Que me reste-t-il ? (Susanne Derève)
René Chabrière dessin ( d’après Passion de Godard)
Elle est là
Mais elle n’est pas là
Elle dort
Mais elle ne dort pas
Elle parle
Ou elle se tait
Et son silence
Est comme une pierre brute
Les mots une romance
Elle regarde
Mais elle ne voit pas
Elle rit
Elle ne rit pas
Il y a des larmes dans ses yeux
Des larmes d’errance
Et de pluie
Qui inondent mes mains
Et que je scellerai sur ses lèvres douces
D’un baiser
Elle aime
Aime-t-elle
M’aime-t-elle
Sait-elle encore aimer
Elle se dérobe si vite
S’élance gracieuse
Dans la lumière
Vers l’essence du jour
Se dérobe et s’enfuit
Sur un dernier baiser
Un ultime baiser
Il me reste
Que me reste-t-il
Il ne me reste rien
D’autre
Que le souvenir
De son corps si gracile
Etreinte fugitive
Le froissement d’une étoffe soyeuse
Dans sa fuite éperdue
Et le gout d’un baiser
Marina Poydenot – chemin de lumières
Chemin de lumières
Chaque journée, plus brève une poignée de lumière dans la forêt sombre. « Cette brièveté est infinie » te murmure ta vie passée directement de l’adolescence au vieillissement. As-tu grandi en petitesse ? Bientôt il n’y aura plus qu’un rayon sur ton pas et tu verras que la forêt était un champ d’étoiles. Tu découvriras enfin le visage de celui qui tenait la lampe de poche.
Le terrain vague – ( RC )
–
Entre les façades tristes, et mutiques
des rangées d’immeubles,
gît une zone indéfinie,
et personne ne revendique
les marges floues d’un territoire ;
ce lieu de passage, où rien ne semble certain,
comme l’oeil étrange d’un étang,
habité d’une vie secrète, à quelque distance,
sous la vase.
Les formes, même celles des plus banales,
semblent dériver à force d’abandon,
sans se heurter aux certitudes du ciment
et du goudron.
Des sentiers hésitants contournent des bosses,
évitent des flaques, où courent des nuages gris.
Je les empruntais comme des raccourcis,
ou bien avec les copains, les jours de désœuvrement.
Des bois morts sont des trophées anciens,
où s’accrochent d’anciens pneus de cycles.
Des graminées amères se disputent des tas de gravats .
Surgissent parfois des pierres taillées,
des morceaux de murs bousculés,
où se lisent encore des slogans rageurs,
et graffiti à moitié effacés .
Ce espace échappe à la géométrie,
se rebelle avec le présent, et régurgite de son ventre ,
des objets, qui y étaient enfouis,
lestés de batailles secrètes .
Des objets métalliques dont on ne saurait plus expliquer l’usage,
des tesselles de mosaïque aux couleurs vives,
et même je me souviens, du crâne d’une vache,
aux cornes envahies de mousse .
Ces voyages imprécis, aux abords de la ville,
tenaient d’un purgatoire .
D’une rumeur entre deux rives :
elle confessait la parole d’un passé, pas encore normalisé .
Les parcours capricieux, avaient quelque chose à voir ,
sans doute, avec l’adolescence.
Comme elle, quelques années suffiraient à en interdire l’accès,
à le cerner de murs, avant de le transformer,
en parking de supermarché.
–
RC – janv 2015
Colette Peignot (Laure ) – d’où viens-tu ?

peinture – Ferdinand Hodler Dents-du-Midi- dans les nuages (Jungfrau )
D’où viens-tu avec ton cœur
déchiré aux ronces du chemin.
Les mains calleuses de casseur de pierre
et ta tête gonflée comme une
outre piquée ?
.
Nous sommes ceux qui crient dans le désert
qui hurlent à la lune.
.
Je le sens bien maintenant : « mon devoir m’est remis. » Mais
lequel exactement ?
C’est parfois si lourd et si dur que je voudrais courir dans la
Campagne.
Nager dans la rivière
oublier tout ce qui fut, oublier l’enfance sordide et timorée.
Le vendredi saint, le mercredi des cendres.
l’enfance toute endeuillée à odeur de crêpe et de naphtaline
L’adolescence hâve et tourmentée.
Les mains d’anémiée.
Oublier le sublime et l’infâme
Les gestes hiératiques
Les grimaces démoniaques.
Oublier
Tout élan falsifié
Tout espoir étouffé
Ce goût de cendre
Oublier qu’à vouloir tout
on ne peut rien
Vivre enfin
« Ni tourmentante
Ni tourmentée »
Remonter le cours des fleuves
Retrouver les sources des montagnes
les femmes les vrais hommes travailleurs
qui enfantent
moissonnant
M’étendre dans les prairies
Quitter ce climat
Ses dunes, ses landes sablonneuses, cette grisaille et
ses déserts artificiels,
Ce désespoir dont on fait vertu,
Ce désespoir qui se boit
se sirote à la terrasse des cafés
s’édite… et ne demanderait qu’à nourrir très bien son homme
Vivre enfin
Sans s’accuser
ni se justifier
Victime
ou coupable
comment dire ?
Un tremblement de terre m’a dévastée
.
On t’a mordu l’âme
Enfant !
Et ces cris et ces plaintes
Et cette faiblesse native
Oui –
Et s’ils ont vu mes larmes
Que ma tête s’enfonce
jusqu’à toucher
le bois
et la terre
LAURE (Colette Peignot)

photographie – Garry Winogrand – El Morocco, 1955
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Nicolas Sarafian – foule et solitude

Erevan et mont Ararat : provenance
Nicolas ou Nigoghos Sarafian est un auteur arménien,
qui s’est exprimé sur le génocide perpétré en son pays, et dont on peut retrouver des extraits sur cette page pdf
ainsi que dans le blog de poésie arménienne ( quelques textes sont traduits en français)
« J’aimais la foule, quelquefois. Dans la grande ville, de rue en rue, les soirs, je me livrais au courant du fluide électrique émanant de milliers de corps. Je m’enivrais au bruit marin des innombrables pas. Mais peu à peu, au fil des ans, cette foule m’a jeté dans la solitude. J’ai reconnu la différence entre eux et moi. Et j’étais seul dans ma différence. Et une nuit, sur un trottoir visqueux de
pluie, dans les lumières diverses qui étincelaient au fond du miroir noir, je me suis soudain senti
au-dessus du vide. L’étranger.Mais également un mal plus cruel encore. La terre était seule, errante dans l’espace. Seuls et errants étaient les êtres. Et en même temps l’individu était absent.
Je songeais que l’homme avait été ainsi depuis l’époque préhistorique. Il marchait, parlait, mangeait,
copulait,riait, pleurait, se sacrifiait, poursuivant toujours un mirage, attendant toujours un avenir
qui ne vient pas. Le trottoir bouillonnait sous mes pieds, des pourritures de milliers d’années. Et
moi, seul et errant, je me demandais ce qui se préparait.Un chrême* ou une mixture infernale ? Le
trottoir mouillé du sang d’innombrables vers écrasés. Et les lumières blanches et rouges, vertes et
jaunes des boutiques de luxe qui éclairaient les teignes de la pluie par milliards et qui donnaient
aux passants un masque funèbre comme s’ils fussent tous des morts, se reflétaient dans le trottoir
mouillé, remuaient là quelques générations de méduses et de vipères visqueuses et grouillantes.
J’avais vu la civilisation, mon rêve d’adolescence…
Je l’avais vue et je m’y perdais… »