Nâzim Hikmet – ( A propos du Mont Uludag) –

Voilà sept ans que nous nous fixons les yeux dans les yeux cette montagne et moi. Et nul ne bouge ni elle ni moi. On se connaît pourtant de près. Elle sait rire et se fâcher comme tout ce qui vit pour de vrai. Pourtant surtout en hiver surtout la nuit surtout quand le vent souffle du sud avec ses pics neigeux ses forêts de pins ses alpages ses lacs gelés elle remue légèrement dans son sommeil et l’ermite qui habite tout là-haut avec sa longue barbe en désordre et sa robe volant au vent dévale vers la plaine en hurlant en hurlant devant le vent Et parfois surtout en mai, au point du jour toute bleue, sans bornes ni limites immense, heureuse et libre elle s’élève, pareille à un monde nouveau. Et il y a des jours, parfois où elle ressemble à son image sur les bouteilles de limonade... Et je devine que dans l’hôtel que je n’ai jamais vu mesdames les skieuses boivent du cognac en prenant du bon temps avec messieurs les skieurs. Et il y a des jours où l’un de ces montagnards aux sourcils noirs et au large pantalon bouffant de bure jaune égorgeant son voisin sur l’autel de la sacro-sainte propriété devient notre hôte pour passer quinze ans à la chambrée numéro dix-sept...
1947
(Dominant sa prison, l’Uludag, Mont Olympe de Bithynie , a été pour Nâzim Hikmet une image obsédante.) . .
Nostalgie
dessins originaux d’Abidine
Editions fata morgana
Parfum d’iode – (Susanne Derève) –

Parfum d’iode
saveur qui emplit les narines
et dilate l’espace
Vénus étincelante s’en est allée
et mon esquif vogue
loin des nuits étoilées
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Herberto Helder – Les menstrues –

Les menstrues quand sur la ville soufflait cet air. Les jeunes filles respirant, mangeant des figues - et les menstrues quand sur la ville filait le temps à travers les airs. C’étaient des œillets dans la neige. Les jeunes filles riaient, criaient - et les figuiers insufflaient les figues, de leurs poumons d’éponge blanche. Et les jeunes filles mangeaient des œillets dans l’air. Et elles riaient dans la neige et criaient : c’était le temps des menstrues. Les pommes roulaient dans la maison. Quelqu’un disait : la neige. La nuit venait briser la tête des statues, et les pommes roulaient sur le toit - quelqu’un disait : le sang. Dans la maison, elles riaient - et les menstrues ruisselaient par les cavernes blanches des éponges, et les têtes des statues se brisaient. Des œillets - quelqu’un disait cela. Et les jeunes filles qui respiraient, mangeaient des figues dans la neige. Quelqu’un disait : des pommes. Et le temps était venu… Le sang ruisselait des cous de granit, l’enfant plaquait sa bouche noire sur la neige dans les figues - alors elles criaient dans l’ombre de la maison. Quelqu’un disait : le sang, le temps. Les figuiers soufflaient dans l’air qui courait, les machines aimaient. Tandis qu’un poisson, parole ancienne et sensible, parcourait la page de cet amour. Et quelqu’un disait : c’est la neige. Les jeunes filles riaient dans leurs menstrues, mangeant de la neige. Les têtes des statues étaient pleines d’œillets, et les enfants plaquaient leur bouche noire sur les cris. La nuit approchait dans les airs, dans l’ombre roulaient les pommes. Et le temps était venu. Et elles riaient dans l’air, mangeant la nuit, se nourrissant de figues et de neige. Alors quelqu’un disait : les enfants. Et les menstrues ruisselaient en silence - dans la nuit, dans la neige - pressées par les éponges blanches, là-bas dans la nuit des jeunes filles qui riaient dans l’ombre de leur maison, roulant, mangeant des œillets. Alors quelqu’un disait c’est un poisson qui parcourt la page d’un amour ancien. Et les jeunes filles criaient… …Les jeunes filles, chantant leurs enfants, mangeaient des figues. La nuit mangeait du sable. Et c’étaient des œillets dans les cavernes blanches. Les menstrues - disait quelqu’un. L’air passait - et à travers nuit, en silence, les menstrues ruisselaient dans la neige.
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Le Poème continu, somme anthologique,
traduction Magali Montagné et Max de Carvalho,
éditions Chandeigne
voir également : Esprits nomades
Ingeborg Bachmann – Le monde est vaste et nombreux sont les chemins –

Le monde est vaste et nombreux sont les chemins de
pays en pays,
je les ai tous connus, ainsi que les lieux-dits,
de toutes les tours j’ai vu des villes,
les êtres qui viendront et qui déjà s’en vont.
Vastes étaient les champs de soleil et de neige,
entre rails et rues, entre montagne et mer.
Et la bouche du monde était vaste et pleine de voix à
mon oreille
elle prescrivait, de nuit encore, les chants de la diversité.
D’un trait je bus le vin de cinq gobelets,
quatre vents dans leur maison changeante sèchent mes
cheveux mouillés.
Le voyage est fini,
pourtant je n’en ai fini de rien,
chaque lieu m’a pris un fragment de mon amour,
chaque lumière m’a consumé un œil,
à chaque ombre se sont déchirés mes atours.
Le voyage est fini.
À chaque lointain je suis encore enchaînée,
pourtant aucun oiseau ne m’a fait franchir les frontières
pour me sauver, aucune eau, coulant vers l’estuaire,
n’entraîne mon visage, qui regarde vers le bas,
n’entraîne mon sommeil, qui ne veut pas voyager…
Je sais le monde plus proche et silencieux.
Derrière le monde il y aura un arbre
aux feuilles de nuages
et à la cime d’azur.
Dans son écorce en ruban rouge de soleil
le vent taille notre cœur
et le rafraîchit de rosée.
Derrière le monde il y aura un arbre,
à sa cime un fruit
dans une peau en or.
Regardons de l’autre côté
quand à l’automne du temps,
dans les mains de Dieu il roulera !
Die Welt ist weit und die Wege von Land zu Land,
und der Orte sind viele, ich habe alle gekannt,
ich habe von allen Türmen Stadte gesehen,
die Menschen, die kommen werden und die schon gehen.
Weit waren die Felder von Sonne und Schnee,
zwischen Schienen und Straβen, zwischen Berg und See.
Und der Mund der Welt war weit und voll Stimmen an
meinem Ohr
und schrieb, noch des Nachts, die Gesänge der Vielfalt
vor.
Den Wein aus fünf Bechern trank ich in einem Zuge aus,
mein nasses Haar trocknen vier Winde in ihrem
wechselnden Haus.
Die Fahrt ist zu Ende,
doch ich bin mit nichts zu Ende gekommen,
jeder Ort hat ein Stück von meinem Lieben genommen,
jedes Licht hat mir ein Aug verbrannt,
in jedem Schatten zerriβ mein Gewand.
Die Fahrt ist zu Ende.
Noch bin ich mit jeder Ferne verkettet,
doch kein Vogel hat mich über die Grenzen gerettet,
kein Wasser, das in die Mündung zieht,
treibt mein Gesicht, das nach unten sieht,
treibt meinen Schlaf, der nicht wandern will…
Ich weiβ die Welt näher und still.
Hinter der Welt wird ein Baum stehen
mit Blättern aus Wolken
und einer Krone aus Blau.
In seine Rinde aus rotem Sonnenband
schneidet der Wind unser Herz
und kühlt es mit Tau.
Hinter der Welt wird ein Baum stehen,
eine Frucht in den Wipfeln,
mit einer Schale aus Gold.
Laβ uns hinübersehen,
wenn sie im Herbst der Zeit
in Gottes Hände rollt !
Toute personne qui tombe
a des ailes
Poèmes 1942-1967
Traduction de l’allemand (Autriche)
par Françoise Rétif
Nrf Poésie /Gallimard
La mer – ( Susanne Derève) –

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Tapie , retranchée dans la nuit
je la devine à son long battement
de métronome ,
à la fulgurance de ses phares ,
à leur éclat – deux rouges un vert –
marquant l’entrée du port
Je la devine mordant la plage
où la vague prend son essor
tutoie le ciel ,
dérobe un éclat de silence ,
et se saborde sur le sable ,
le sable froid des nuits d’été
La mer …
Je la devine essuyant les rochers
d’un blanc suaire d’écume
sous le vol lourd des goélands,
à son chant de cloche brisée
lorsque forcit le vent .
Kenneth White – Lettre à un vieux calligraphe

Cent jours passés
par les grèves et les montagnes
à l’affût
du héron et du cormoran
puis écrire ceci
à la lisière du monde
dans un silence devenu
une seconde nature
et connaitre à la fin
dedans le crâne, dedans les os
le sentier du vide.
Un monde ouvert
Anthologie personnelle
nrf
Poésie /Gallimard