Denise Le Dantec – sept étoiles à la Grande Ourse

Les Hyperboréens ont compté sept étoiles à la Grande Ourse
Lié l’amour à l’adieu dans le champ des pommiers
Nos têtes sont devenues sourdes
Batailleuses nos mains dans l’eau des rocs
Le long de la côte
L’ombre enroule les fils du soleil
Et tire les images de la lumière dans l’herbe
la cendre et la fumée
Face au Nord sur la roche l’Ange s’assied
Et comme un oiseau qui prend son vol,
couleur de soleil, il s’élève
Sourds et nus sont le sable et le poisson sur le rivage
Et comme l’aiguille entraîne le fil le vent
entraîne les nuages
Sous l’archivolte du porche orné de fleurs-paratonnerre
L’Ange pénètre ma chair
Au fond des nuits il y a d’autres nuits
Sous l’ombre des feuilles d’akènes pourries
d’autres ombres
O les repaires insaisissables des bêtes
Dans les tourelles du givre et les rouelles du froid
Les mûres de mes seins sont devenues noires
Plus loin il y a un bois d’hiver noir et profond
qu’on nomme Bois des Loups
Les sentiers sont coupés de branchages si hauts
qu’on les dirait prêts aux bûchers
En novembre les fileuses d’étoupe filent leurs
manteaux de brindilles et de cheveux,
sur les troncs équarriés
Leurs yeux épèlent l’alphabet des étoiles,
Leur écheveau est une torche d’où s’échappent
les mèches de leurs crânes tondus
De leurs bouches s’égoutte le sang de leurs
engelures
L’Ange apaise ma blessure et me porte
Jusqu’à cette église, ô la Sainte,
Aux portes de digitales et de poison
Pour te battre
Comme la mer sur les côtes
Aux portes de misère et de foudre
Où, pour plus de mal encore, tous mes sens m’abandonnent
Les clefs de la maison – ( RC )

Des générations se sont succédé,
dans la vieille maison.
Imagine alors les décennies,
où des portes se sont ouvertes et closes,
les secrets scellés,
derrière le silence
ou les coffres muets
aux serrures bien huilées.
On a perdu bien des choses,
comme les arômes des roses,
et des outils
dont on ne connaît plus l’usage.
Dans un fond du tiroir du vaisselier,
se sont entassées toutes sortes de clefs,
qui ont résisté au passé,
mais ne permettent plus de l’ouvrir.
J’en ai trouvé de toutes sortes:
des lourdes et des longues,
des fines et des plates,
de toutes petites aussi.
J’ai pensé que certaines s’adaptaient
à un cadenas, une autre à un coffret à bijoux.
Clefs rouillées, clefs égarées,
qu’est-ce qui vous rassemble ?
Aucune d’elles n’a plus d’utilité :
je les imagine dans un tableau de Magritte,
ne permettant d’entrer
que dans les nuages .
Je trouve, parmi toutes ces clefs,
celles que des amis m’avaient confié,
avant qu’ils ne déménagent
pour leur dernier voyage….
Peut-être trouverai-je parmi
celles qui me restent
la clef du paradis
( on m’y aurait réservé une place ).
Reste à savoir laquelle
aura des ailes ,
quand ce sera mon tour
un petit tour, et puis s’en va ….
Faut s’en faire une raison :
je n’aurai pas besoin , pour la maison
de la fermer à double tour ,
( je garderai toujours la clef de ton amour ) .


Allain Leprest – l’homme aux deux ombres
sculpture : Jean-Pierre Baldini
Le type d’en haut le solitaire
Si j’vous disais il a deux ombres
Qui le suivent sous les réverbères
De la ville quand la nuit tombe
Une ombre bleue à chaque jambe
La sienne et celle d’une dame
Deux ombres qui soupirent ensemble
Sur le drap sale du macadam
On dit que c’est un vieil amour
Un coup au coeur jamais guéri
Qui n’a laissé que son contour
Découpé dans un matin gris
V’là c’est pour ça qu’il a deux ombres
Qui déambulent derrière lui
Qu’il promène dans les décombres
De sa mémoire toutes les nuits
Deux ombres enlacées côte à côte
Cousues au bas de son manteau
Les mains mises l’une dans l’autre
Qui s’embrassent derrière son dos
Une ombre bleue à chaque jambe
La sienne et celle d’une dame
Deux ombres qui soupirent ensemble
Sur le drap sale du macadam
Le type d’en haut il a deux ombres
Et il les rentre au petit jour
Quand le premier rayon fait fondre
Les contours de nos vieilles amours
Clarice Lispector – Et alors ? J’adore voler !
Peinture: Leopold Survage
Il m’est arrivé de cacher un amour par peur de le perdre,
Il m’est arrivé de perdre un amour pour l’avoir caché.
Il m’est arrivé de serrer les mains de quelqu’un par peur
Il m’est arrivé d’avoir peur au point de ne plus sentir mes mains
Il m’est arrivé de faire sortir de ma vie des personnes que j’aimais
Il m’est arrivé de le regretter
Il m’est arrivé de pleurer des nuits durant, jusqu’à trouver le sommeil
Il m’est arrivé d’être heureuse au point de pas parvenir à fermer les yeux.
Il m’est arrivé de croire en des amours parfaites.
Puis de découvrir qu’elles n’existent pas.
Il m’est arrivé d’aimer des personnes qui m’ont déçue.
Il m’est arrivé de décevoir des personnes qui m’ont aimée
Il m’est arrivé de passer des heures devant le miroir pour tenter de découvrir qui je suis et d’être sure de moi au point de vouloir disparaître
Il m’est arrivé de mentir et de m’en vouloir ensuite, de dire la vérité et de m’en vouloir aussi.
Il m’est arrivé de faire semblant de me moquer de personnes que j’aimais avant de pleurer plus tard, en silence dans mon coin.
Il m’est arrivé de sourire en pleurant des larmes de tristesses et de pleurer tant j’avais ri.
Il m’est arrivé de croire en des personnes qui n’en valaient pas la peine, et de cesser de croire en ceux qui pourtant le méritaient.
Il m’est arrivé d’avoir des crises de rire quand il ne fallait pas.
Il m’est arrivé de casser des assiettes, des verres et des vases, de rage.
Il m’est arrivé de ressentir le manque de quelqu’un sans jamais le lui dire.
Il m’est arrivé de crier quand j’aurais dû me taire, de me taire quand j’aurais dû crier.
De nombreuses fois, je n’ai pas dit ce que je pensais pour plaire à certains, d’autres fois, j’ai dit ce que je ne pensais pas pour en blesser d’autres.
Il m’est arrivé de prétendre être ce que je ne suis pas pour plaire à certains,et de prétendre être ce que je ne suis pas pour déplaire à d’autres.
Il m’est arrivé de raconter des blagues un peu bêtes encore et encore, juste pour voir un ami heureux.
Il m’est arrivé d’inventer une fin heureuse à des histoires pour donner de l’espoir à celui qui n’en avait plus.
Il m’est arrivé de trop rêver, au point de confondre le rêve et la réalité…
Il m’est arrivé d’avoir peur de l’obscurité, aujourd’hui dans l’obscurité
“je me trouve, je m’abaisse, je reste là »
Je suis déjà tombée un nombre innombrable de fois en pensant que je ne me relèverais pas.
Je me suis relevé un nombre innombrable de fois en pensant que
je ne tomberais plus.
Il m’est arrivé d’appeler quelqu’un pour ne pas appeler celui que
je voulais appeler.
Il m’est arrivé de courir après une voiture parce qu’elle emmenait
celui que j’aimais.
Il m’est arrivé d’appeler maman au milieu de la nuit en m’échappant d’un cauchemar.
Mais elle n’est pas apparu et le cauchemar fut pire encore.
Il m’est arrivé de donner à des proches le nom d’ami et de découvrir qu’ils ne l’étaient pas.
D’autres en revanche, que je n’ai jamais eu besoin de nommer m’ont toujours été et me seront toujours chers.
Ne me donnez pas de vérités, parce que je ne souhaite pas avoir
toujours raison.
Ne me montrez pas ce que vous attendez de moi parce que je vais suivre mon cœur !
Ne me demandez pas d’être ce que je ne suis pas, ne m’invitez pas à être conforme, parce que sincèrement je suis différente ! Je ne sais pas aimer à moitié, je ne sais pas vivre de mensonges, je ne sais pas voler les pieds sur terre. Je suis toujours moi-même mais je ne serais pas toujours la même !
J’aime les poisons les plus lents, les boissons les plus amères, les
drogues les plus puissantes, les idées les plus folles, les pensées les plus complexes, les sentiments les plus forts.
Mon appétit est vorace et mes délires sont les plus fous.
Vous pouvez même me pousser du haut d’un rocher, je dirai : – et alors
J’adore voler !
James Joyce – musique de chambre III: ( pâles portes de l’aurore)
peinture: Stephane Halbout
III
A l’heure où tout repose encore silencieux,
O toi qui restes seul à surveiller les cieux,
Entends-tu dans la nuit le vent et les soupirs
Des harpes suppliant Amour de réouvrir
Les pâles portes de l’aurore ?
Quand tout est en repos, toi seul es-tu levé
Pour écouter jouer les harpes nuancées
Sur le chemin d’Amour qu’elles vont précédant,
Et le vent de la nuit donnant le contre-chant
Jusqu’à ce que passe la nuit ?
Harpes invisibles, jouez donc pour Celui
Dont le chemin s’en va brillant au Paradis
A l’heure où va et vient quelque tendre lumière,
Une douce musique flotte dans les airs
Et joue ici bas sur la terre.
–
III
At that hour when all things have repose,
O lonely watcher of the skies,
Do you hear the night wind and the sighs
Of harps playing unto Love to unclose
The pale gates of sunrise ?
When ail things repose, do you alone
Awake to hear the sweet harps play
To Love before him on his way,
And the night wind answering in antiphon
Till night is overgone ?
Play on, invisible harps, unto Love,
Whose way in heaven is aglow
At that hour when soft lights corne and go,
Soft sweet music in the air above
And in the earth below.
Marine Giangregorio – Signe
photo: Francesca Woodman
Un signe, elle attendait
Un signe, une pluie
Un regard, une odeur
Le sursaut!
Elle en vint à prier
La larme
De lui offrir une caresse
Pour que la peau vive
Sente, que ses lèvres
Gouttent une présence
Mais comme le mot
La larme résiste
La peau est froide
Le signe, croyait-elle
Irriguerait
L’inspiration
La faim
Le désir
La colère
Le regret
Ses artères seraient
Semblables à de petits torrents
Où la vie s’emporte, se révolte
Il lui fallait
Que lui aurait-il fallut?
Un peu d’amour de soi
Un peu de dégoût aussi
Non de l’indifférence
« L’absence à soi
C’est le pire des sentiments »
Se dit-elle,
Attendant un signe
Un signe d’elle
Et comme rien n’arrivait
Elle se mit face au grand miroir
Scellé au mur
Regarda longuement
L’image reflétée
Y enfonça le crane
Tête baissée
–
on peut consulter d’autres textes de M Giangregorio en allant sur son site
Richard Brautigan – poème d’amour
photo Andreas Kauppi
Qu’est-ce que c’est agréable
de pouvoir se lever le matin
tout seul
et de ne pas avoir à dire aux gens
que vous les aimez
quand vous ne les aimez plus.
Lucio Mariani – Echec et mat
11 septembre 2001
Je suis né à Rockaway, non loin de Brooklyn, sur un morceau de terre qui ressemble à un grand doigt pointé vers l’Atlantique.
Je ne me souviens pas qu’une femme ait entouré d’amour mon enfance et mes premiers émerveillements.
Mais c’était beau de grandir derrière une haie, avec l’océan dans les yeux chaque jour, aussi beau que de débusquer dans le visage italien de mon père un orgueil mal dissimulé, le jour où je revins à la maison avec mon premier salaire de comptable.
Il voulut faire une partie d’échecs, et le temps de fumer deux cigarettes, lui coup de la tour, un coup de la reine,
Il se laissa battre sans appel. Il en tira la conclusion qu’ il me fallait toujours prendre garde aux tours, « Dangereuses », avait dit mon vieux d’un air grave et moi, souriant,
Je me souvenais de son propos en ce mardi 11 septembre, tandis que je me hâtais de rejoindre mon bureau à Manhattan.
Et je peux reconnaître le bien-fondé de son conseil maintenant que je suis poussière dispersée par un éclair obscène, poudre abandonnée parmi d’autres poudres, matière décomposée sous un trottoir détruit, près d’une feuille où mon père ne pourra jamais me trouver, ne serait-ce que pour tenir cette main avec laquelle je jouais aux échecs.
J’étais de Rockaway Et je n’ai connu ni l’amour ni le réconfort des femmes : qu’une femme vienne, maintenant, et qu’elle demande aux iris blancs de fleurir au milieu de mon nom disparu, effacé.
Eugenio de Andrade – le petit persan
peinture: Mirko Hànak
C’est un petit persan
bleu le chat de ce poème.
Comme n’importe quel autre, mon amour
pour cette âme ténue est maternel :
une caresse lèche son pelage,
une autre met le soleil entre ses pattes
ou une fleur à la fenêtre.
Avec griffes, dents et obstination,
il fait une fête de ma vie.
Je veux dire, ce qui me reste d’elle.
René Guy Cadou – Journal inachevé

Juan Gris – La lampe
Dormeur inespéré je rêve
Et voici que soudain une petite lampe
Remue très doucement sa paille
Et qu’à cette lueur j’entrevois
Le malheur occupé au loin
Rien à frire
Dans la poêle sans fond de l’avenir !
Rien à tirer de la grenouille de l’enfance !
Mais surtout rien à boire
Dans la coupe de l’espérance
Sinon un vin de tous les jours
Rêvais-je encore ?
Quel ange éberlué me nommait ?
Les heures comme des carpes se retournaient
Tout près
Sur le sommier du fleuve
Et pour la première fois peut-être j’entendis
La corde d’un violon casser
Voici que l’acajou verdit que la chambre s’emplit
De la marée inaugurale d’un poème
Et que cet enfant d’autrefois
Se met à vivre à la fenêtre !
Laissez entrer tous ceux qui rêvent
Laissez-moi m’habituer
Au récipient à peu près vide de la lune
Qu’un chien traîne en hurlant sur le pavé du quai
Je te vois mon amour
Ensoleillée par les persiennes de l’enfance
Comme un matin trop beau couleur de thym
Avec ce frétillement d’ablettes de tes jambes
Et cette lente odeur de lessive et de pain
Marche un peu dans la rue sans ombre
Vers la flamme !
Redresse-toi un peu que j’accède à présent
Par le puits de tes yeux aux sources de ton âme
Où n’ont jamais plongé les racines du temps.
Comme un oiseau dans la tête
Poésie Points
Charlie Chaplin – Vie
J’ai agi par impulsion, j’ai été déçu par des gens que j’en croyais incapables, mais j’ai déçu des gens aussi.
J’ai tenu quelqu’un dans mes bras pour le protéger.
Je me suis fait des amis éternels.
J’ai ri quand il ne le fallait pas.
J’ai aimé et je l’ai été en retour, mais j’ai aussi été repoussé.
J’ai été aimé et je n’ai pas su aimer.
J’ai crié et sauté de tant de joies, j’ai vécu d’amour et fait des promesses éternelles, mais je me suis brisé le coeur, tant de fois!
J’ai pleuré en écoutant de la musique ou en regardant des photos.
J’ai téléphoné juste pour entendre une voix, je suis déjà tombé amoureux d’un sourire.
J’ai déjà cru mourir par tant de nostalgie.
J’ai eu peur de perdre quelqu’un de très spécial (que j’ai fini par perdre)………
Mais j’ai survécu!
Et je vis encore!
Et la vie, je ne m’en lasse pas …………
Et toi non plus tu ne devrais pas t’en lasser. Vis!!!
Ce qui est vraiment bon, c’est de se battre avec persuasion, embrasser la vie et vivre avec passion, perdre avec classe et vaincre en osant…..parce que le monde appartient à celui qui ose!
La vie est beaucoup trop belle pour être insignifiante! »
Silences – (Susanne Derève)

Pablo Picasso – Femme à la tête rouge
Ma mère, mon enfant, ma sœur,
et toi mon amie que tes peurs
entrainent parfois dans les limbes
comme si le diable allait t’étreindre
au saut du lit
Et les mots les mots qui s’envolent
quand de me pencher sur vous
de vous bercer à genoux
me rend avare de paroles
Ma mère, mon enfant, ma sœur,
toi mon amie dont le malheur
donne à mes joies un gout de cendre
Ces mots que tu voulais entendre
ai-je jamais su te les dire
tant il faut d’amour pour apprendre
à mentir
Rabindranath Tagore – cette enfant
photo Ayashok
Ce n’est encore qu’une enfant, Seigneur.
Elle court autour de ton palais , s’amuse, elle essaie de faire de toi aussi un joujou.
Elle ne prend pas garde ses cheveux décoiffés, ou à ses vêtements négligés
qui traînent dans la poussière.
Mlle s’endort sans répondre quand tu lui parles — la fleur que tu lui donnes le matin,
lui glissant des mains, tombe dans la poussière.
Lorsque la tempête éclate et que le ciel est plongé dans l’obscurité, elle ne dort plus;
ses poupées éparpillées sur le sol, elle s’accroche à toi, de terreur.
Elle craint de ne pas bien te servir.
Mais tu la regardes jouer en souriant.
Tu la connais.
Cette enfant assise dans la poussière est l’épouse qui t’est destinée;
ses jeux s’apaiseront, se feront plus graves, deviendront amour.
Alda Merini – en contact avec la chair du monde
sculpture – Musée Gulbenkian – Lisbonne
J’aime les gens qui savent écouter le vent sur leur peau,
sentir les odeurs des choses, en capturer l’âme.
Ceux qui ont la chair en contact avec la chair du monde.
Parce que, là, il y a de la vérité, il y a de la sensibilité,
parce que, là, il y a encore de l’amour « . –
–
Robert Ganzo – Lespugue
- Jean Fautrier – Grand nu debout
Lespugue
A Léona Jeanne.
L’ultime pas, le dernier feu,
tout signe, le chaos l’efface.
Rien que des vents pleins de froid bleu
entre des mâchoires de glace.
Dans l’ombre de ton lourd sommeil,
parmi les neiges et les pierres,
un premier rêve éclôt, pareil
au gel qui brûle tes paupières.
Ton souffle, comme une eau s’élève
vers quel fleuve encore incertain ?
Ouvre les yeux au bout du rêve ;
voici l’aube et le ciel s’éteint.
C’est donc ici ? Faims, soifs, saccages,
tumultes : nous fûmes conduits.
Seules tes mains, comme des cages,
gardent ce qui reste des nuits.
Comme les dents d’une morsure,
te levant quand je me levais,
tu me suivais, esclave sûre,
et peut-être, je te suivais,
esclave sans effroi, moi-même.
Ainsi, mornes, indifférents,
accouplés, deux signes errants
dans l’hostilité d’un ciel blême.
Bois immobiles sans poussière ;
lacs noirs où rien n’avait baigné ;
chemins de sang ; haltes de pierre :
au gré du troupeau résigné
nous fûmes conduits. Tout s’efface.
Au bout du rêve ouvre les yeux ;
rien que ton corps chaud et frileux
rien que mes yeux de bête lasse.
Le jour. Regarde. Une colline
répand jusqu’à nous des oiseaux,
des arbres en fleurs et des eaux
dans l’herbe verte qui s’incline.
Toi, femme enfin — chair embrasée
comme moi tendue, arc d’extase,
tu révèles soudain ta grâce
et tes mains soûles de rosée.
Tes yeux appris aux paysages
je les apprends en ce matin
immuable à travers les âges
et sans doute à jamais atteint.
Déjà les mots faits de lumière
se préparent au fond de nous ;
et je sépare tes genoux,
tremblant de tendresse première.
* * *
Où finis-tu ? Je t’ai laissée
Dans la chaleur de notre abri ;
mais tu marches dans ma pensée
et me dépasses, comme un cri.
Les loups n’ont pas clameur si grande
lorsque s’abat celui qui meurt ;
et les vents n’ont pas la rumeur
que je porte ainsi qu’une offrande.
Je te laisse et tu m’accompagnes
jusqu’aux pénombres de ces bois,
dans ces ravins, sur ces montagnes
où se déchirent les nuages ;
et dans mes mains, lorsque je bois,
c’est ton visage que je vois,
le premier de tous tes visages
ouvert pour la première fois.
L’ombre monte et tu m’es ravie.
Jusqu’à tes confins poursuivie,
tu t’endors. Et moi, vigilant,
j’écoute l’oiseau te frôlant,
les sources, le bruit de ta vie
venu de son plus lointain gîte,
et le feuillage gris qu’agite
un souffle plein d’appels et lent.
Où finis-tu, quand je retrouve
tes bras qui m’attendent, tes fièvres,
et le mystère de tes lèvres
pareilles à ce feu qui couve ?
Tu souris aux abords du règne
où va ton regard pénétrant ;
et ta force, comme un torrent,
jaillit de ton ventre qui saigne.
Si ma fureur prise à la grappe
de ton corps tranquille et puissant
crie et se mélange à ton sang,
ton visage éloigné m’échappe.
Ta chair immense que j’étreins
riait et pleurait dans ma moelle,
et je trouve, au fond de tes reins,
la chute sans fin d’une étoile.
Où finis-tu ? La terre oscille ;
et toi, dans le fracas des monts,
déjà tu renais des limons,
un serpent rouge à la cheville ;
femme, tout en essors et courbes
et tièdes aboutissements,
lumière, et nacre ombres et tourbes
faites de quels enlisements ?
* * *
Vals que l’été gorge de sève,
je vois tes seins s’épanouir
et parfois ton ventre frémir
comme un sol chaud qui se soulève.
Tu m’apaises si je m’étonne
de ces pouvoirs que tu détiens ;
et je sais, femme, qu’ils sont tiens
les miracles roux de l’automne.
Ta voix chante les longs passages
de nos frères multipliés
aux horizons, et leurs messages
noués au tronc des peupliers ;
les noirs charniers des jours torrides
les faims, les soifs insatiables
et le rire égrené des sables
déchirant des poitrines vides ;
les griffes, l’empreinte des dents,
les flammes vacillantes dans
la nuit des plaines infinies,
la sèche attente des momies,
le dur et blanc dédain des os,
l’ordre frappé sur la peau morte
roulant aux ailes des échos,
et tout ce que la terre porte.
Et chante aussi que tu m’es due
comme mes yeux, mes désarrois,
et tes cinq doigts d’ocre aux parois
de la roche où ta voix s’est tue.
Le silence t’a dévêtue,
— chemin d’un seul geste frayé —
et mon orgueil émerveillé
tourne autour d’une femme nue.
Première et fauve quiétude
où je bois tes frissons secrets
pour connaître la saveur rude
des océans et des forêts
qui t’ont faite, toi, provisoire,
île de chair, caresse d’aile,
toi, ma compagne, que je mêle
au jour continu de l’ivoire.
Ton torse lentement se cambre
et ton destin s’est accompli.
Tu seras aux veilleuses d’ambre
de notre asile enseveli,
vivante après nos corps épars,
comme une présence enfermée,
quand nous aurons rendu nos parts
de brise, d’onde et de fumée.
Lespugue – L’oeuvre poétique – nrf – Gallimard
Liens :
Robert Ganzo : Biographie
La Vénus de Lespugue : Blog : Main tenant
Lespugue : R. Ganzo/ O. Zadkine
De l’amour – (Susanne Derève)

Albert Houthuesen – L’orage
De l’amour,
En fallait-il assez pour voir
lever les aubes
pour y sentir perler la rosée du matin
et sur la mer cueillir ce rayon incertain
qui vient défaire la brume
aux premières aurores
Aveugle est-on sans lui
avec des yeux qui ne savent plus
voir saisir
le doux reflet du monde
On a perdu ce pas étincelant
qui nous poussait au long des rives
à guetter le ciel
son moindre éclat sur l’eau
on marche droit
on n’enjambe plus les herbes hautes
ou les fossés pour y guetter l’oiseau
Lève-t-on même les yeux
pour glaner les fruits murs
et quand fulgurent les premiers éclats
du printemps
va-t-on chercher encore aux crocus
les premières étamines de safran
sous les feuilles sèches
de l’hiver moribond
aveugle et sourd est-on
L’ai-je su s’il avait fui
par les fenêtres
par les interstices du jour
ou par les pores de la nuit
une nuit ronde épaisse
où flottait sans un bruit
une entêtante odeur
d’averse
et sans doute n’était-ce pas tout à fait
le silence
ou bien un silence si lourd
qu’il sonnait le glas
de l’amour
comme il faut bien un jour mettre fin
à l’enfance
pour y rejoindre un monde
aveugle et sourd
rongé d’absence
Mahmoud Darwich – (Dans le grand départ je t’aime plus encore)

l’Alhambra , Grenade – Joaquin Sorolla y Bastida
Dans le grand départ je t’aime plus encore. Sous peu
Tu refermeras la ville. Je n’ai pas de cœur dans tes
mains, et pas
De chemin qui me porte. Dans le grand départ je
t’aime plus encore
Notre grenadier après toi a perdu sa sève. Plus légers
les palmiers
Plus légères les collines, et nos rues dans le crépuscule
Et la terre qui dit adieu à sa terre. Plus légers les
mots
Et les contes sur les marches de la nuit. Mais mon
cœur est lourd
Laisse-le là, qui hurle autour de ta maison et pleure
les beaux jours
Je n’ai d’autre patrie que lui. Dans le grand départ je
t’aime plus encore
Je vide l’âme des derniers mots. Je t’aime plus
encore
Dans le départ les papillons guident nos âmes. Dans
le départ
Nous nous souvenons d’un bouton de chemise
perdu, et nous oublions
La couronne de nos jours. Nous nous souvenons de
la sueur aux parfums de l’abricot, et nous oublions
La danse des chevaux dans les nuits de noces. Dans
le départ
Nous égalons l’oiseau. Nous compatissons pour nos
jours et nous nous contentons de peu
Il me suffit de toi le poignard doré qui fais danser
mon cœur meurtri
Tue-moi lentement et je dirai : Je t’aime plus que
Je ne l’ai dit avant le grand départ. Je t’aime. Rien
ne me fait mal
Ni l’air, ni l’eau. Plus de basilic dans ton matin, plus
De lys dans ton soir qui m’endolorissent après ce
départ
Anthologie (1992-2005) – BABEL
Editon bilingue
poèmes traduits de l’arabe (Palestine) par Elias Sanbar
Sanguine – (Susanne Derève)

Henri Le Sidaner – Les maisons sur la rivière
Te souviens-tu d’un certain soir
où la pierre comme une sanguine
luisait des derniers feux du jour
Où blottie dans tes bras
j’aurais voulu te dire l’amour
pareil à ces façades
comme un visage offert
au regard de l’amant
et qu’alentour tout semble fade
Mais déjà tu lâchais négligemment
ma main tu remontais l’allée
empruntais le chemin
sans plus te retourner
Je refermais sur mes genoux
le livre ouvert qui disait que tout passe
qu’il faut être jaloux d’en conserver la trace
brûlante comme un fer
Maria Grazia CALANDRONE – Chanson
Odilon Redon ( Tête d’enfant avec fleurs)
Je chante pour que tu reviennes
quand je chante
je chante pour que tu traverses tous les jours
des milliers de solitudes
pour essuyer mes larmes.
Mais j’ai honte de te demander tant
et je cesse mon chant.
Je chante et je suis léger
comme une fleur de tilleul
je chante et je m’assieds vraiment
là où je m’étonne :
au début du monde
il y a l’ombre blanche des premières roses
qui ne sont plus amères
parce que je chante et je te vois revenir
comme reviennent les choses sur le rivage :
sans passé,
avec la poitrine lavée
par la mer.
Voilà !,
tu montes les escaliers comme un petit garçon
qui fait tomber de ses cils une couronne de sel,
donne deux coups d’index
à la porte, s’agenouille
à la hâte, en hâte
dit : « Viens !,
je t’emmène à la mer » et me sourit, de sa stature
de grésil et de roses, de sa gaze d’âme sauvée
des petites choses.
Par sa bouche blanche le monde rit
et rient les choses
transparentes du ciel
si, en se tournant à peine
par pudeur, il dit : « Tu vois, je n’ai plus peur »
comme en parlant à une ombre évaporée
dans l’innocence
calme des genêts, à un souffle de roses
envolé par les fenêtres
ouvertes
jusqu’aux fondations.
Ainsi tu me laisses à découvert privé
de poids. Et alors je chante
d’être assis
dans le vif, tout l’amour privé,
pour que ne s’arrête pas
la présence parfaite
de qui n’a pas de poids
mais c’est sans volonté, sans décombres, sans l’avènement
de la matière
la poussière seule tend à la lumière.
Canzone
Canto perché ritorni
quando canto
canto perché attraversi tutti i giorni
miglia di solitudine
per asciugarmi il pianto.
Ma ho vergogna di chiederti tanto
e smetto il canto.
Canto e sono leggero
come un fiore di tiglio
canto e siedo davvero
dove mi meraviglio:
all’inizio del mondo
c’è l’ombra bianca delle prime rose
che non sono più amare
perché canto e ti vedo tornare
come tornano a riva le cose:
senza passato,
con il petto lavato
dal mare.
Ecco !,
sali le scale come un ragazzino
che scrolla dalle ciglia una corona di sale,
dà due beccate d’indice
alla porta, s’inginocchia
in fretta, in fretta
dice: “Vieni !,
ti porto al mare” e mi sorride, dalla sua statura
di nevischio e di rose, dalla sua garza d’anima salvata
dalle piccole cose.
Dalla sua bocca bianca ride il mondo
e ridono le cose
trasparenti del cielo
se, girandosi appena
per pudore, dice: “Lo vedi, non ho più paura”
come parlando a un’ombra evaporata
nell’innocenza
calma delle ginestre, a un fiatare di rose
andato via per le finestre
aperte
fino alle fondamenta.
Cosi mi lasci nell’aperto privo
di peso. E allora canto
lo stare seduti
nel vivo, tutto l’amore privo,
che non smetta
la presenza perfetta
di chi non pesa
ma è senza volontà, senza maceria, senza l’avvenimento
della materia
è solo polvere che tende alla luce.
Rome, 30 septembre 2010
Poème extrait de Le Bien moral, 2012.
Traduits par Claire Pellissier
Nayim Smida – une solitude
peinture: Tadeusz Kantor 1967
Puis je m’attends à ce que tu t’en ailles
Je ne veux plus t’écouter
Je ne veux plus te parler
J’ai vieilli de toi
Et même ton odeur autrefois mêlée d’amour
Est devenue aujourd’hui monotone
Comme le paysage d’un village familier où la muse a fait taire sa poésie
Comme le paysage d’un village familier où aucun élément hors l’écho
N’impressionne
Amour ô toi quel sens auras-tu si le chemin vers la douceur
Qu’elle portait en son reflet
S’évapore
J’adore sans savoir pourquoi son absence
Et je suis certain que sa compagnie dans l’espace est vitale
Je l’ai toujours aimée car elle peut résister à l’amour
Comme peut résister l’art à la touche parfaite de l’homme
Amour ô toi j’en suis las tu es triste
Je connais tes joies elles sont courtes et perfides
Je connais ta folie je connais tes peines je vis ton vide
Pourquoi ce mirage à chaque voyage vers ses nuages discrets
Pourquoi la brume
Pourquoi tu ne parviens pas à saisir les rimes
qui peuvent raconter son histoire inutile
Pourquoi
La solitude
André Velter – Je chante ma femme de l’autre rive
Caspar David Friedrich, La mer de glace, 1824
Je chante ma femme de l’autre rive
comme un rôdeur survivant
qui a jeté son âme au vent
sans plus de soleil à poursuivre.
Il est des signes dans ma mémoire
jamais entrevus jusqu’ ici
au cœur fatal d’une folie
improvisant toute l’histoire
des amants de l’amour extrême
qui sont partout où l’on s’égare
armés de foudroyants poèmes…
et je me refuse à ce monde
qui ne sait quelle clarté se fonde
sur le chaos de ton départ.
ANDRE VELTER L’amour extrême
Et autres poèmes
Pour Chantal Mauduit
Nuit bleue, nuit blanche (Susanne Derève)
Picasso- Mother and child (study) 1904
Nuit bleue nuit blanche
nuit jaune de la lueur des lampes
fermée sur le silence
alourdie de ce corps qui repose
Est-ce le tien
Est-ce celui de l’enfant
Est-ce la fièvre
la trace d’un baiser déposé
sur son front une larme séchée
un souffle qu’on retient
On retire la main
on voudrait s’en aller
à peine si on l’ose
sur la pointe des pieds
mais sa main est crispée
à la dérive du sommeil comme une bouée
Lassitude grise des nuits de veille
sous les paupières un carrousel
d’or et de rose
Dormir se glisser sous les draps
près du corps qui repose
sentir son cœur qui bat en suivre
le refrain
l’étreindre quand chantent les lumières
de la ville au matin
et sous mes doigts l’aube légère
de tes bras qui m’enserrent
me hissent vers l’éveil
mais déjà l’enfant babille et m’appelle
Est-ce un homme qui pleure ? – ( RC )
en « réponse » au texte précédent, de Susanne Derève
Est-ce un témoignage d’amour,
cette plume qui est
le marque page
de notre livre ?
Est-ce que nos vies
sont liées
par ce serment écrit ,
avec cette plume, justement ?
Mais les pages se sont tournées,
avec les années :
il n’y a plus
que les miettes du passé .
Si la tendresse se conjugue maintenant
à l’imparfait,
faut-il regretter d’avoir dit,
» je t’aimais ? «
J’ai connu d’autres chapitres ;
l’oiseau de l’amour
est revenu reprendre sa plume, et s’est envolé
mais je n’ai pas de regrets .
–
RC
Que me reste-t-il ? (Susanne Derève)
René Chabrière dessin ( d’après Passion de Godard)
Elle est là
Mais elle n’est pas là
Elle dort
Mais elle ne dort pas
Elle parle
Ou elle se tait
Et son silence
Est comme une pierre brute
Les mots une romance
Elle regarde
Mais elle ne voit pas
Elle rit
Elle ne rit pas
Il y a des larmes dans ses yeux
Des larmes d’errance
Et de pluie
Qui inondent mes mains
Et que je scellerai sur ses lèvres douces
D’un baiser
Elle aime
Aime-t-elle
M’aime-t-elle
Sait-elle encore aimer
Elle se dérobe si vite
S’élance gracieuse
Dans la lumière
Vers l’essence du jour
Se dérobe et s’enfuit
Sur un dernier baiser
Un ultime baiser
Il me reste
Que me reste-t-il
Il ne me reste rien
D’autre
Que le souvenir
De son corps si gracile
Etreinte fugitive
Le froissement d’une étoffe soyeuse
Dans sa fuite éperdue
Et le gout d’un baiser
Karel Logist – Force d’inertie
image Sara Dunn
J’emporte en voyage deux montres
l’une marque l’heure de mon départ
l’autre semble indiquer celle de mon retour
Vous le savez mieux que moi:
les belles étrangères
si accueillantes aux étrangers
sont rarement ponctuelles en amour
C’est pourquoi j’ignore toujours
laquelle de mes montres retarde
et pour qui mes fuseaux horaires
se déhanchent
ainsi que sur des airs de danse.