Abdallah Zrika – ivresse de l’effacement 3

L’amertume ne vient
qu’après la soie d’une blancheur
et l’or d’une main
La lamentation quand elle s’élève
ne se guérit pas par l’ivresse
d’un œil et la bougie d’un front
Tu montes les échelles d’un visage
et tu tombes dans le fond
d’un poème
Tu montes l’arbre de l’énoncé
et tu dors sous l’orange
d’une poitrine
Mais que doit-il rester de toi
pour que quelque chose reste de toi ?
Les conteurs eux-mêmes fuient
ta tombe
Les oiseaux emportent les cheveux
des filles de tes mots
Même la terre
n’est pas attirée
par la pâleur de ton visage
Quand le bois de ton nom
se tord
sous le froid d’un automne.
Abdallah Zrika – Vides tortueux
photo » Géo » La voix berbère – janvier 2018
—
Rien
Rien
Le ciel est chauve
sauf de quelques corbeaux
Les poils de la terre
ressemblent aux poils des oreilles
L’atmosphère est vide
vide
même du vide
Les passants ont une tête de clef tordue
La peur est blanche
au sommet des montagnes
Les fronts sont des planches mortuaires
Les livres des pierres tombales
Les ponts des dos de vieillards
Les arbres des mollets de malade
L’ennui tourbillonne comme la poussière
Les ombres se sont gravées dans la terre
Les chiens qui aboient là-bas
Sont les seuls à vouloir congédier
Le rien
Abdallah Zrika – Les murs vides de mon corps
–
Je ne sais pas. Mais ce que je sais, c’est le jour où j’ai décidé de m’arracher de mon corps. Je ne sais pas comment cela est arrivé. Mais je me suis trouvé comme ça : j’ai ôté tous mes vêtements.
J’ai ouvert un peu la porte. Je ne sais pas comment j’ai fait. J’ai voulu sortir tout nu.
J’ai voulu tout jeter comme on jette une ordure. J’ai senti à ce moment-là que tous les gens étaient contre moi, que même les mots me fuyaient, que j’étais devenu vide.
Complètement vide.
Un vide qui résonne. Et complètement vide de mots. Moi qui avais décidé de ne mettre aucun vêtement, aucun nom, aucune désignation…
J’ai senti que toute chose se détachait de moi, se dissipait, je n’avais pas ôté seulement mes vêtements – leurs vêtements si je puis dire, leurs : je ne sais pas dire autrement – , mais j’ai ôté tout ce que j’ai vécu.
Peut être n’ai-je rien à laisser qui m’appartienne, tout leur appartient, même mes ordures. J’ai ouvert encore un peu la porte. J’ai vu le premier mur devant la porte.
Même ce mur m’est apparu tout nu, rasé, chauve. J’ai reculé un peu pour écrire le premier mot qui m’est venu après avoir pris une décision. mais j’ai senti que ma tête était vide, d’un vide incroyable. Le papier est resté blanc, d’une blancheur presque bleue. j’ai senti que les mots sont comme les vêtements, lourds et suant, que toute chose est lourde d’une lourdeur insupportable et qu’il n’y a que moi à être léger, très léger. Puis je me suis retrouvé en train d’ouvrir toutes les fenêtres, même le robinet d’eau, et d’allumer toutes les allumettes que j’avais.
Plus tard, j’ai entendu frapper et une lettre glisser sous la porte ; une voix suffocante disait : facteur. je ne sais pas pourquoi mes doigts n’ont pas bougé affin de toucher la lettre restée, moitié à l’intérieur, moitié à l’extérieur, sous la porte. Je ne pouvais rien toucher comme si une paralysie totale me prenait. je sentais seulement mes yeux qui bougeaient tout seuls, ou il me semblait qu’ils bougeaient, je ne savais pas.
C’est terrible ce qui m’arrivait, une faim incroyable m’avait prise mais je ne pouvais toucher le pain qui était sur le coin de la table. Puis j’ai vu que le mur était vide, d’un vide que je n’avais jamais vu, que je n’avais jamais senti avant. Et ces jambes – mes jambes – , allongées là, avec des poils lourds, d’une lourdeur que je ne peux supporter. Je n’ai pas su ce qui s’est passé lorsque la nuit est venue. Je n’ai pas allumé la lumière, les heures se sont succédées, et je n’ai pas senti le sommeil.
Et au matin, je n’ai pu distinguer les mots que j’entendais de loin. Je n’ai pas ouvert la porte quand j’ai entendu frapper encore. Et lorsque je les ai entendus, en plein jour, je ne suis pas sorti comme je l’avais décidé le premier jour. Je n’ai pas fait attention à la voix du robinet ouvert.
Et je n’ai pas touché – oui, touché – le pain posé sur le coin de la table, je l’ai jeté par la suite afin que la table soit tout à fait vide. Je ne supportais rien, même pas un tout petit point sur la table. J’ai jeté plusieurs papiers sur lesquels j’avais écrit, avant. J’ai laissé la chaise et je me suis assis sur le froid du sol. Je me suis réjoui de voir le verre vide, les allumettes brûlées jetées ici et là.
J’ai éprouvé une joie énorme en voyant une mouche morte. Je me suis vu comme cette mouche, sans mouvements. Les pattes croisées et déformées. Je suis resté comme ça, sans bouger, lorsque j’ai entendu des voix, dehors, et je n’ai pas regardé par la fenêtre. Tout est loin. Loin. Je me sens très petit, d’une petitesse sans égale, et toute chose est plus grande, très grande. Même ce point que je vois sur le mur.
Tout est grand, très grand. Comment ne m’en suis-je pas rendu compte auparavant ? Je me sens très détaché de tout, solitaire, d’une solitude terrible. Même la faim s’est détachée de moi.
Je la sens plus grande que moi, plus grande que cette pièce même. Je ne parviens pas à la distinguer. J’ai vu une lettre posée là, une lettre que je n’ai pas ouverte, là depuis trois jours. Je ne l’ai pas touchée. Je sens que ma tête est vide, complètement vide, et aucune pensée n’est dedans. Rien. Rien. Ce mot qui résonne vide dans mon vide. Je sens que quelque chose me tient cloué là, entre ces choses qui ne me concernent pas.
J’ai encore entendu – ou imaginé – frapper avec insistance à la porte. Ce sont les autres. C’est leur porte. Ce n’est pas moi, je n’ai aucune porte. Je n’ai aucun mur. Ce sont les murs des autres. Je n’ai aucune maison.
Même ces choses-là leur appartiennent, à eux. Ce sont eux qui les ont jetées hors de leurs portes à eux, ce sont eux qui m’ont jeté ici. J’habite entre leurs murs et devant leurs portes.
Les gens qui frappent à cette porte, frappent à leurs portes, et peut-être me disent-ils de m’éloigner de leurs portes, de leurs murs.
Que vais-je dire ?
Ai-je vraiment quelque chose à dire ?
———
Abdallah Zrika dans Petites proses, éditions de l’Escampette.
Abdallah Zrika – J’ai apporté le vin … les dattes
–
J’ai apporté le vin
sans la peau du verre
J’ai apporté les dattes
fraîchement cueillies d’un mamelon
Je suis venu à vous
Je ne suis pas venu
Et vous n’êtes pas venus à moi
Je suis ainsi
vif-argent
comme le courant de la volupté
Je vous ai apporté
le minaret
pour appeler d’en-bas à la prière
Puissent les morts m’entendre
Je suis venu à vous mort
pour que vous m’aimiez davantage
et que vous disiez de moi
tout ce qui m’agrée
J’ai apporté des fleurs
pour ceux d’entre vous
qui ont proclamé leur folie
Je suis venu fou
pour comprendre le fou
tordre ce qui est droit
comprendre le fleuve
le serpent
Fou
pour aimer les échelles
devenir sage
comme chacun voudrait que je sois
Je vous apporté des choses inestimables
Les petits cailloux avec lesquels je joue
Des formes
qui ne ressemblent qu’aux animaux imaginés
dans la volupté
Du parfum
pour ouvrir vos narines
à la sauvagerie du plaisir
De l’or
que je répands
chaque fois que j’atteins la jouissance
Et vous ô femmes
je vous ai apporté un bâton d’or
qui ravit la lumière de la vulve
J’ai apporté
plusieurs copies de moi-même
Aucune
ne ressemble à l’autre
J’ai apporté
des nombres impressionnants de moi-même
Aucun nombre ne ressemble à l’autre
J’ai apporté
la soif
pour les lèvres humides
…
extrait de « Bougies Noires « aux Éditions de la Différence
traduit de l’arabe par Abdellatif Laâbi
Abdallah Zrika – Les murs vides de mon corps
LES MURS VIDES DE MON CORPS
Je ne sais pas.
Mais ce que je sais, c’est le jour où j’ai décidé de m’arracher de mon corps. Je ne sais pas comment cela est arrivé.
Mais je me suis trouvé comme ça : j’ai ôté tous mes vêtements. J’ai ouvert un peu la porte. Je ne sais pas comment j’ai fait.
J’ai voulu sortir tout nu.
J’ai voulu tout jeter comme on jette une ordure. J’ai senti à ce moment-là que tous les gens étaient contre moi, que même les mots me fuyaient, que j’étais devenu vide. Complètement vide.
Un vide qui résonne. Et complètement vide de mots. Moi qui avais décidé de ne mettre aucun vêtement, aucun nom, aucune désignation…
J’ai senti que toute chose se détachait de moi, se dissipait, je n’avais pas ôté seulement mes vêtements – leurs vêtements si je puis dire, leurs : je ne sais pas dire autrement – , mais j’ai ôté tout ce que j’ai vécu. Peut être n’ai-je rien à laisser qui m’appartienne, tout leur appartient, même mes ordures. J’ai ouvert encore un peu la porte. J’ai vu le premier mur devant la porte.
Même ce mur m’est apparu tout nu, rasé, chauve. J’ai reculé un peu pour écrire le premier mot qui m’est venu après avoir pris une décision. mais j’ai senti que ma tête était vide, d’un vide incroyable.
Le papier est resté blanc, d’une blancheur presque bleue. j’ai senti que les mots sont comme les vêtements, lourds et suant, que toute chose est lourde d’une lourdeur insupportable et qu’il n’y a que moi à être léger, très léger.
Puis je me suis retrouvé en train d’ouvrir toutes les fenêtres, même le robinet d’eau, et d’allumer toutes les allumettes que j’avais. Plus tard, j’ai entendu frapper et une lettre glisser sous la porte ; une voix suffocante disait : facteur. je ne sais pas pourquoi mes doigts n’ont pas bougé affin de toucher la lettre restée, moitié à l’intérieur, moitié à l’extérieur, sous la porte. Je ne pouvais rien toucher comme si une paralysie totale me prenait. je sentais seulement mes yeux qui bougeaient tout seuls, ou il me semblait qu’ils bougeaient, je ne savais pas.
C’est terrible ce qui m’arrivait, une faim incroyable m’avait prise mais je ne pouvais toucher le pain qui était sur le coin de la table. Puis j’ai vu que le mur était vide, d’un vide que je n’avais jamais vu, que je n’avais jamais senti avant. Et ces jambes – mes jambes – , allongées là, avec des poils lourds, d’une lourdeur que je ne peux supporter. Je n’ai pas su ce qui s’est passé lorsque la nuit est venue. Je n’ai pas allumé la lumière, les heures se sont succédé, et je n’ai pas senti le sommeil.
Et au matin, je n’ai pu distinguer les mots que j’entendais de loin. Je n’ai pas ouvert la porte quand j’ai entendu frapper encore. Et lorsque je les ai entendus, en plein jour, je ne suis pas sorti comme je l’avais décidé le premier jour. Je n’ai pas fait attention à la voix du robinet ouvert. Et je n’ai pas touché – oui, touché – le pain posé sur le coin de la table, je l’ai jeté par la suite afin que la table soit tout à fait vide.
Je ne supportais rien, même pas un tout petit point sur la table. J’ai jeté plusieurs papiers sur lesquels j’avais écrit, avant. J’ai laissé la chaise et je me suis assis sur le froid du sol. Je me suis réjoui de voir le verre vide, les allumettes brûlées jetées ici et là. J’ai éprouvé une joie énorme en voyant une mouche morte. Je me suis vu comme cette mouche, sans mouvements. Les pattes croisées et déformées. Je suis resté comme ça, sans bouger, lorsque j’ai entendu des voix, dehors, et je n’ai pas regardé par la fenêtre.
Tout est loin. Loin. Je me sens très petit, d’une petitesse sans égale, et toute chose est plus grande, très grande. Même ce point que je vois sur le mur. Tout est grand, très grand. Comment ne m’en suis-je pas rendu compte auparavant ? Je me sens très détaché de tout, solitaire, d’une solitude terrible.
Même la faim s’est détachée de moi.
Je la sens plus grande que moi, plus grande que cette pièce même. Je ne parviens pas à la distinguer. J’ai vu une lettre posée là, une lettre que je n’ai pas ouverte, là depuis trois jours. Je ne l’ai pas touchée. Je sens que ma tête est vide, complètement vide, et aucune pensée n’est dedans. Rien. Rien.
Ce mot qui résonne vide dans mon vide. Je sens que quelque chose me tient cloué là, entre ces choses qui ne me concernent pas. J’ai encore entendu – ou imaginé – frapper avec insistance à la porte. Ce sont les autres. C’est leur porte.
Ce n’est pas moi, je n’ai aucune porte. Je n’ai aucun mur.
Ce sont les murs des autres. Je n’ai aucune maison. Même ces choses-là leur appartiennent, à eux.
Ce sont eux qui les ont jetées hors de leurs portes à eux, ce sont eux qui m’ont jeté ici. J’habite entre leurs murs et devant leurs portes. Les gens qui frappent à cette porte, frappent à leurs portes, et peut-être me disent-ils de m’éloigner de leurs portes, de leurs murs.
Que vais-je dire ?
Ai-je vraiment quelque chose à dire ?
–
Abdallah Zrika dans Petites proses, éditions de l’Escampette.
–
Abdallah Zrika – Je veux un horizon vertical

dans la nuit »

peinture: Robert Motherwell:
The Garden Window, Open n110, 1969 …
deux reproductions extraites de l’article intéressant sur les fenêtres que l’on peut retrouver ici…