Aytekin Karaçoban – Pourquoi –

Pourquoi Pourquoi mon désir s’accroit-il, juste au moment de tailler la vigne, d’apprendre au temps de t’écrire, de déployer un chemin de rêves sous ses pieds pour qu’il apprenne aussi à ne pas se contenter seulement de sa science de traverser le réel ? Pourquoi pas, par exemple, juste au moment où je glisse ma voiture entre deux lignes dans le parking ou bien au moment où je saisis le sourire forcé de la vendeuse chez le boulanger ? Pourquoi fondent les notes, se tendent les voix les heures deviennent lierres dont les fibres tressent des cordes quand j’attends une mélodie valable de l’opéra à trois sous de la vie ? Pourquoi l’envie de me mesurer avec l’ouragan de la foule, de courir en hurlant se mêle-t-elle dans l’affaire juste au moment où mon pied glisse sur la marche et pourquoi pas quand je regarde en colère dans mon fauteuil moelleux les canons à eau déployés en plein hiver pour repousser des migrants qui tentent de traverser la frontière ? Je fais semblant comme si ces heures n’existaient pas comme si tu n’étais pas mon abri, mon refuge, mon sauveur juste au moment où mon pied touche le sol. Ma mémoire devient l’attrape-guêpe. Partout le brouillard.
Ce que Orphée contemporain disait lorsqu’il réparait sa lyre cassée
Recours au poème (6/11/2022)
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Chimères – ( RC )

causses de Lozère ( Sauveterre ) – photo RC 2021
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Où cours-tu si vite ?
Après ces rêves qui t’emmènent,
légère, dans le roulement des nuages ?
Es-tu l’oiseau qui s’y cache,
l’avion qui les dédaigne ?
Tu voudrais t’en approcher,
les saisir, les modeler,
être dans les bras de l’air
et l’azur frileux,
lui qui sait que la pluie
ne t’en offrira aucun abri.
Où cours-tu si vite ?
Après ces chimères suspendues,
sans attaches,
dont tu ne pourras jamais t’emparer … ?
Joseph Brodsky – Mon cher Télémaque
peinture: André Derain le repas d’ Ulysse
Mon cher Télémaque,
La guerre de Troie
Est terminée maintenant;
Je ne me rappelle pas qui l’a gagnée.
Les Grecs, sans doute, car ils ne laisseraient pas
Tant de morts si loin de leur patrie.
Mais encore, le chemin de mon retour s’est avéré trop long.
Alors que nous étions en train de perdre du temps,
le vieux Poséidon, semble presque étendu et l’espace s’est agrandi.
Je ne sais pas où je suis ni ce que cet endroit peut être.
Il semblerait que ce soit une île sale,
Avec des buissons, des bâtiments et de grands porcs qui grognent.
Un jardin étouffé de mauvaises herbes; quelque reine ou une autre.
De l’herbe et d’ énormes pierres …
Telémaque, mon fils!
Le visage de toutes les îles ressemble à chaque autre, pour un vagabond
Et l’esprit du voyage, le décompte des vagues;
rend les yeux douloureux à scruter les horizons de la mer,
Et la chair de l’eau enveloppe les oreilles.
Je ne me souviens pas comment la guerre s’est finie;
Même quel est ton âge, je ne m’en souviens pas.
Grandis, alors, mon Télémaque , grandis.
Seuls les dieux savent si nous nous reverrons encore.
Tu as depuis longtemps cessé d’être ce bébé
avant que je me sois arraché aux labours des boeufs.
Si ce n’était pour la trahison de Palamède
Nous deux devrions vivre sous un même toit.
Mais peut-être qu’il avait raison : loin de moi
Vous êtes tout à fait à l’abri de toutes les passions œdipiennes,
Et tes rêves, mon Télémaque, sont irréprochables.
—
–My dear Telemachus,
The Trojan War
is over now; I don’t recall who won it.
The Greeks, no doubt, for only they would leave
so many dead so far from their own homeland.
But still, my homeward way has proved too long.
While we were wasting time there, old Poseidon,
it almost seems, stretched and extended space.
I don’t know where I am or what this place
can be. It would appear some filthy island,
with bushes, buildings, and great grunting pigs.
A garden choked with weeds; some queen or other.
Grass and huge stones … Telemachus, my son!
To a wanderer the faces of all islands
resemble one another. And the mind
trips, numbering waves; eyes, sore from sea horizons,
run; and the flesh of water stuffs the ears.
I can’t remember how the war came out;
even how old you are–I can’t remember.
Grow up, then, my Telemachus, grow strong.
Only the gods know if we’ll see each other
again. You’ve long since ceased to be that babe
before whom I reined in the plowing bullocks.
Had it not been for Palamedes’ trick
we two would still be living in one household.
But maybe he was right; away from me
you are quite safe from all Oedipal passions,
and your dreams, my Telemachus, are blameless.
–
la traduction de Georges Nivat diffère quelque peu…
mais le sens en reste le même…
Télémaque, mon fils, la guerre de Troie a pris fin.
Qui l’a gagnée, je n’en sais rien.
Les Grecs, sans doute : pour jeter à la rue tant et tant de morts,
il n’y a que les Grecs!
Elle a pris fin; mais le chemin du retour
si tu savais combien il me paraît long!
Comme si Poséidon, pendant que là-bas nous perdions le temps, avait brouillé l’espace.
Je ne sais diantre pas où j’ai échoué, ni ce qui est devant moi :
îlot crasseux, buissons, murets pierreux et cochons qui grognent;
tout à l’abandon; une femme qui règne; de l’herbe et du caillou…
Mon cher Télémaque, ce que les îles peuvent se ressembler pour qui voyage trop!
comme le cerveau s’égare à compter les vagues qui l’assaillent!
Et l’œil, où l’horizon s’est coincé, larmoie;
l’oreille est assourdie par l’aqueuse masse.
Je ne sais plus comment la guerre a fini,
et j’ai perdu le compte de tes années.
Deviens grand, mon Télémaque, deviens homme!
Les dieux seuls savent si nous nous reverrons.
Déjà tu n’es plus le petit nourrisson devant qui je dus arrêter les taureaux.
Palamède a tout fait pour nous séparer.
Mais il n’avait peut-être pas tort : sans moi
tu es affranchi du tourment œdipien,
et tes songes, mon Télémaque, sont sans péché.
(Traduit par Georges Nivat.)
Philippe Delaveau – Les monts bleus
peinture : Morgan Ralston
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Les monts bleus et le ciel songeur.
Toi
Dont les yeux ardents sont
L’abri du ciel et des monts.
Source, frisson, tristesse, joie.
Je baiserai de ma langueur
Ta bouche.
Je vois les mots se former
Dans tes pupilles, sur tes lèvres.
Et je respire ton haleine.
Je me raccroche à la vie,
Je sais l’existence du monde
Lorsque je tiens ta main.
–
in (Le Veilleur amoureux)
Ecriture paysagère, plume voyageuse ( RC )

photo: Yann Arthus Bertrand – îles d’Aran – Inishmore
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J’ai écrit sur les causses et les montagnes
L’aube sur les étangs gelés, en rase campagne
Les déplacements minuscules, qui font sans doute
La différence, aux zébrures de parcours d’autoroute…
J’ai aimé la nef affleurant des îles d’Aran
Les nuages empilés, de ces îles sous le vent
Les champs qui ondulent, et contournent les collines,
Les pins sylvestres attentifs, au bord des dolines,
En attendant que l’orage cesse, sous un abri de roc,
Ma tête convoquait les ogives d’une cantate baroque
Les toits dansants d’un village provençal,
Un marché, fruits et légumes, jonglant de couleurs sur les étals.
Avec mes croquis des maisons d’Amsterdam,
Sous un ciel si bas, que les nuées condamnent,
Je me suis donné l’espace d’un défi,
Sans transcrire en photos, architectures, et géographies…
La plaine est immobile, et la plume voyageuse,
Et caresse aussi bien les bords de la Meuse,
Que le bourdonnement têtu des abeilles
Dans les calanques, près de Marseille.
RC – 29 juin 2012
La route tracée de pluie ( RC )
La route tracée de pluie
Ta route est tracée de pluie et de soleil
Les ombres s’y allongent et s’y diluent
Dans une perspective incertaine
Les allers et retours, et croisées de chemin
Offrent en raccourcis leurs ornières et leurs dos d’âne
Les reflets des orages dans les flaques
Et celui de ta vie, qui mène comme elle l’entend
Son petit bonhomme de chemin
Et croise souvent le mien.
C’est à croire que la carte est écrite,
Qu’il est des rencontres fortuites,
Ou presque, qui nous retrouveront à l’abri
Aux petits bars de la côte, les odeurs de soupe
de chou-fleur et les fish ‘n chips,
Alors que la mer s’est suspendue,
Un instant de repos en paysage
Et la lumière au fond de toi
Qui me guide souvent, d’entre les nuages…
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18 juin 2012
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auquel de nouveau Lutin fait écho avec
C’est douloureux et tendre à la fois
la route tracée de pluie
le silence des corps interdits
pliant leur ombre en désespoir
Comme il est doux de traverser les lieux solitaires
dans le dos des marches
descendre le long fil de l’oubli
refusant de dormir
le soir tendu comme l’orage
Il manque la longévité des heures
cogne le cœur
un jour le ciel s’arrêtera de pleurer
creusant la mer de sel
aux couleurs d’un champ de neige
Entre-temps les cheveux poussent
fleurs aquatiques dans les flaques d’eau
la mort n’éteint pas les lumières
glissent nos yeux dedans
les mains retenues
lutine – 19-06-2012
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La chaise du dormeur (RC)
Hommage à Henry Moore ( le célèbre sculpteur anglais)
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La chaise du dormeur
est au sommet de la colline
Si elle promet le repos
C’est après de longs efforts d’ascension
Que l’on voit ses pieds de bronze
Scellés sur la roche
Le roi et la reine, échappés
peut-être d’un échiquier
Déjà arrivés, ont occupé la place
En laissant la partie se dérouler
Dans la vallée que déjà le soir remplit
De frissons et d’airs gris.
Des souverains, la couronne
A déjà servi d’abri
Pour construire un nid
A un couple d’étourneaux
Venu apporter comme cadeau
Le premier baiser de la lune.
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