Et tu finis par ranger le livre, là-haut, à sa place exacte, ce petit creux d’ombre et d’oubli comme le coin de terre qui te revient. Tu reviens toi aussi
à ta place, devant la fenêtre, la table, ce carré de neige que nul encore n’a forcé et qui va dans tous les sens comme ta vie parmi les mots, les morts.
Tu sais bien qu’aucun signe ne guérit de l’absence, pas plus que le merle en tombant ne renverse l’axe de la terre, mais tu persiste, ô scribe, à soudoyer les anges :
un peu d’or dans la boue, dites, que la nuit reste ouverte.
C’est le vent d’été qui a couché les blés , un silence s’est fait parmi les bruits : c’est bientôt la pluie qui va nourrir la terre, celle qui désaltère, et que l’on attend depuis si longtemps : Pendant que le ciel oscille : l’orage plante ses faucilles concentre ses flèches rebondit sur la terre sèche.
Il éparpille les jours torrides, remplit les poitrines vides, gonfle les ruisseaux, cherche dans les rocs des échos, qu’il trouve jusque dans ta voix : cette soif insatiable que rien ne combat : la vie est revenue d’une longue absence Elle remercie la providence, envisage un nouvel avenir : je vois tes seins s’épanouir, l’herbe reverdir, et le désert refleurir…
J’ai beaucoup appris de tes paysages, de l’attente et des passages, des courbes de tendresse où le temps paresse de tes frissons secrets et des lits défaits où se courbe la rivière, où se love la lumière : Après l’orage et le calme revenu, au silence dévêtu, la chair embrasée, enfin apaisée…
Enfin vous m’avez laissé voir cet album qui, Une fois ouvert, m’affola. Tous vos âges En mat et en brillant sur les épaisses pages ! Trop riches, trop abondantes, ces sucreries Je me gave de si nourrissantes images.
Mon œil pivote et dévore pose après pose – Cheveux nattés, serrant un chat pas très content, Ou vêtue de fourrure, étudiante charmante, Ou soulevant un lourd bouton de rosé Sous un treillage, ou portant chapeau mou
(Un peu gênant, cela, pour diverses raisons) – De toutes parts, vous m’assaillez, les moindres coups Ne venant pas de ces types troublants qui sont Vautrés à l’aise autour de vos jours révolus :
Dans l’ensemble, ma chère, un peu indignes de vous.
Mais ô photographie semblable à nul autre art, Fidèle et décevante, toi qui nous fais voir Morne un jour morne et faux un sourire forcé, Qui ne censures pas les imperfections – Cordes à linge et panneaux de publicité –
Mais montres que le chat n’est pas content, soulignes Qu’un menton est double quand il l’est, quelle grâce Ta candeur confère ainsi à son visage , Comme tu me convaincs irrésistiblement Que cette jeune fille et ce lieu sont réels !
Dans tous les sens empiriquement vrais ! Ou bien N’est-ce que le passé ? Cette grille, ces fleurs, Ces parcs brumeux et ces autos sont déchirants Simplement parce qu’ils sont loin ;
En semblant démodée, vous me serrez le cœur,
C’est vrai ; mais à la fin, sans doute, nous pleurons D’être exclus, mais aussi parce que nous pouvons Pleurer à notre aise, sachant que ce qui fut Ne nous priera pas de justifier notre peine, Même si nous hurlons très fort en traversant
Ce vide entre l’œil et la page. Ainsi, je reste A regretter (sans nul risque de conséquences) Vous, appuyée contre une barrière, à vélo, A me demander si vous noteriez l’absence De celle-ci où vous vous baignez ; en un mot,
A condenser un passé que nul ne peut partager, A qui que ce soit votre avenir; au calme, au sec, II vous contient, paradis où vous reposez Belle invariablement, Plus petite et plus pâle année après année.
Philipp LARKIN
« The Less Deceived »
(The Marvel Press, 1955) Traduction in « Poésie 1 » n° » 69-70
Le Blanc m’obsède Le Blanc me tourmente Le Blanc me poursuit, m’aveugle Couleur des limbes crépusculaires Suaire des résurrections mortes Compagnon des crépuscules du soir et du matin Candidat de blanc vêtu Blanc qui es-tu ? Mort poursuivant la vie Vie poursuivant la mort Rideau de ma vie morte Jour tissé de nuit Blanc de l’amour ici Et de la mort Là-bas Blanc de l’absence remplie de vide Complice du temps qui passe Le Blanc m’envahit doucement Et irrésistiblement m’entraîne Devant la Grande Porte. Tandis qu’il me pousse et m’attire Je le distingue partout Il apparaît là où je ne le voyais pas Il me poursuit et je le traque… Avec espoir de mieux le comprendre Doux compagnon de mes vieux jours…
( interprété librement à partir d’une traduction bancale du texte original en catalan ).
peinture: Dillon Samuelson
Il y a toujours quelque chose, un souffle, une parole, un mot qui remplit le manque de toi ; c’est cette armure qui me protège du cauchemar de la colère et de la tristesse.
Après, tu deviens présente dans chaque vers écrit, et quand je les redis , solitaire, il n’y a pas de distance entre ton corps et le mien, unis toujours davantage dans le poème .
– Suis une femme de papier De celui dont on fait les arbres Et j’ai puisé à leur aubier Et mangé leurs feuilles vivantes Arraché l’écorce du fût Pour tenir debout à ma table
L’hiver sur du papier glacé Je laisse mes traces effaçables La sève qui coule des doigts Trace des mots sans importance Je flotte au vent car mes racines Courent à peine sous le sable
Suis une femme de papier Qui se froisse à moindre risée Qui brûle à petite flambe Dans un foyer désaffecté
Mais si l’oiseau à ma fenêtre Vient poser une plume blanche Je sens mes folioles renaître Et la plante à mon encrier
Je partirai sur une branche Emportée par nuit sans étoile Et vous dirai dans mon absence Ce que j’ai laissé sur la toile.
Pas même d’épitaphe sur le mur, Juste une ombre incrustée dessus.
Aucun tracé à la craie Comme on le voit autour du corps, Les policiers en faisant le contour, préservant la disposition des membres, avant qu’on ne l’enlève.
Aucun effet autre que le témoignage de l’éclair gommant la présence des hommes
Le fossé est une arrière-pensée
pas même un paysage.
Dans ses fenêtres, des fleuves entiers,
des ravins
des couleurs
et lui-même, un lieu tourné
par la terre.
*
Autre talus
Autre chemin que la terre creuse
Buissons de l’autre
Sentiers d’ici
Prairie. Prairie. Prairie.
et encore…
Talus
Quel mot d’absence.
Sur la terre inclinée une amie suit le mouvement de l’air. Seul l’oiseau chante le retour du jasmin à l’horizon du Soleil sur la terre.
Absence senteur d’Orient
Au matin qui s’enfuit les fleurs fanées épousent le chagrin d’un jardin oublié. Le ciel ruisselle mais les perles de pluie ne valent pas la douceur d’une main.
« Je vois le monstre de préférence (et c’est toujours ici de préférence qu’il s’agit) dans l’objet, le légume, le résidu dont on a su d’abord tirer usage, le fruit pressuré et la montre écrasée, pour les rejeter ensuite dans un coin où l’objet, le fruit, la montre, etc., poursuivent leur existence inutilisable.
Prenons ce tas de pelures d’oignons roux laissé au milieu du fenil apparemment oublié de Dieu et des hommes, une humble toison à peine dorée d’un rayon et qui ne donne au préalable aucune impression de protestation ni même d’existence, qu’un distrait pourrait fouler aux pieds, une araignée traverser sans risque, un balai balayer sans remords. Je songe : trop facile de te passer de toi pour expliquer. Et c’est pourquoi je repasse. Je ne veux pas donner dans le panneau.
C’est au contraire avec un grand souci de sympathie que je me penche sur le tas de pelures. Je les fouille, les sens, des monceaux de vers doivent les travailler mais ici mon observation est courte. Je pourrais expliquer la larve plus l’éclosion sans aboutir à aucune satisfaction personnelle. Chercher une ressemblance n’est jamais le fait du hasard mais d’un besoin intérieur, d’un rassurement dirai-je.
Pour me rassurer quant à la destination de ces pelures prêtes à se dissoudre en poussière, il me faut une expérience neuve et définir pourquoi, pourquoi ? Chaque fois que je passais près du tas et quel que fût mon état d’absence une tristesse incompréhensible me prenait, pourquoi tout déchet, tout objet délaissé dans un coin ne me semblait jamais tout à fait fini ni inutile, et pourquoi en fin de compte mon utilité au jour ne me paraissait ni plus certaine ni plus étonnante que celle du moindre objet, pour peu que je descende aux sources de la création. »
Nous vivons ici-bas une main serrée sur la gorge. Que rien ne soit possible était chose connue de ceux qui inventaient des pluies et tissaient des mots avec la torture de l’absence.
C’est pourquoi il y avait dans leurs prières un son de mains éprises du brouillard.
C’est dis-tu ce qu’on appelle le présent ce qui toujours nous suit toujours nous précède on voudrait dire cette chose sans corps mais qui fume des corps et ils flottent tournent comme des feuilles qui un instant s’enflamment brûlent puis s’éteignent et d’autres leur succèdent dans l’immobile jaillir que nul ne voit puisqu’il est dans nos yeux nos bouches nos gestes qui le font être ce mouvement d’eau vive lui donnent cette existence qu’il n’a pas alors d’un bouquet d’éclairs naît la lumière d’une grappe d’éclats la lenteur du jour les images où nous croyons toucher la vie la forme rassurante de chaque chose ton visage et mon visage qui s’approchent confondent dans la même ombre leur profil tout ce qui dure le temps d’un bref regard on l’habite peut-être une main se pose on entend une phrase voilà la neige ferme la porte et déjà on ne sait plus quand ni où puisque cela n’a pas d’histoire il y a seulement la même stupeur derrière la vitre une blancheur sans mots les pas qui se perdent sous le réverbère sur le seuil la déchirure de l’espace et la voix qui répète voilà la neige et tout le paysage qui nous regarde c’est tout cela qu’on voudrait dire ce rien où toujours tout ne cesse de commencer alors je dis je sais que c’est une image tu me brûles parce que c’est comme du feu entre nous même si vraiment rien ne brûle si c’est plutôt parfois comme la fraîcheur avec ton rire d’un éclat d’eau le clair de ton visage qui vient et c’est encore ce qui nous recommence nous fait remonter la pente du désastre encore la vie au milieu de la mort la pierre se délite le tronc pourrit le corps se décompose et l’air reste seul en silence comme pour veiller l’absence et pourtant on marche au-devant du matin comme si on ne devait jamais mourir puisqu’on est là les mouettes crient le froid fume sur les lèvres les doigts touchent le métal d’une clé la forme humide d’une rampe comme si oui c’était la première fois tu me brûles il y a dans le petit jour venue d’une porte entrouverte une odeur de café frais j’avance dans la lumière à ta rencontre je traverse une rue son fracas à cinq heures pour te rejoindre j’ai toutes les raisons de désespérer mais tu es là tu souris bonjour dis-tu.
dessin perso. Reprise à la plume et encre de chine portrait de mon père )
Padre
Les vitres sont bien celles qui nous
séparent du monde. De ce côté
tu meurs. De l’autre, serai-je assez vivant
pour parvenir à accepter une telle dérive des êtres
l’absence aux rives du détroit
que ne relie aucun bateau même imaginé.