Ismaël Kadare – L’Antenne
L’ANTENNE (fragment)
Quand vient la nuit
Vous dormez, dormez.
Tandis que moi je veille
Sur le toit incliné.
Les courants d’air m’assaillent de tous les côtés,
La pluie souvent me trempe,
Parfois les vents me fouettent.
Je suis comme un bâton dressé vers les cieux,
Un morceau de fer,
Rien qu’un morceau de fer.
Mais chacun de mes millimètres
Connaît plus de langues
Que tous les linguistes,
Vivants ou morts.
Chacun de mes millimètres qui capte les émissions
Comprend à la musique
Plus que tous les musiciens.
Chacune de mes particules
Sait plus de nouvelles
Que n’en savent ensemble
Les reporters et les politiciens.
Je les saisis toutes
Je les récolte toutes
Moi,
Le bâton dressé haut dans le ciel.
Les speakers s’adressent à moi des quatre horizons.
Les uns parlent,
D’autres crient,
D’autres encore hurlent.
Au milieu d’orchestres et de bises hivernales
De la chronique du monde
J’entends la trompette.
Et moi je sais le langage des ondes
Le parler gris des horizons sans fin.
La lettre latine, la cyrillique, les hiéroglyphes
Descendent comme des araignées
Sur mon corps.
A travers mon corps elles passent
Toutes, toutes :
Les victoires des peuples,
Les manoeuvres des diplomates
Et, comme des griffes de tigres, les clauses des traités
Pour notre Albanie,
Calomnie, calomnie, calomnie.
Ismail KADARE in « La nouvelle poésie albanaise » (P.-J. Oswald)
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I Kadare est surtout connu pour son oeuvre romancière… mais on peut découvrir certaines créations poétiques sur le site de Guess Who…
La vie chrysalide (RC)
La vie chrysalide-
Ma chrysalide je me la suis construite
Modelée de cœur et de pensées, —– j’y habite
Un cocon tapissé de musiques, de toiles en attente
De travaux en cours, la truelle pour modeler les fentes
Mais au cours des années, dans ce petit endroit
J’y ai mis tant de choses, que je suis à l’étroit
Mes chapitres s’entassent, les écrits s’empilent
Mon histoire, je l’ai peinte, et les années défilent
Quand il faut qu’je respire, je sors une antenne
Je prends tous les mots doux, et ceux de la peine
Je sais donc qu’existe, un plus large espace
Qui souvent me suggère, d’autres pays, d’autres traces
A trop me gaver, le sol a tangué, je suis mal assis
Chaise prisonnière des colonnes de livres, les murs ont rétréci
Il s’abat sur moi, en un vol gracile, des milliers de pages
A cette avalanche j’ai compris soudain , que j’étais en cage.
J’aurai pu aussi, tricoter malin, un feu d’cheminée
Pour faire du vide, et organiser, mon autodafé
Ma mémoire pourrait , en un court instant , partir en fumée
Resterait, l’usage du cœur, le reste éliminé
Mon ptit doigt m’a dit, ça n’peut plus durer
Tu vas prendre la route, et ton balluchon, et déménager
J’ai fermé à clef, et je suis parti, avec esprit avide
Conquérir le monde, pour laisser ici, ma vie chrysalide.
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