Un peu de soleil à l’intérieur – ( RC )

Le soleil a disparu
à force de tourner sur lui-même.
On ne le voit plus.
Le peintre s’est tu.
Juste une poudre de lumière
atteint encore la terre :
une brume de misère
qui la hante.
Beaucoup de plantes
ne savent plus ce qu’il faut faire.
Elles se crispent dans le sol
et se souviennent des jours
où la terre tournait encore autour.
Pourtant des tournesols ont fleuri,
comme des marguerites jaunes,
en tout petit,
qui, dans leur douleur
ne montreraient plus leur coeur.
Entre les doigts de la brise,
elles dialoguent
et refusent de flétrir :
la nouvelle s’est répandue
de la mort de Van Gogh
c’est qu’elles ont encore
assez de soleil et d’or ,
pour qu’à l’intérieur ,
son souvenir
soit leur propre lueur.
Franck Venaille – égaré dans la nuit

Nocturne en noir et or : la fusée qui retombe (en), James Abbott McNeill Whistler, 1874.
égaré dans la nuit
dans ce qui est
l’obscur complet
j’avance lentement
me tenant par la main
Wladyslav Szlengel – téléphone

Téléphone
Le cœur brisé et malade,
l’esprit de l’autre côté,
je me suis retrouvé un soir,
près du téléphone.
Et je pense : ce soir
je vais appeler de l’autre côté
puisque je suis de permanence
au téléphone.
Et soudain je pense : mon Dieu
je n’ai plus qui appeler
mille neuf cent trente-neuf
j’ai suivi une autre voie.
Nos voies se sont séparées,
les amitiés se sont enlisées
et à présent, c’est ça,
je n’ai plus personne à appeler.
Un soir d’automne derrière la vitre
le vent d’automne fonce sur la voie
et je pense je voudrais appeler
mais je n’ai plus personne
Je prends le combiné,
au bout d’un fil piteux,
Je compose un numéro familier,
on répond… c’est l’horloge parlante.
Pardon, me reconnais-tu ?
je demande d’une petite voix.
Il y a des années le sept septembre
avant de me mettre en route,
en disant adieu à ma chambre, à l’aube,
je savais ce qui commençait
et pour la dernière fois
tu m’as dit il est déjà six heures…
Et maintenant, veux-tu me parler,
j’ai des larmes plein la gorge,
dis moi quelque chose, petite horloge…
dix heures cinquante-trois.
Combien de fois ai-je dû unir
ma vie à cette voix tranquille.
– Te souviens-tu, petite horloge ?
– Dix heures cinquante-six.
Dix heures cinquante-six
rappelle-toi — si tu veux —
en mille neuf cent trente-neuf
je sortais du cinéma.
Dix heures cinquante-sept,
pour rentrer j’ai pris le « Zéro »
rue du Houblon, du cinéma Atlantic,
d’un film de Gary Cooper.
Au coin de la rue Dorée,
le crieur vendait le Courrier Rouge,
sur l’asphalte s’allongeaient,
tels des aurores des néons colorés.
Le « Zéro » abordait un virage bien rond
en pénétrant le cœur de ma ville chérie
que dis-tu, petite horloge ?
— Onze heures…
La rue du Nouveau-Monde brillait encore
dans les parcs on se promenait encore
le Café Club était ouvert encore.
— Onze heures trois…
Au Quick des saucisses fraîches et la foule du dîner,
à l’Adria les taxis partaient en trombe,
et Fogg chantait dans le haut-parleur
Les tramways rentraient au dépôt
démarraient ceux de la nuit,
à quelle heure environ ?
– Onze heures quarante-six,
Comme c’est bien de parler avec toi,
pas de dispute, pas de divergences,
tu es, petite horloge, la plus gentille
de toutes les dames que j’aie connues.
Maintenant j’aurai le cœur plus léger
sachant que si j’appelle,
une personne m’écoutera calmement,
même de l’autre côté.
|Je saurai qu’elle se souvient de tout,
qu’un destin commun nous a uni,
qu’elle n’a pas peur de me parler,
et qu’elle a une voix si calme.
Déjà le clapotis des nuits d’automne,
le vent fonçant au-delà des p’tits murs
et nous causons, nous rêvons,
l’horloge parlante et moi.
Porte toi bien, ma lointaine,
il y a des cœurs où rien ne change,
midi moins cinq, dis tu,
tu as raison… — Au revoir alors.
Contes de Noël
Ces champs devenus gris – ( RC )
Image – Geneviève Asse
Les champs qui bordent le jour
sont devenus gris
il est impossible d’en saisir le contour;
la joie nous a été ravie,
une menace , lentement, plane :
– les champs n’ont plus fleuri;
tu verras dans une autre vie
que la lumière s’éloigne …
–
(variation sur un texte de Jean-Claude Pirotte: Parce que le dessein des vies...)
Vicente Gerbasi – Espace secret

Les arbres morts à l’horizon du soir
dessinent la frontière du feu.
Il y a des distances mortelles dans les lignes de la main,
dans les veines du cœur.
Voici un fleuve obscur qui reflète les orangers,
les passagers du temps comme en un carnaval,
les serpentins qui se consument dans l’ombre,
les lierres clairs au fond
où s’illuminent les masques
et s’abolissent les visages.
L’éclair glace l’enceinte des coqs.
Je vois les espaces, rouges, bleus, lilas,
où les profils se pétrifient.
Denis Scheubel – bateau sans mat

On a brûlé les mats
Dans les cheminées
Du bateau
Faut dire qu’il faisait froid
On nous a dit
« C’est pas malin
Sans mat
Quand le vent revient «
Et nous drapés
Dans les voiles
On avait chaud
On était beaux,
On se sentait la force
De nager
S’il fallait
Quitter le raffiot
Qui dérivait.
–
Lutte avec l’ange – ( RC )
peinture: E Delacroix: lutte de Jacob avec l’Ange
–
j’ai oublié ce qui m’a poussé
à franchir les frontières :
juste le défilé des années
pour avancer de quelques pas
hésitants , sur les sentiers ombrageux :
( on dit qu’un ange veille sur moi
me construit peu à peu ,
me défie, vocifère )
comme il me provoque en duel ,
me confisque parfois la lumière :
> ma conscience alors se rebelle ;
ce que j’écris
est un chemin tracé
à l’encre de la nuit,
– je m’y suis engagé ;
Il y a le poème,
et puis il y a l’image :
je trouverai la même
sous un autre éclairage.
C’est je crois
d’une pareille nature
que l’ombre de la croix
sur l’écriture.
Je ne sais pas qui a gagné :
…. peut-être qu’habilement
le cimetière des idées,
est un sol jonché d’ossements:
où elles s’amoncellent …
– mais je suis toujours en vie,
bien que dépourvu d’ailes,
et chassé du paradis :
je n’avais pas le choix
avec , toujours cette lutte avec l’ange
tel que l’a peint Delacroix.
RC- août 2020
S’échapper de la nuit – ( RC )
peinture: Anselm Kiefer
–
De vivants ici,
juste des corbeaux
au-dessus de fossés brûlants.
Des temps effacés,
s’entrouvrent des labours inutiles.
Comment se prolonge le monde
après la guerre ?
Des champs abandonnés,
aux tiges brisées,
faut-il reconstruire
et laisser les paroles se poser ?
la poésie est-elle possible,
pour s’échapper de la nuit,
et renaître quelque part ?
–
RC – mars 2020
Georges Henein – Beau fixe
peinture : allégorie de la prudence le Titien
—
dans cinq ans je serai… dans dix ans j’aurai… dans quinze ans on me…
l’avenir occupe un homme l’avenir presse un homme
l’avenir a de larges poches et l’une d’elles précisément
épouse la forme virile d’un pistolet
un regard sur une carte là germe l’ivoire là le tungstène
il fait noir dans cette île où accoste un homme
il y a des cris étranges dans ce port où débarque un homme
voix et silences se cherchent tout est mal réparti
je ne reconnais plus mes silences dit une femme angoissée
dont le visage n’est pas à décrire
à la douane on déclare ses souvenirs d’enfance
un homme est seul dans une rue
qui est la seule rue d’une île
on a donné à un homme de fausses adresses
dans une île des plus closes
vous n’aurez qu’à vous recommander de moi
et vous vous verrez choyé et entouré
mais un homme est des moins choyés
et des moins entourés dans une île
qu’il ne prévoyait pas aussi close
il y a un bateau par génération lui dit-on
d’un air las au bureau des renseignements
d’une île dans vingt ans un homme voguera de nouveau
l’avenir en tête la tête blanchie.
Béatrice Douvre – Feu qui ose
peinture au feu : Yves Klein
Feu qui ose
Achève
Ce peu de bois mouillé
Par l’orage et délivre
Précède-moi, qui ose, précède-moi ,espère
Mars et les affections même sans souvenir
Vois c’est déjà la splendeur
Bleue des trèfles, des pensées
Demeure
Pour celle enfin dont les seuls auront tremblé les yeux
Une dernière fois le dernier passager
Ose
Flamme soudain la sueur
Debout qui saigne
Et la grande odeur du froid
La haute arche de neige
Est-ce enfin le vrai cœur au-delà d’âme et corps
L’ébauche d’un soleil beau d’hiver ascendant ?
Pierre Mhanna – respiration et souffle
sculpture: Barbara Hepworth
When I am down
I breathe in and out
as deeply and widely as I can,
centering myself
in the clarity of her light,
the intuition of eternity.
Quand je n’ai pas le moral
Je respire et souffle
Aussi profondément que possible ,
En me centrant
Dans la clarté de sa lumière,
L’intuition de l’éternité.
–
Leon-Paul Fargue – Intérieur
peinture Anton Pieck
Des toiles, des choses sèches pendent aux poutres…
Le vieux fusil dort fixement
Au mur clair…
Rêve à ton gré.
Tout est comme autrefois.
Ecoute…
La haute cheminée
Fait sa plainte ancienne et son odeur éteinte
Et tasse son échine de vieil oiseau noir…
Elle porte encore au front ses images d’âme crue
Et ses vases de loterie aux prénoms d’or…
Et l’horloge recluse dans l’ombre et la bure
Berce son cœur avec une douceur obscure…
Pareils à des visages ronds de spectateurs
Les plats se penchent aux balcons du vieux dressoir
Où des files de fruits qui font la chaîne, fleurent
Dans leur ruelle d’ombre couleur d’aubergine…
J’ouvre un tiroir où je vois passer des noix vides,
Un gros couteau à vingt lames, qui contient tout,
Et l’ombre de mes mains qui glisse sur les choses…
Et ce sont des couleurs vivantes, refroidies…
Et ce sont des odeurs d’intimités suries…
Ça sent la malle, et le poivre des vieux départs,
Et le livre de classe, et la chapelle éteinte…
Un vent tiède pousse des guêpes
Frapper à la lucarne bleue…
Un grand chat doucement passe comme on chuchote,
Et vous lève un regard où veille l’ennui sage
Du soleil dans la douve aux lentilles d’or vert…
Sois calme. Tout est là comme autrefois.
Ecoute…
Léon-Paul FARGUE « Pour la musique » (Gallimard)
Ne me dis pas que la terre est infertile – ( RC )
Ne me dis pas que la terre est infertile.
On n’en connaît que la surface,
pas la profondeur.
Il y a des graines qui attendent,
à côté des pierres.
Il y a des galeries souterraines
où l’eau s’engouffre.
Des ossements et des secrets bien enfouis.
Des racines les prolongent
et s’en nourrissent .
Ne me dis pas que la terre est infertile,
les fleurs en sont nées
comme les forêts.
Même blessée elle porte le monde.
N’oublie pas que tu marches dessus.
Pierre Demarty – sur la plage
( extrait du livre » le petit garçon sur la plage » ed Verdier )
peinture: P Picasso – famille au bord de la mer
Ils gardent, comme lui, les yeux fixés sur la mer, ils ne tournent pas la tête vers lui pour le voir, déchiffrer son visage à cet instant, effrayés à l’idée d’y découvrir on ne sait quoi, quelque chose d’incompréhensible et d’interdit, de la tristesse, de l’impuissance, des larmes peut-être, de voir ce qu’on ne peut ou ne veut pas voir d’un père, jamais, et que celui-ci aussi s’efforce, de toutes ses forces s’efforce de ne pas montrer.
Ils demeurent ainsi sans rien dire à regarder simplement la mer, la mer et le ciel, en enfonçant leurs doigts dans le sable.
Et lui aussi, alors, fait ce geste, sans y penser, sans penser à rien, de plonger les mains dans le sable, remuer, écarter les doigts en dessous, puis les remonter à la surface, ne rien faire d’autre que ça, sentir le poids infinitésimal du sable sur les phalanges tendues, puis incliner la main, lentement, et regarder le sable couler, tomber en fine pluie, grain à grain, au fond du seau d’enfant posé entre ses jambes, et puis recommencer.
Plonger encore la main, chaque fois un peu plus profondément, serrer le poing dessous puis remonter, faire crisser le sable dans sa paume à pleines poignées maintenant et le laisser tomber dans le seau comme d’une clepsydre, le remplir, soudain il fait ça, remplir un seau d’enfant avec du sable, écouter le bruit que fait le sable en tombant, son souffle.
Et une fois le seau rempli, le renverser, vite, d’un coup de poignet vif pour en
perdre le moins possible, emprisonner le sable dessous comme on capturerait un petit animal, appuyer dessus, tasser, attendre un moment — magie — puis, du bout des doigts posés en ventouses sur le fond du seau, très lentement, le soulever.
Pendant une seconde apparaît alors une petite tour de sable, au sommet dentelé d’imparfaites et naïves crénelures, mais le sable trop fin, cherché pas assez profondément, là où il est plus mouillé, sombre et dur, s’écoule aussitôt, s’écroule, et l’éphémère édifice se disperse entre ses jambes, à peine bâti il s’est effondré et il n’en reste plus rien, et alors il recommence.
Sous les yeux de ses deux garçons il recommence, reprend le sable, enfonce la main dedans et remonte, et remplit le seau encore, avec une sorte de détermination à présent, une cadence, une façon de faire.
Il sent sur lui les regards, incrédules et peut-être affligés, embarrassés, ou peut-être amusés, ou peut-être un peu inquiets, des deux enfants, mais il ne lève pas la tête et il continue, et eux ne disent rien, ils le regardent et bientôt, sans rien dire, eux aussi ils commencent à plonger les mains dans le sable, à les mêler aux siennes en dessous, à fouiller, à creuser, remuer, remplir, verser.
Ils se relèvent alors, tous les trois, d’un même élan concerté dans le silence, puis ils s’agenouillent en cercle autour du sable fouillé, et à quatre pattes ils se mettent à travailler ensemble, à retrouver ces gestes que chacun enfant a faits et qui ne s’apprennent pas, plonger la main dans la terre pour en faire jaillir quelque chose, un château, un château forcément, puisque en vertu d’une très étrange loi immémoriale des hommes et des enfants, sans que personne n’y ait jamais trouvé rien à comprendre ni du reste à redire,
avec du sable c’est toujours des châteaux qu’on fait, et pas des arbres, pas des nuages, ni même des visages, et le leur, le château qu’ils font, pour rien et sans même l’ avoir décidé, comme ça, tour après tour, douve après douve, prend forme maintenant, ils y œuvrent, sérieux comme des enfants, ils font ça ensemble, tous les trois, le père et les fils, ils construisent un château de sable.
Leurs bras, leurs épaules, leurs mains se frôlent, eux dont les corps, à cause de l’âge que commencent à avoir les garçons maintenant, ont si peu souvent l’occasion de se toucher désormais, leurs épaules roulent et leurs mains dansent et travaillent dans le sable, travaillent le sable, comme une pâte, sculptent, avancent et s’enfoncent, lèvent des murailles, forent des tunnels, ajoutent sans cesse des tours et c’est la guerre.
Le château grandit, se dresse et à force bientôt il est fini, c’est fini, et tous trois alors, une dernière fois, plongent les doigts dans le sable et se mettent à creuser, tournant autour de l’édifice, traçant à main nue, les doigts droits, serrés, tendus contre la résistance du sable, une tranchée, un cercle parfait tout autour de la construction, pour l’exhausser et la protéger de la mer, ou rendre plus facile au contraire sa destruction prochaine et inéluctable, inviter la mer à venir se glisser comme un poison dans cette veine de sable circulaire pour cerner le château et le rompre par en bas, par en dessous, le faire s’écrouler, s’affaisser, défaire ce qu’ils ont fait.
Voilà, c’est fini et ils se relèvent alors, tous les trois, le père et les fils, ils regardent ça, le château de sable qu’ils ont construit ensemble tout à coup, pour rien, et ce n’est pas un très beau château, il est un peu fruste, mal balancé, inculte, et il n’a pas l’air bien solide non plus, la mousse acide de la mer n’en fera qu’une bouchée, mais il est là pour l’instant et ils le regardent, tous les trois, avec le sentiment partagé en silence de quelque chose d’accompli, sans savoir quoi.
Ils le regardent et ils ne se regardent pas, comme ils ne regarderont pas non plus la mer arriver et tout emporter, rompre, le père prend les deux garçons par la main et ensemble ils s en vont, ils tournent le dos au château, à la plage, à la mer, ils repassent par la dune pâle et le chemin aux aiguilles noires et collantes et ils rentrent, regagnent la maison, constellés de sable des pieds à la tête, étincelants ; et quand on leur demandera, les autres, où est-ce qu’ils étaient passés, est-ce qu’ils ont vu heure, et qu’est-ce qu’ils ont bien pu fiche pour se retrouver dans un état pareil, avec du sable partout, qu’ils mettent partout dans la maison, ils ne diront rien, ils ne parleront pas du château, qui est déjà un souvenir et un secret, entre eux, ils diront on a pris le chemin, on est allé sur la plage, on a marché le long de la mer et jusqu’à la digue
et voilà, c’est tout, on n’a pas vu le temps passer.
( en fait cet extrait n’est pas représentatif de la totalité du récit, puisqu’il se réfère essentiellement à la découverte de ce fils de migrants, découvert noyé , sur une plage )
Gérard Titus-Carmel – cet arrière-goût de nuit
cet arrière-goût de nuit
a tant dévasté ma langue
qu’il ne m’est plus alliance avec le monde
que dans les seuls mots
ciel et lilas
des mots
dont je me frotte les lèvres
chaque fois que j’observe
les craquelures du mur
où parfois les lézards s’affolent
vers midi
Jacques Borel – les images
peinture: Arnold BÖcklin avec la mort violoniste
Je ne peux pas grand’chose lorsque s’abat sur moi
La grande faulx noire et dorée de la mélancolie,
Seulement ployer un peu plus bas l’échine, ou supplier
De se taire dans la combe la plus obscure du cœur où ils se sont réfugiés
Ce groupe d’aïeux qui se retournent et chuchotent
Comme des soldats frissonnants sous une couverture
Et dont je n’ose pas surprendre les secrets conciliabules;
Retenir un instant cette main, et c’est celle de mon père,
Qui voudrait approcher de la table de jeu
Et poser encore un peu d’or sur le tapis;
Convaincre doucement ma mère de rentrer,
Qu’il n’y a plus de messe à l’église des fous
Et qu’aucun noyé ne l’appelle du fond de cette eau où elle se penche.
Peut-être pourrais-je refuser de reconnaître
Ce sourire d’amer plaisir que j’ai déjà vu sur d’autres bouches,
Ou ce geste de l’épaule qui tremble et ploie
Quand la vague d’un autre corps va la recouvrir de son ombre
Et la rouler sur un lit d’algues où elle retrouvera soudain
La même face confondue de la mémoire et de la solitude.
Dire non, mais puis-je aussi
Dire non à cet enfant dans son lit
Qui murmure à la mort des mots de fiançailles
Et il me semble qu’il ne s’est pas endormi depuis,
Qu’il est là depuis toujours, à tenter d’apprivoiser
Le sommeil aux mains de sable
Les larmes de Peau-d’Ane encore sur son visage
Et la lune sur la vitre qui survit à ses songes.
— Ô images, plus indestructibles que les choses !
Grandes banderoles à jamais accrochées aux façades !
Vous me cacherez jusqu’au bout les profondeurs des fenêtres,
Les gestes, les colères et le tendre recul
Des êtres qui respirent à leur tour dans les chambres;
Le vent qui vous arrachera me balaiera avec vous,
Je vous sentirai encore collées à mes paupières,
Et, dans la déchirure,
La même lampe continuera d’éclairer pour moi
La même marge obscure et infranchissable du monde
Découpée une fois par les ciseaux du temps,
La maison refermée sur les terreurs du jour,
Ce salon vide, cette porte, et sur le mur
Cette figure lentement qui se confond avec sa robe
Et qui en a fini désormais de ressembler à personne.
Leon Felipe – Je ne suis pas venu chanter
Gravure MC Escher ( partielle): goutte de rosée
Je ne suis pas venu chanter, vous pouvez remporter votre guitare.
Je ne suis pas non plus venu et je ne suis pas ici pour remplir mon dossier pour qu’on me canonise quand je mourrai.
Je suis venu regarder mon visage dans les larmes qui marchent vers la mer,
Le long du fleuve,
et le nuage…
et dans les larmes qui se cachent
dans le puits,
dans la nuit
et dans le sang…
Je suis venu regarder mon visage dans toutes les larmes du monde,
et puis aussi pour mettre une goutte de mercure, de pleurs, ne serait-ce qu’une goutte de mes pleurs
dans la grande lune que fait ce miroir sans limites où ceux qui viennent me regardent et se reconnaissent.
Je suis venu écouter encore une fois cette vieille sentence dans les ténèbres :
Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front
et la lumière à la douleur de tes yeux.
Tes yeux sont les sources des pleurs et de la lumière.
Richard Brautigan – Je vis au vingtième siècle
peinture P Bonnard
Je vis au Vingtième Siècle
et tu es allongée ici à côté de moi.
Tu étais malheureuse quand tu t’es endormie.
Je ne pouvais rien y faire. J’étais désespéré.
Ton visage est si beau que je ne peux pas m’arrêter
pour le décrire, et il n’est rien que je puisse faire pour te rendre
heureuse pendant que tu dors.
traduit de l’anglais par E. Dupas
.
Un sonnet d’après l’absinthe – ( RC )
peinture: E Degas – le verre d’absinthe
Jo tombe à l’eau
dans le port de Saint-Malo…
on peut aussi se noyer dans un verre de vin,
( tu le prends, je te le tiens ):
A Saint Malo, il y a une semaine j’y étais;
les nuages flottaient au-dessus des quais,
c’est juste en front de mer,
que j’ai avalé le dernier verre
( puis la lumière s’est éteinte…
il n’y avait plus d’absinthe )…
c’est une histoire d’eau un peu trouble
tout à fait décente
mais , qu’il est difficile de remonter la pente
( je crois que j’y voyais double !) .
Abbas Kiarostami – j’ai la poésie
dessin: Barbara Hepworth
quand je n’ai rien dans la poche
j’ai la poésie
quand je n’ai rien dans le frigo
j’ai la poésie
quand je n’ai rien dans le cœur
je n’ai rien
Extrait du recueil 7 heures moins 7
Clarice Lispector – Et alors ? J’adore voler !
Peinture: Leopold Survage
Il m’est arrivé de cacher un amour par peur de le perdre,
Il m’est arrivé de perdre un amour pour l’avoir caché.
Il m’est arrivé de serrer les mains de quelqu’un par peur
Il m’est arrivé d’avoir peur au point de ne plus sentir mes mains
Il m’est arrivé de faire sortir de ma vie des personnes que j’aimais
Il m’est arrivé de le regretter
Il m’est arrivé de pleurer des nuits durant, jusqu’à trouver le sommeil
Il m’est arrivé d’être heureuse au point de pas parvenir à fermer les yeux.
Il m’est arrivé de croire en des amours parfaites.
Puis de découvrir qu’elles n’existent pas.
Il m’est arrivé d’aimer des personnes qui m’ont déçue.
Il m’est arrivé de décevoir des personnes qui m’ont aimée
Il m’est arrivé de passer des heures devant le miroir pour tenter de découvrir qui je suis et d’être sure de moi au point de vouloir disparaître
Il m’est arrivé de mentir et de m’en vouloir ensuite, de dire la vérité et de m’en vouloir aussi.
Il m’est arrivé de faire semblant de me moquer de personnes que j’aimais avant de pleurer plus tard, en silence dans mon coin.
Il m’est arrivé de sourire en pleurant des larmes de tristesses et de pleurer tant j’avais ri.
Il m’est arrivé de croire en des personnes qui n’en valaient pas la peine, et de cesser de croire en ceux qui pourtant le méritaient.
Il m’est arrivé d’avoir des crises de rire quand il ne fallait pas.
Il m’est arrivé de casser des assiettes, des verres et des vases, de rage.
Il m’est arrivé de ressentir le manque de quelqu’un sans jamais le lui dire.
Il m’est arrivé de crier quand j’aurais dû me taire, de me taire quand j’aurais dû crier.
De nombreuses fois, je n’ai pas dit ce que je pensais pour plaire à certains, d’autres fois, j’ai dit ce que je ne pensais pas pour en blesser d’autres.
Il m’est arrivé de prétendre être ce que je ne suis pas pour plaire à certains,et de prétendre être ce que je ne suis pas pour déplaire à d’autres.
Il m’est arrivé de raconter des blagues un peu bêtes encore et encore, juste pour voir un ami heureux.
Il m’est arrivé d’inventer une fin heureuse à des histoires pour donner de l’espoir à celui qui n’en avait plus.