Orhan Veli – En mal de mer

Des bateaux traversent mes rêves
Par-dessus les toits, bateaux pavoisés ;
Moi le malheureux,
Moi en mal de mer depuis des années,
Je regarde, regarde et pleure.
Je me souviens de mon premier regard sur le monde
A travers la coquille d’une moule :
Le vert de l’eau, le bleu du ciel,
Le plus moucheté des éperlans…
De la blessure ouverte sur une huître
S’écoule mon sang encore salé
.
Nous étions partis comme des fous,
Au large, vers l’écume toute blanche !
L’écume n’a pas le cœur méchant,
L’écume ressemble aux lèvres ;
Faire l’amour avec l’écume
N’est pas un péché pour l’homme.
Des bateaux traversent mes rêves
Par-dessus les toits, bateaux pavoisés ;
Moi le malheureux,
Moi en mal de mer depuis des années.
d’autres écrits de ce poète turc sont visibles ici entre autres
Yann-Fulub FOLLET

Laisse-moi marcher tout près de toi, rêve Écouter les gouttes de pluie frissonnant crescendo Notes blanches et notes noires Fermer les yeux à l’approche du printemps Préludant aux coucher de soleil, fin d’un autre hiver J’ai dans la tête un isthme de matin bleu Que la rosée de Carélie inonde parfois de son aurore… 21.04.1878
Lettres de Carélie – poèmes
Editions des Orgevaux
Yannis Ritsos – Au balcon

Après la représentation
il demeura caché au balcon
dans l’obscurité.
Le rideau est grand ouvert.
Régisseurs du théâtre,
accessoiristes, éclairagistes
démontent les décors ;
ils ont ramené au sous-sol
une grande lune de verre,
ont éteint les lumières,
s’en sont allés,
en fermant les portes à clef.
À ton tour maintenant,
sans lumières,
sans décors et sans spectateurs,
de jouer ton propre rôle.
Athènes, 4.III.85
texte extrait du recueil » Balcon » ed B Doucey 2017
Wang Wei – vague de saules
en rangées distinctes
se succèdent les arbres
magnifiques
leurs ombres inversées
traversent
les ondes cristallines
pas comme dans les canaux du Palais impérial
où le vent du printemps
attriste toutes les séparations

Wang Wei est un poète chinois du 8è siècle
Alejandro Oliveros – Table de travail

Table de travail Au petit matin, avant que les coqs ne se perdent dans le ciel, j’écris sur tes jambes et restent au sol mes plumes et mes livres. Voici ma table de travail : ici j’écris de mes doigts contes et poèmes sur les feuilles de ton corps. Dans une maison lointaine sont restés tous mes livres et mes papiers, les éditions de Catulle et d’Horace et le théâtre complet de Shakespeare. Loin de mes cahiers, seul me reste le papier de ta peau, en ce si petit matin où les murs sont aveugles.
Mesa de trabajo En las horas más pequeñas, antes que los gallos se pierdan en el cielo, escribo entre tus piernas, donde quedaron mis plumas y libros en el suelo. Es mi mesa de trabajo, aqui escribo con mis dedos los cuentos y poemas en las hojas de tu cuerpo. En una casa lejana han quedado todos mis libros y papeles, las ediciones de Catulo y Horacio y el teatro entero de Shakespeare. Lejos de mi cuadernos, solo me queda el papel de tus pieles, en estas horas mas pequeñas, cuando son ciegas las paredes.
Le Royaume perdu
Editions CONFERENCE
Zao-Wou-ki – Peindre, toujours

Peindre, peindre, toujours peindre, encore peindre le mieux possible,
le vide et le plein, le léger et le dense, le vivant et le souffle
Rose Ausländer – Moi une petite fleur –

Moi une petite fleur Pourtant les roses hautes comme l’été les papillons les ailes des mouettes au-dessus de la rivière Non Je n’oublie pas les années marquées au fer je n'oublie pas que des bottes ont piétiné l’arc-en-ciel qu’elles s’apprêtaient à nous transformer en roses de feu papillons de feu ailes de feu pourtant hauts comme l’été le parfum les ailes doubles au-dessus de la rivière l’or sur ma peau et les roses mortes après la nuit
Ich eine kleine Blume Dennoch Rosen sommerhoch Schmetterlinge Möwenschwingen überm Fluβ Nein ich vergesse nicht die eingebrannten Jahre ich vergesse nicht daβ Stiefel den Regenbogen zertraten daβ sie sich rüsteten uns zu verwandeln in Feuerrosen Feuerfalter Feuerschwingen dennoch sommerhoch der Duft die Doppelflügel überm Fluβ das Gold auf meiner Haut und die toten Rosen nach der Nacht **
ich spiele noch – je joue encore
traduction alba chouillou
LE BOUSQUET-LABARTHE éditions
Julian Tuwin – pensif dans une ville étrangère

Dans ce petit café du coin,
Contre le mur frais et intime,
Très étranger, très anonyme,
Je fredonne des airs anciens.
Privé de paroles, de sons,
Du seul regard, dans le jour gris,
Un homme solitaire prie
Pour d’éternelles questions.
J’ignore demain et hier,
Là tout finit, là tout commence,
Ici et partout, tremble et danse
Une miette de l’univers.
Sortons. il n’y a pas de voie
A mon silence et à mon chant.
Pour vous, pierres, et pour toi, vent,
Je chante, homme aux abois !
P.P.Pasolini – De poésie, une vie était close

« J’avais vingt ans, même pas –dix-huit,
dix-neuf…et déjà un siècle était passé
depuis que je vivais une vie entière
consumée à la douleur de penser
que je ne pourrais jamais donner mon amour,
sinon à ma main, ou à l’herbe des fossés,
au terreau d’une tombe sans surveillance…
Vingt ans et, avec son histoire humaine, avec son cycle
De poésie, une vie était close. »
Denis Samson – Pistes effacées

Pistes effacées
des incarnations de l’errance
la nuit un gant de satin
refermé sur nous
qui dérivions à l’éphémère
grammaire d’odeurs
miroir reflétant
l’indolence des eaux
enchaînées à des roses
mains échevelées oreiller qui baille.
texte de l’auteur D Samson ( Québec )… tiré du riche blog CLS Poésie
Ryan Adams – ténèbres
darkness isn’t anything but the space in between the light

Les ténèbres ne sont pas autre chose que de l’espace entre la lumière
Ryan Adams

Reiner Kunze – le tilleul

Le tilleul
Nous l’avons planté
de nos mains
Maintenant nous renversons
la tête
et déchiffrons sur lui
ce que tout au plus
il nous reste de temps
Comme s’il avait un pressentiment, il emplit
pour nous le ciel de fleurs.
——
Die Linde
Wir pflanzen sie
mit eigener hand
Nun legen
den kopf wir in den nacken
und lesen ab an ihr,
was uns, wenn’s hoch kommt,
bleibt an zeit
Als ahne sie’s, füllt sie
den himmel uns mit blüten
Reiner Kunze, Nuit des tilleuls, traduction de Mireille Gansel & Gwenn Darras,
Pentti Holappa – parfum de fumée

montage perso –
Parole de ruine
Je veux venir près de toi.
Je ne trouve vrais ni la pierre, ni le monde ni les distances.
Le coup d’aile d’un oiseau dans le ciel de grand gel dure
aussi longtemps que la ville aux murs coulés de béton
Il m’a fallu me briser avant de perdre mes illusions.
Aujourd’hui,
je suis certain que tes cellules m’entendent
quand je parle la langue aux mille sens des ruines
en moi-même,
mais rien que pour toi en vérité.
–
Parfum de fumée (1987)
Yang Ermin – Ma rose –

Le ciel mélancolique a bonne mine Une apsara dotée de tous les pouvoirs Vole sous la bruine et le vent Son regard obstiné perce la brume rouge Colombe grise sur le plateau du Golan Dans la frénésie de l’été Elle déploie ses ailes nues à sa guise Elle regarde fixement tes yeux Me voilà confus et triste Je cherche les ailes qui s’envolent Et c’est ma rose que j’aperçois
La poésie des couleurs chez Yang Ermin PDF
Marie Laureillard –
Pier Paolo Pasolini – Les feuilles des sureaux –

Les feuilles des sureaux, qui sur les canaux sortent de leurs tièdes et rondes branches, parmi les filets rouge sang, parmi les balcons jaunâtres et orangés que forment les joncs du Frioul, alignés en perspectives dépouillées sur le fond des crêtes dépouillées ou en douces courbes le long des joyeuses pentes des berges... Les feuilles des peupliers arachnéens, amassés sans un frisson en foules silencieuses au fond des champs déserts de luzerne; les feuilles des humbles aulnes, le long des mottes asséchées où le froment lève ses ardentes petites plantes avec des tremblements déjà de bonheur; les feuilles de la mâche qui couvre, tiède, ]a levée de terre sur les tapisseries d’or des vignobles.
Poésie
1943-1970
nrf Gallimard
René Depestre – Est-ce vrai ?

Est-ce vrai que la force de mes bras et la machine à laver ton linge sont des chevaux du même attelage sont des esclaves de la même chaîne ? Est-ce vrai que tu préfères le phare blanc de ton auto au feu noir de mon visage, la patte blanche de ton chien au joyeux bonjour de mes mains ? Est-ce vrai que tu ne sais pas de film plus doux et reposant que le spectacle de mon coeur montant sur le bûcher raciste ? Est-ce vrai que tu gardes à portée de la main une corde qui porte mon nom une balle qui sait par coeur la carte obscure de mon corps un tribunal toujours prêt à me couvrir de ténèbres un linceul coupé sur la mesure de mon âme ? Ô blanc serpent du racisme crieur de mon sang versé comme j’eusse aimé que tout ce poison naquît de la nuit des mauvaises langues comme j’eusse aimé crieur de mes jours voir quelque lueur rétablir le cours humain de la beauté dans ton coeur ! Mais le sang versé des nègres du haut de ses saisons en fleurs me crie de prendre garde à toi tu es sur mon chemin me crie le sang musicien tu es une tête de mort une mauvaise tête de la pire des morts une tête à claques au service de la mort.
René Depestre
Minerai noir
Anthologie personnelle
Poésie Points
Luce Turnier : peintre Haïti -1924-1995
Frantisek Hrubin- Ne meurs pas,
peinture N Gonchavora ornement électrique 1913
–Ne meurs pas, m’as-tu dit ce matin.
Moi mourir ?
Je suis assis à la fenêtre je dois veiller.
Et toi tu dors je ne sais où
Là-bas, loin, quelque part
dans la carriole à rideaux. Moi mourir ?
Aujourd’hui il y a tous ces jours en plus, où je m’épanouis
dans l’éclat du soleil me répandant
comme une chanson à mille refrains.
Aujourd’hui il y a aussi cette nuit en plus
et je me retrouve à la charge des autres
et de moi-même………..
–extrait de »Romance pour un clairon » ( recueil de la nouvelle poésie tchèque )
Nathalie Bachand – la table de cuisine

On est assise à la table de la cuisine, la nuit.
On observe des roches blanches. Il y a le thé et le napperon vert-de-gris.
Le thé dans la théière métallique et dans la tasse blanche.
Le napperon sur la table rectangulaire bois de pin et le cahier sur le napperon.
Le stylo à encre noire. On ne va pas écrire.
On a bu le thé et enlevé le napperon. Puis ses vêtements.
C’est le corps chaud qu’on s’est étendue sur le dos, nue, en étoile.
Le cœur en mouvance dans le corps immobile.
On a imaginé les étoiles par-delà le plafond, le stuc en donnait presque l’illusion.
Ce n’était pas spécialement singulier.
Simplement une façon comme une autre de se détacher de soi.
Coucher le corps plutôt que l’écriture, suspendue hors de soi pour un temps.
On a tenu deux roches: une dans chaque main, bras ballants dans le vide, les mains tournées vers la nuit.
Le corps étendu en étoile sur la table, un million de minuscules stucs de plâtre dans les yeux, deux roches froides et blanches dans les mains.
Une parfaite impossibilité d’écrire dans cette immobilité minérale et son cœur, d’un rouge éclatant dans la blancheur de cette cuisine devenue l’antichambre de soi-même.
Les roches sont devenues tièdes au creux des mains.
On aurait dit deux cœurs ossifiés: tout le corps comme un os.
On est longuement restée ainsi.
Et puis, les bras engourdis, on a légèrement retourné les mains vers le bas.
On a lâché les roches sous la table.
C’est dans le vide quelles sont tombées.
origine du texte revue québécoise « Jet d’encre n°9 »
Nathalie Bachand est diplômée en pratique des arts à l’université de Québec Montréal et s’intéresse à la relation entre l’art et l’écrit.
Tomas Tranströmer – Journal de nuit

image du site branchesculture.com
Une nuit de mai, j’ai accosté
dans une fraîche clarté lunaire
là où les fleurs et les herbes sont grises
mais les senteurs verdoient.
J’ai glissé en haut de la colline
dans la nuit daltonienne
alors que des pierres blanches
le signalaient à la lune.
Un espace de temps
de quelques minutes de long
de cinquante-huit ans de large.
Et derrière moi
au-delà de l’eau plombée
s’étendait l’autre rive
et ceux qui la gouvernent.
Des gens avec un avenir
à la place du visage.
Marina Tsvetaieva – le plus grand des mensonges

Je te conterai le plus grand des mensonges
Je conterai pour toi le soir qui tombe et l’ombre.
Les feuilles vertes et les vieilles souches
Et les lumières éteintes et rien ne bouge.
Venu de loin, un homme, sa flûte en main,
Jeune, assis, nu, il joue sans fin.
La grande tromperie je conterai,
La lame perfide dans la main
Le trou brûlant de la lame en mon sein
Et de tes femmes les boucles blondes,
Et le sourire de tes enfants.
Et des vieillards le menton blanc.
Je te conterai le plus grand des fracas
Le tumulte sonore de mon siècle, le fer
Du galop des chevaux contre les pierres.
-extrait des « écrits de Vanves » 1917
Amina Saïd – Tous les présages sont faux

Tous les présages sont faux
ni les traces des oiseaux
ni la direction de leur vol
ne traduiront jamais la pensée des dieux
et sur l’autel de leur propre démesure
de longs couteaux de silence sacrifient nos passions
croyant partager le pain du monde
c’est ton corps que tu rompais
il s’en écoulait un peu de cendre
dont jalonner les sentiers orphelins
la vie est un voyage avec une mort à chaque escale
Emily Dickinson – Poème 739
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C’est une Joie d’avoir mérité la Souffrance –
Et de mériter qu’elle s’Arrête –
Une Joie d’avoir péri à chaque pas –
Pour Embrasser le Paradis –
Pardon – de contempler ton visage –
Avec ces Yeux passés de mode –
Il se pourrait – que pour cela – ils surpassent des neufs –
Achetés pourtant au Paradis –
Car ils t’ont contemplé avant –
Et tu les as contemplés –
Prouvez-Moi – Mes Témoins Noisette
Que les traits sont bien les mêmes –
Si fugace, quand tu étais là –
Si infini – une fois parti –
Apparition Orientale –
Renvoyée à la Juridiction matinale –
La Haute taille je m’en souviens –
Egale à celle des Collines –
La Profondeur fut gravée dans mon Âme –
Comme les Inondations – marquent le Blanc des Roues –
Tu vas me Hanter – jusqu’à ce que le Temps lâche
Sa dernière Décade,
Et cette Hantise en fait – va durer
Au moins – l’Eternité –
Thomas Bernhard – Devant le pommier –

Je ne meurs pas, avant d'avoir vu la vache dans l'étable de mon père, avant que l'herbe ne rende ma langue acide et que le lait ne métamorphose ma vie. Je ne meurs pas,avant que ma cruche ne soit remplie à ras bord et que l'amour de ma soeur ne me rappelle combien est belle notre vallée où ils battent le beurre et tracent des signes dans le lard pour Pâques... Je ne meurs pas, avant que la forêt n'envoie ses tempêtes et que les arbres parlent de l'été, avant que la mère ne sorte dans la rue avec un fichu rouge derrière la charrette cahoteuse, où elle pousse son bonheur : pommes, poires, poulets et paille - Je ne meurs pas,avant que ne se referme la porte par laquelle je suis venu devant le pommier -
Sur la terre comme en enfer
Traduit de l’allemand par Susanne Hommel
Editions Orphée -La Différence
Rouchdy CHAFAI – Ode à la tortue –

Toi ma semblable la rocailleuse la caverneuse la recluse Toi tortue totem de mon chant Tout comme toi Je vis d’un printemps d’herbe rase et d’insectes précaires Tout comme toi Je tire ma lourde carapace Et je procède à pas comptés vers des gués incertains Et comme toi Quand vient l’hiver Que sourd le gel qui fige les tempêtes Je fuis pluvieux de peine et de rumeurs Vers l'antre de mon cri Tout comme toi la silencieuse la caverneuse la tortue
Quand la nuit se brise
Anthologie de poésie algérienne
Points