour nous très
habité.
Couvant l’étendue du regard
attendant qu’ailleurs vienne à soi
ici tout est moins dénivelé, moins vaste :
un faux lac, une flaque
un champ de sable, des empreintes de roues
on s’éparpille tout le temps
on est tout le temps occupés à faire
plusieurs choses à la fois
dans ce livre dont je relis les dernières pages
il est question de prendre le temps (par exemple)
de regarder la mer.

( extrait de cet ouvrage )


Nazim Hikmet – je ne l’ai pas encore dit


installation exposition « intuition » Palais Fortuny Venise 2017

La plus belle des mers
Est celle où l’on n’est pas encore allé.
Le plus beau des enfants
N’a pas encore grandi.
Les plus beaux jours
Les plus beaux de nos jours
On ne les a encore vécus.
Et ce que moi je voudrais te dire de plus beau
Je ne l’ai pas encore dit.


Jacques Dupin – le prisonnier


Terre mal étreinte, terre aride,
Je partage avec toi l’eau glacée de la jarre,
L’air de la grille et le grabat.
Seul le chant insurgé
S’alourdit encore de tes gerbes,
Le chant qui est à soi-même sa faux.

Par une brèche dans le mur,
La rosée d’une seule branche
Nous rendra tout l’espace vivant,

Etoiles,
Si vous tirez à l’autre bout.


Anthony Phelps – Pour ceux que j’aime


montage RC

Dans ma cellule
pour une fleur
je donnerais un vers
Tout un poème
pour un oiseau
et pour la voix de ceux que j’aime
mon don entier de poésie


Armand Dupuy – Un avant-goût de ne rien dire


image-collage Jane Cornwell

Un avant-goût de ne rien dire, ce temps friable autour.
Les images n’apaisent plus, les aplats stagnent.
On repousse les bords, aussi fort que possible, on s’entasse sur ses pieds.
On cherche un espace où loger son charabia, loger l’écume, mais pas d’issue — chut!
Flot ferme, fermé – on écoute ce peu, petit ciel sale et bas, son air déjà lu, même usé.
La brume s’est levée dans la forme, dis-tu, soudain moins étroite.
Alors on cherche ce fantôme, immobile et loin – les restes d’une courbe en tête.
Avec le tissu rayé du sommier, son odeur de paille et de ferraille.
Il reste cette lumière sur les pages et les tempes plus claires.

texte extrait de « Chut! » – recueil « sans franchir » éditions Faï Fioc 2014


Jean-Aubert Loranger – Pulsion vitale


photo Pascal Bandelier

Minuit. La mesure est pleine.
L’horloge rend compte
Au temps de toutes les heures
Qu’on lui a confiées.
L’horloge sonne et fait sa caisse.
La nuit referme ses portes,
Et tous les clochers
Relèvent, au loin, les distances.
J écoute mon cœur
Battre au centre de ma chair.

Jean-Aubert LORANGER « Les Atmosphères »


Sur la surface du dos – ( RC )


photo Perle Valens – voir son site

Ce corps n’a pas d’identité feinte,
il n’a comme images
que celles de légers creux
laissés par l’empreinte
des cailloux sur la plage
qui parsèment les lieux.

Peut-être préfères tu pour confort
les objets métalliques
laissant leur marque de fer:
les sommiers à ressorts
sont particulièrement artistiques
et devraient te plaire.

C’est dû à la position horizontale
d’une sieste immobile
pendant cette après-midi d’été
où chaque sinuosité de métal
laisse son creux fossile

– comme tu pouvais t’en douter -.

C’est à même la peau
que c’est inscrit
comme une signature
sur la surface du dos
qui provoque l’envie
d’en évoquer l’écriture…

Car la chair est tendre
et soumise aux lois physiques
quel que soit notre âge :
il fallait s’attendre
à ce que cela soit la réplique
d’un éphémère tatouage…


Ziâgol Soltâni – mélodie de ma patience


Au nom du miroir, ce soir, libérez-moi
La nuit passée, l’aube venue, appelez-moi
Sur ce rivage où je me suis perdue à moi-même
À moi-même, ramenez-moi
Les bleus sur mes épaules sont les bleus de l’hiver
À la saison du vert printemps, priez pour moi
De la mélodie de ma patience et de mon silence, que savez-vous ?
Le temps d’un souffle, à la flûte associez-moi
Sur l’aile du papillon est écrite la brûlure de la chandelle
De toutes les âmes enténébrées, séparez-moi
La cruauté d’être confinée derrière un voile m’a fait perdre toute patience
Au nom du miroir, ce soir, libérez-moi !

In Le cri des femmes afghanes, © Bruno Doucey, 2022 — Traduction par Leili Anvar – provenance article d’origine:apagraindesel


Titios Patrikios – l’histoire d’Œdipe


Histoire d’Œdipe

Il a voulu résoudre les énigmes
éclairer l’obscurité
dont tous s’accommodent
même si elle les oppresse.

Il n’a pas eu peur
des choses qu’il a vues
mais du refus des autres
de les reconnaître

Resterait-il toujours l’exception ?
Il ne supportait plus la solitude.
Et pour retrouver ses prochains
il a plongé dans ses yeux

profondément les deux agrafes.
À nouveau il distinguait au toucher
ce que personne ne voulait voir.


Georges Jean – l’épaisse nuit


Quand tombe l’épaisse nuit de chair noire
Des fleurs fabuleuses m’étreignent
Sourdes étoiles d’un jardin là-bas
Où l’œil vert du bassin dévore les nuages
Fatidique blessure
Petite main d’enfant Tu te souviens
La terre Le verger tout autour déployé
Tes cheveux Ta robe dénouée Tes genoux
Quand plus tard un fleuve t’écoutait
La route est déserte Le manège éteint
Morte peut-être ou retirée derrière ton seuil
de pierres blanches
Dans la clairière une autre fille était venue
Je lui disais pour toi ton sourire
Elle ouvrit les cuisses doucement
Nous étions sous un hêtre sur les faînes rouges
du dernier automne
Puis plus rien La fumée d’un train dans la campagne
Il faut recommencer en face du présent.


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Maurice Chappaz – bêtes sauvages


« Elle (la beauté) me saisit tellement quand je surprends les bêtes sauvages
– biches, cerfs, chamois ici même, qui traversent
avec un tel incognito les pentes, s’effacent toujours.
Elles ont un abîme devant les yeux
dès qu’elles nous aperçoivent et se sauvent.

Se sauvent, oui. Qu’est-ce qu’elles emportent ?
Un autre monde et la beauté introuvable
dont elles nous ont laissé l’impression par cette allure où s’est profilée la peur…
et une si inviolable indifférence.

Dès qu’elles s’apprivoisent, c’est fini.
Il leur manque le grand frisson du paradis antérieur.
Où on ne mourait pas car on ne savait pas qu’on mourrait. ..
Nous, c’est cette connaissance que nous leur apportons.
On a perdu le miracle de vivre, d’être toujours dans l’éternel.
Et ainsi la beauté, comme l’amour, est liée à la mort.

Et tout est lié à la mort nous masquant quelque chose qui a eu lieu avant elle.


Maurice Chappaz « de tout ce que je déteste » in  La pipe qui prie et fume ( mars 2009, ed. de la revue Conférence)