Au fil de l’eau – (Susanne Derève )

Au fil de l’eau, un bruit de baiser sur la roche, le rire léger de la marée étale, telle transparence qui arrache aux pierres plates sous la surface de doux reflets de perle la chanson lancinante de la vague va va va et revient avant que les courants ne refluent et t’emportent comme fétu de paille ou ne te laissent échouée sur l’estran de boue grise tremblante sous le vent
Éoliennes sur champs de colza -(Susanne Derève)-

Eoliennes sur champs de colza, jaune apparat pour fleurs d’acier, et de joyeux nuages en gardiens du troupeau céleste. J’imaginais des clairs-obscurs agrestes des ciels champêtres de tendres bosquets de printemps... Qu’une bourrasque les emporte ! Les fleurs distilleront la lumière du vent et les prairies engraisseront la toile de mes rêves pour les changer en or.
Chemins de Rance – (Susanne Derève) –

La joie, envahie par l’herbe du temps comme tronc mangé de lierre, trèfle dans la prairie, à ajuster mon pas dans les pas d’autrefois, joie morcelée, ce chemin mille fois emprunté qui devient dépossession de soi, quête illusoire dans les lieux que portait l’enfance, des sons,des odeurs,des voix. Manque le bruit des voix, des frôlements,des rires,leur soudain éclat comme au fil du diamant. Manque le poids des corps et des étreintes et l’épaisseur des chairs, dense, leur ombre chaude dévoilant le soleil, cernant les peurs,les devenirs. Joies éphémères, tous les chemins de Rance portent mes souvenirs, seul les noie le chatoiement de l’eau dans la lumière,les mille et un fragments de son miroir brisé où la mémoire s’immerge, un instant pacifiée.
Amarres – (Susanne Derève)-

Elles n’auront guère changé à l’échelle d’une vie :
rives de vase, mêlées de sable ou de boues grises,
de coquillages ,
polies par le lent va et vient des marées.
Sur l’estran, c’est le même bois flotté
qu’on ramasse, année après année,
les mêmes algues sèches en haillons de dentelles
aux bras des églantiers,
le squelette rose des étrilles qu’émiette
patiemment le vent.
Simplement, la main au fil du temps hésite
à les cueillir et l’œil se fait caresse,
sondant les eaux-mortes des grèves
pour y surprendre l’aigrette blanche à l’heure
où les ombres s’allongent ,
le vent tombe,
on ne distingue plus le fil du rivage
mais seulement la silhouette gracile de l’oiseau,
et l’on devient soi-même oiseau
fragile et solitaire
à regarder sombrer le ciel :
oiseau , amarre, attrape-rêves.
Sur la pointe des pieds – (Susanne Derève) –

Rends plus léger ton pas, qui donc irait te suivre ? Cueille, cueille sur la pointe des pieds l’éphémère beauté, la danse fragile du printemps. Prends soin de dérober ton larcin aux regards, bientôt il ne sera plus temps : le chemin des saisons s’égare et voici que rampe à nouveau la bête immonde
Elégie – (Susanne Derève)

Arbre dressé vers le ciel élégie de bourgeons tremblants dans la lumière du soir Chez nous tout arrive tard la promesse de vie est si longue à venir qu'on la croirait perdue à la dérive dans les glacis de l'hiver comme ces longs nuages à la remorque des oiseaux de passage Soubresauts L'hiver chez nous est si long à mourir grêle pluie vent pâles brouillards de givre et de lune froissée Mais un arbre dressé vers le ciel élégie de bourgeons tremblants d'un vert si tendre un arbre annonce le printemps
Paroles – (Susanne Derève)

Une romance aux doigts de fée Paroles celles que tu me soufflais ce matin au réveil sitôt enfouies pour aller les semer à midi dans un jardin de roses en sommeil Soleil Peut-être faut-il l’hiver pour éprouver ce qu’est un arbre sa grande ossature endormie ses plaies ses lézardes ses mains pâles et la tienne au poinçon gravant le bois tendre du tronc
Âme qui vive – (Susanne Derève) –

Âme qui vive ? Non, le bruit du vent. En sentinelle,la lisière des enclos,les fûts dressés des sapinières et de courtes brassées d’épines : chardons, carlines, genévriers, le lit du vent. Celui du causse court en longues foulées sonores semblables à la rumeur d’une mer ancestrale essaime un pépiement d’oiseau, nasillard, monocorde, émonde l’Aubrac de ses brumes. Choisis une pierre de calcaire, blanche et dorée, grave-la de ton nom, je te couronnerai roi d’une solitude où seule vit, souffle et trépigne la grande harpe du vent. Épouse-la , ou fais-toi homme du silence pour la combattre tant elle nous tient dans sa main, étrangers, incongrus, couvrant le chétif grelot de nos voix nous forçant à remettre à plus tard de dire l’étoupe blonde des prairies harassées, l’argile lourde des chemins,l’arpent noir des forêts, et seule âme qui vive, le babil insensé de l’invisible oiseau, son chant nuptial dans la longue liturgie du vent.
Plume – (Susanne Derève) –

Gratte, gratte le papier plume bavarde tandis que je griffe la terre froide pour y enfouir la promesse de vie. Sève, qui cheminera vers le soleil tandis que tes mots candélabres s’abimeront dans l’encre noire du poème.
Appelle-moi encore – (Susanne Derève) –

Contre un tas de bois mort, brise indolente, abri silencieux, voix. Voix qui m’appelle a fait fuir le lézard et la mésange. N’épelle pas mon nom usé. La terre porte un mirage d’eaux neuves, de printemps. Des chevaux captifs renversent le fil acéré des enclos. Les drailles à l’horizon cheminent vers le ciel, et franchi le ciel vers l’échine argentée du vent, le pelage ras des Causses hérissé de lavandes, l’étrangeté des pierres dressées. Déjà, le soir s’enferre au creux des combes, l’ombre violette des futaies se déploie et s’allonge, tout ce que le jour portait de douceur et de fièvre bascule puis se fige dans le premier battement d’aile de la nuit. Appelle-moi encore, et je te rejoindrai.
L’hiver court à sa perte – (Susanne Derève) –

Tu fais un état des lieux de l’hiver : les hâtifs chatons des aulnes en bordure des chemins, les prairies d’herbes sèches, d’autres brunes des premiers labours, un feu de bois mort au milieu des vergers, et sous le pâle soleil du jour l’or des lichens nimbant les rameaux nus des charmes, où courent étincelant dans la lumière tels des cheveux d’anges, les fils d'une invisible araignée. Déjà, l’ombre des Causses s’éploie sur la rivière, pierres vertes sous le friselis de l’eau, dans la course effrénée du courant, - rien du Lot indolent de l’été, cette fougue, ce bouillonnement de cascade sur les galets - et frôlant la surface, au bout des tiges roides, le renflement des bourgeons à peine formés lui aussi te souffle que l’hiver court à sa perte …
Au hasard des rues – (Susanne Derève)-

Je prenais des rues au hasard
et le hasard me prenait parfois au coin des rues,
parfums que dispersait la brise, de jasmin étoilé,
celui des roses au plein été.
Grappillés aux tonnelles, aux claires-voies des chemins,
à l’ombre des fontaines ( j’y plongeais les mains )
sonnaient une chanson comme le temps à boire,
un accord de piano, un rire nu, un cri,
des gorges renversées au soleil de midi.
– Faut-il avoir les paumes ouvertes pour recevoir –
Mais dans l’angle des porches, aux portes dérobées,
fusaient parfois des pleurs, des injures,
des mains levées.
Ce n’était plus la gouaille, la candeur du jour,
la rose ou le jasmin – ni les chansons d’amour – ,
c’étaient le caniveau, le grondement des chiens,
le ru où la misère levait ses fantassins.
Je fuyais au hasard cherchant d’autres chemins
et mes errances m’y ramenaient le lendemain…
En lisant Tranströmer – (Susanne Derève) –

Tranströmer, qui habite de passion le silence et change les pierres brûlantes de l’été en chiens de traîneau sur la neige, a fait renaître en moi le souvenir des blancs trois-mâts ailés, des mers glacées du Groenland, de la morue salée dans les caves de terre. Mais la terre a bu le silence, les gargotes mouché leurs chandelles. Demeure un cri d’oiseau,mouette annonçant le vent, la longue coulée du vent, lion céleste qui gratte à la porte du soir, fouette de sa crinière le cirque des nuages, lève d’un front hagard des murs d’écume sur l’océan. Et puis le vent malingre,englué de brouillard, qui noie les cornes de brume, le vent défait,chaloupes grises, somnambules,doris épars, cherchant leur route aveugle dans l’oeil sournois de la banquise sans en reconnaître aucune… Ma mère me le disait : ainsi avait vécu son père, mais le vieil homme en avait fini de remâcher ses prouesses et ses rêves. La cave de terre était fraîche l’été,l’hiver la frangeait de givre.J’y fouillais en vain comme on tourne les pages d’un livre les marques du passé… J’étais venue trop tard.

Transsibérien – (Susanne Derève)

De la passerelle, je regarde s’éloigner les trains : Blaise, c’est le Transsibérien qui file au-delà de l’Oural portant la petite Jehanne … Blottie dans le dernier wagon, aurais-je pleuré sur Mandelstam ? Toujours, j’ai quitté le quai à l’instant où tintait la cloche du départ et suis rentrée chez moi, Ossip, te fabriquer des ailes de papier pour conjurer le désespoir, car les trains parfois nous mènent vers l’enfer et les mots galériens,impuissants, s’y égarent
Mon cœur de mère- (Susanne Derève)

J’ai déchiré lentement une feuille de papier pour entendre le bruit que fait mon coeur de mère à l’instant des adieux Comment pourrais-je l’écrire ? Enfant, que la Nuit de Pessoa t’accompagne, la nuit radieuse invincible du départ, la nuit blanche de mon coeur en morceaux; j’ai chaussé mon masque de lune pour dérober mes larmes, pendant que se brisait mon coeur dans la jarre de porcelaine des sanglots. Mais toi,Enfant, emporte vers l’Orient mon sourire de mère impassible et serein, et que la Nuit de Pessoa,nuit de villes lointaines,nuit de mer,de coquillages et de corail, la nuit brûlante des Tropiques te porte vers ton rêve, du sable de tes mains naisse une pluie d’étoiles, et la musique étourdissante de la nuit dans sa marche intrépide et glorieuse te fasse Reine en piétinant mes larmes.
Marée basse – (Susanne Derève) –

Marche
loin sur la plage
C’est marée basse
La plage
appartient à celui qui éprouve sous son pas
le sable vierge
raviné de mille ruisseaux de sel
La lumière
à qui boira les blondes fenaisons du ciel
le grand soleil d’hiver
chassant les brumes de Janvier
et demande à la vie :
Qu’es-tu ?
Aile furtive,
morsure du vent volage sur ma peau ,
ou vie languide des flaques froides
de l’estran,
frêles esquifs que ranimeront les courants
des vives eaux ?
Vole la poussière des sentiers – (Susanne Derève)

Vole la poussière des sentiers,
la mer est au bout du voyage
battant et rebattant les cartes du temps,
offerte aux pluies d’été
au crépitement de l’averse,
à son frileux masque de brume.
Dans la soudaine échappée de lumière,
l’ombre s’altère,
le fil des pierres heurte le pas,
et le pas cherche en vain
l’empreinte d’autrefois …
Seule la mer sait rebrousser chemin,
ciseler le temps avec une précision
de métronome,
imprimer à l’estran le va et vient du flot,
épouser chaque pierre
de son baiser de sel
Vole la poussière des sentiers,
les mots modèlent en vain
la pâte du silence,
l’argile grise des jours enfuis .
La mer seule dit l’absence
Vue mer – (Susanne Derève)

Vois-tu ,
la digue au loin, le bras amoureux des terres
enlaçant le rivage,
et sur le blanc corsage des vagues,
la loupe étincelante du soleil quand cède
le brouillard ,
son scintillement de perle noire .
Le port baigne encore dans la brume,
emprisonnant des effluves de colza et de souffre,
écharpes blanches pour rouges squelettes
– de ces épaves agonisantes qui gisent à quai
dans l’odeur rance d’huile et de fiente
comme de vieux lampions brisés –
Au long de la Criée veillent les mouettes nonchalantes ,
un bécasseau becquette ,
indifférent
au soleil qui déverse soudain ses cuillères d’argent
sur les cafés crème en terrasse,
ses dentelles de baptiste sur l’eau,
et tire un instant de l’insondable oubli
la rouille brune des cargos.

La belle lumière – (Susanne Derève)

A la fenêtre ce matin un brouillard
à couper au couteau
– le jour entre parenthèses –
Hier pourtant voguait ma barque aventureuse
puisant un avant-gout de printemps sur l’eau
et l’eau chantait en courtes vagues sonores
dans l’échappée de soleil
comme un visage affranchi du masque
dévoile gaiement son sourire
Le dos rond des galets le sable léger du sentier
vibraient d’éclats de rire
C’est est fini aujourd’hui de la belle lumière
Petite mère – (Susanne Derève) –

Petite Mère Les étourneaux pépient dans le coeur du feuillage mais tu ne les vois pas Plus légers qu’une plume, que l’aile d’un moineau tes souvenirs s’envolent C’est un dimanche nu que ta mémoire une plaine déserte un arbre silencieux que n’égaie plus nul chant d’oiseau
Courbes – (Susanne Derève) –

Le mot aussi rond qu’une bouche
naquit pour dire l’amour,
et le premier son fut amour,
rondeur de la lèvre charnue,
œil limpide,
prunelle palpitante où chutaient tour à tour
la lune pleine, le globe incandescent
du jour
Fille, fils , enfantement
et l’œuf diaphane de l’oiseau
sur l’arête du monde où le tenait ma main ,
ombrageuse prunelle, qui taisait l’effusion
des couleurs au seuil clair du matin,
la courbe douce du fruit sur la branche ,
sa pure circonférence
d’or et de feu – orange , chair étoilée du pitaya –
Le mot disait la joue charnue de l’ange
et le lait blanc des femmes , poitrines rondes ,
hanches grenues ,
disait tout ce qui fut et serait
que j’ai tu
de peur de m’en saisir ou de le profaner
L’aurai-je assez vécu pour le nommer ?
Le premier train – (Susanne Derève ) –

Le premier train part à cinq heures.
La nuit tapine encore
que déjà monte la clameur des rails,
ébranlant de ses wagons sonores l’année nouvelle.
Voyageur solitaire, tu guettes la naissance
de l’aube et tu regardes défiler la mer ,
les derniers bateaux à l’ancre , le port désert ,
le ruban incertain de la plage ,
puis tu t’enfonces, bercé par l’amble monotone ,
dans le vaste cœur des futaies qu’ensevelit la bruine,
comme une vague fouillant le sein lourd des terres ,
avant de t’endormir serrant contre ton corps ta mince gabardine,
indifférent à la nuit qui se retire bredouille,
loin de la foule et des lumières.
Souvenir d’école – ( Susanne Derève) –

Une fleur de papier qu’on fixait à la toile
ou l’aile d’un moineau
le froissement du crépon sur la peau
la soie délicatement abandonnée
au point de colle
… un souvenir d’école
Et dans la cage de l’oiseau l’éblouissement du vol
vertige funambule l’éclipse des pinceaux
un frémissement d’ailes
le vert brillant des plumes
l’ocelle noire de deux yeux affolés
et sous le fin duvet le cœur désordonné
de l’oiseau
petit corps tiède entre mes mains
qui me disait la vie dans une histoire sans paroles
l’air de rien
Susanne Derève – Supplique à Madeleine –

En écoutant Valeriu Stancu * …
Une langue inconnue me parle de la mort
des fleurs et de l’attente
Le vent se tait dans les bougainvillées
J’écoute sans comprendre
la voix qui roule son timbre de rocaille
franchit les lèvres et sonne clair
à l’ombre du clocher
me dit que la poésie est musique
chant
sous l’aisselle douce des pierres
sous l’aile du vautour
contrechant ,
mauve pénombre pâleur
des porcelaines où flétrissent les roses
dans la fade obscurité des chambres
pauvre vie qui s’étiole
et qu’égrènent les mots, tendre supplique
à Madeleine
* Valériu Stancu :
Né le 27 août 1950, à Iassy (Roumanie), Valeriu Stancu est écrivain, journaliste, éditeur et traducteur.
Traduit en plus de vingt langues, il est l’un des auteurs roumains contemporains les plus lus. De nombreux prix littéraires accompagnent son cheminement littéraire.
Ses recueils de poésie les plus récents : Miroirs du sommeil (Éd.L’arbre à paroles, Amay, Belgique, 2010); Autorretrato con maldición (Mantis Editores, Guadalajara, Mexico, 2013) ; Clameurs du vent (Éd.Ecrits des forges, Québec, 2015) ; Nella porpora dell’ombra (Casa Editrice EdiLet Roma, Italia, 2018) ; Im Purpur des Schattens, Gedichtsammlung (Dionysos Verlag, Boppard, Germania,traductions Christian W. Schenk, 2020) ; Ballade de mon ami le bourreau (Editions Maïa, Paris, France, avec une préface de Sylvestre Clancier, président de l’Académie Mallarmé, 2020) ; Krivovjerje za anonimnog Borgesa (Litteris, Zagreb, Croatia, 2020).