Anna Akhmatova – ils ont abandonné leur terre

peinture Josef Sima
Ils ont abandonné leur terre
Aux ennemis qui la déchirent,
Je ne suis pas de leur côté.
Leurs flatteries sont grossières,
Je ne les écoute pas.
Ils n’auront pas mes chansons.
Mais j’ai pitié toujours de l’exilé,
Du malade, du prisonnier.
Errant, ton chemin est obscur,
Amer, le pain de l’étranger.
Ici, dans la sombre fumée
De l’incendie, laissant périr
Ce qui restait de la jeunesse,
Nous n’avons esquivé aucun coup.
Plus tard, lors de la pesée,
Chaque instant sera justifié.
Nous en avons la certitude.
Il n’est personne dans ce monde,
Qui ait moins de larmes que nous,
Ni qui soit plus fier et plus simple .
Pourquoi te démener, maudit ?
Que regardes-tu, le souffle coupé?
Tu l’as compris : on a forgé
Pour nous deux une seule âme.
Oui, je te consolera
Comme personne n’ose le rêver.
Et si tu me blesses d’un mot féroce,
Tu auras mal toi-même.
En ces années fabuleuses
Anna Akhmatova – tu peux entendre le tonnerre
Tu peux entendre le tonnerre
et te souvenir de moi,
Et penser:
elle voulait des tempêtes.
le rebord
Du ciel sera
de la couleur d’un pourpre dur
Et ton cœur,
comme il était ensuite,
pourrait être en feu.
You will hear thunder
and remember me,
And think:
she wanted storms.
The rim
Of the sky will be
the colour of hard crimson
And your heart,
as it was then,
will be on fire.
Anna Akhmatova
Anna Akhmatova – Rupture

photo Gilbert Garcin: la rupture
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Rupture
Voici le rivage de la mer du Nord.
Voici la limite de nos malheurs et de nos gloires,
— Je ne comprends plus : est-ce de bonheur,
Est-ce de regret que tu pleures,
Prosterné devant moi?
Je n’ai plus besoin de condamnés,
De captifs, d’amants, d’esclaves ;
Quelqu’un que j’aime et qui soit inflexible
Partagera seul mon toit et mon pain.
Automne baigné de larmes, comme une veuve,
En vêtements noirs; le coeur est embrumé…
Elle se remémore les mots de son époux,
Elle ne cesse de sangloter.
Il en ira ainsi tant que la neige silencieuse
N’aura pas pitié de la malheureuse lasse…
Oublier la douleur, oublier les caresses —
On donnerait pour cela plus que sa vie.
–
1921
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Anna Akhmatova – la poitrine blanche de mon pays
–
Torturée par tes longs regards,
Moi aussi j’ai appris à torturer.
Puisque je suis née de ta côte,
Comment puis-je ne pas t’aimer?
Un antique destin m’a imposé
D’être la soeur qui te console.
Mais je suis devenue maligne, avide,
Je suis la plus douce de tes esclaves.
Et quand je me pâme, docile,
Sur ta poitrine blanche plus que neige
Comme jubile ton coeur de vieux sage,
Ton coeur, soleil de mon pays !
-1921
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Anna Akhmatova – la vie est finie pour toi
- photo de presse: soldat mort: guerre du VietNam
–
La vie est finie pour toi,
Tu resteras dans la neige.
Vingt-huit coups de baïonnette,
Cinq balles de fusil.
Il est triste, ce nouveau
Vêtement que j’ai cousu.
Elle aime, elle aime le sang,
Notre terre russe.
–
Anna Akhmatova – Pourquoi te déguises-tu ?

Dessin encre de P Alechinsky: tête de lion
Pourquoi te déguises-tu
En vent, en pierre, en oiseau ?
Pourquoi me souris-tu du ciel
Comme un éclair inattendu ?
Cesse de me tourmenter ! Ne me touche pas !
Laisse-moi à la gravité de mes soucis …
Un feu ivre passe en vacillant
Sur les marais gris desséchés.
La muse dans sa robe trouée
Chante d’une voix traînante, monotone.
Sa force miraculeuse
Est dans son angoisse cruelle et jeune.
–
Anna Akhmatova
–
Anna Akhmatova – tromperie
TROMPERIE
1
Printemps. Le matin est ivre de soleil,
Plus net le parfum des roses sur la terrasse,
Le ciel a plus d’éclat qu’une faïence bleue.
Le cahier est relié en maroquin très souple,
J’y lis des stances et des élégies,
Qui furent écrites pour ma grand-mère.
Je vois le chemin jusqu’à la grille, les bornes
Se détachent en blanc sur l’émeraude du gazon.
Oh! ce coeur est plein d’un amour exquis, aveugle.
Et quelle joie! ces couleurs, dans les massifs,
Et dans le ciel le cri aigu du corbeau noir,
La voûte du cellier au profond de l’allée.
2
Le vent souffle chaud, étouffant.
Le soleil brûle les mains.
La voûte de l’air sur la tête,
On dirait un verre bleu.
Odeur sèche des immortelles
Dans ma tresse qui se défait.
Sur le tronc rugueux du sapin
Une route pour les fourmis.
Reflets paresseux sur l’étang.
Vie légère, comme jamais…
Aujourd’hui j’ai cru voir quelqu’un
(Mais qui?) dans le hamac léger.
3
Soir bleu. Les vents sont apaisés,
La lumière veut que je rentre.
Qui est là? Devine… un fiancé?
Et pourquoi pas mon fiancé ?…
Sur la terrasse une silhouette familière,
On parle, mais très doucement.
Oh, je n’avais jamais éprouvé jusqu’ici
Une langueur si séduisante.
Les peupliers frémissent d’inquiétude,
Visités par des rêves de tendresse
Le ciel est couleur d’acier bruni,
La pâleur des étoiles est mate.
Je tiens un bouquet de giroflées blanches.
Elles cachent un feu secret, pour brûler
Celui qui les prendra de mes mains timides,
En effleurant ma paume tiède.
4
J’ai écrit des mots
Que longtemps je n’ai pas osé dire.
Le mal de tête m’engourdit,
Mon corps est comme insensible.
Le cor au loin s’est tu, mon coeur
Ressasse les mêmes énigmes,
Une légère neige d’automne
A recouvert le terrain de croquet.
Les feuilles bientôt ne frémiront plus !
La pensée bientôt oubliera ses tourments.
Je ne voulais pas être une gêne
Pour ceux dont le devoir est de se divertir.
J’ai pardonné à ces lèvres rouges
Leur cruelle plaisanterie…
Vous viendrez nous voir demain
En foulant aux pieds la première neige.
On allumera des bougies,
De jour leur éclat est plus doux,
On apportera un bouquet
De roses cueillies dans l’orangerie.
(Anna Akhmatova)
Anna Akhmatova – Les fleurs du rendez-vous manqué
Autour du cou un fin rosaire,
Des mains cachées dans un manchon,
Des yeux distraits et sans colère
Qui jamais plus ne pleureront.
Un visage qui semble pâle,
A cause du satin lilas;
Jusqu’aux sourcils mêmes, s’étale
Ma frange qui ne boucle pas .
La démarche est lente, incertaine ,
Et n’a rien du vol d’un oiseau,
Comme si le parquet de chêne
Etait sous mes pieds un radeau.
La bouche entrouverte et chagrine,
Je suis tout près de suffoquer,
Et frissonnent sur ma poitrine
Les fleurs du rendez-vous manqué.
(1921)