Rien n’obscurcira la beauté de ce monde Les pleurs peuvent inonder toute la vision. La souffrance Peut enfoncer ses griffes dans ma gorge. Le regret, L’amertume, peuvent élever leurs murailles de cendre, La lâcheté, la haine, peuvent étendre leur nuit, Rien n’obscurcira la beauté de ce monde.
Nulle défaite ne m’a été épargnée. J’ai connu Le goût amer de la séparation. Et l’oubli de l’ami Et les veilles auprès du mourant. Et le retour Vide du cimetière. Et le terrible regard de l’épouse Abandonnée. Et l’âme enténébrée de l’étranger, Mais rien n’obscurcira la beauté de ce monde.
Ah ! On voulait me mettre à l’épreuve, détourner Mes yeux d’ici-bas. On se demandait : « Résistera-t-il ? » Ce qui m’était cher m’était arraché. Et des voiles Sombres, recouvraient les jardins à mon approche La femme aimée tournait de loin sa face aveugle Mais rien n’obscurcira la beauté de ce monde.
Je savais qu’en dessous il y avait des contours tendres, La charrue dans le champ comme un soleil levant, Félicité, rivière glacée, qui au printemps S’éveille et les voix chantent dans le marbre En haut des promontoires flotte le pavillon du vent Rien n’obscurcira la beauté de ce monde.
Allons ! Il faut tenir bon. Car on veut nous tromper, Si l’on se donne au désarroi on est perdu. Chaque tristesse est là pour couvrir un miracle. Un rideau que l’on baisse sur le jour éclatant, Rappelle-toi les douces rencontres, les serments, Car rien n’obscurcira la beauté de ce monde.
Rien n’obscurcira la beauté de ce monde. Il faudra jeter bas le masque de la douleur, Et annoncer le temps de l’homme, la bonté, Et les contrées du rire et de la quiétude. Joyeux, nous .marcherons vers la dernière épreuve Le front dans la clarté, libation de l’espoir. Rien n’obscurcira la beauté de ce monde.
trad Nicole Laurent-Catrice ( variante dans Biblioteca Premio Nobel, éd. Aruilar : Amor, Amor.)
montage RC
Si je te haïssais, je te jetterais ma haine dans des mots, ronde et sûre; mais je t’aime et mon amour ne se fie pas à ce parler des hommes, trop obscur. Tu voudrais qu’il s’exprime en cri déchirant, mais il vient de si profond qu’il a, défaillant, répandu son flot brûlant bien avant la gorge, bien avant la poitrine. Je suis comme un étang gorgé et tu me crois un jet d’eau inerte. Tout cela à cause de mon silence tourmenté qui est plus atroce que d’entrer dans la mort !
Ainsi ne me touche pas. Je mentirais si je te disais que je te livre mon amour dans ces bras tendus, dans ma bouche, dans mon cou, et toi, croyant que tu l’as bu tout entier, tu t’abuserais comme un enfant aveugle. Car mon amour n’est pas seulement cette gerbe rebelle et fatiguée de mon corps, qui tremble toute au frôlement du cilice et qui s’attarde dans son vol. Il est ce qui est dans le baiser et ce n’est pas la lèvre; ce qui brise la voix, et ce n’est pas la poitrine; c’est un vent de Dieu qui passe en déchirant la branche de ma chair, immatériel! .
Vous avez remarqué dit-il que la mer ne dort pas elle est depuis toujours sujette à l’insomnie c’est le vieil Hésiode qui l’observe la mer et moi nous ne cessons de nous défier sous le ciel noir quelquefois je joue à l’aveugle au paralytique je joue au mort elle en profite pour répandre du sable et du temps sur mon corps
Puis se fit une neige. La lampe qui l’habille est une étrange pierre. Et qui lui est tombe définitive. Le feu comme l’épée flambera dans les arbres. Cette épée, nous la portons entre nos cils. Elle tranche dans le vif. La lumière enfantera par la bouche : cela, personne ne l’avait dit.
… Et seulement les retombées de la neige, habillée de miroirs et de volutes. Désir de ce très pur moment quand la main grandira comme un enfant aveugle pour cueillir à même le ciel un fruit miré, et qui n’est rien.
C’est alors que la lumière retournera au sol pour s’endormir, immense, dans ses linges. Pour apaiser sa fièvre, et pour, dans la cascade torsadée, éteindre, avec la rosée, sa crinière.
mon pas s’éloigne de moi comme une cloche sourde l’air va l’absorber et ma voix ma propre voix qui crie de loin gèle en une pelote de vapeur mes mains retombent encerclant la bouche qui crie
le toucher animal aveugle se retirera au fond de cavernes sombres et humides subsistera l’odeur du corps la cire qui se consume
alors grandit en moi non la peur ou l’amour mais une pierre blanche
c’est donc ainsi que s’accomplit le destin qui nous dessine au miroir d’un bas-relief je vois le visage concave la poitrine saillante et les coques sourdes des genoux les pieds dressés une gerbe de doigts secs
plus profonde que la terre le sang plus touffue que l’arbre la pierre blanche plénitude indifférente
mais les yeux crient à nouveau la pierre recule c’est à nouveau un grain de sable noyé sous le cœur
nous absorbons des images nous remplissons le vide notre voix se mesure avec l’espace oreilles mains bouche tremblent sous les cascades dans la coquille des narines vogue un navire transportant les arômes des Indes et des arcs-en-ciel fleurissent du ciel aux yeux
attends pierre blanche il suffit de fermer les yeux
Elle est venue la nuit de plus loin que la nuit à pas de vent de loup de fougère et de menthe voleuse de parfum impure fausse nuit fille aux cheveux d’écume issue de l’eau dormante
Après l’aube la nuit tisseuse de chansons s’endort d’un songe lourd d’astres et de méduses les jambes mêlées aux fuseaux des saisons veille sur le repos des étoiles confuses
Sa main laisse glisser les constellations le sable fabuleux des mondes solitaires la poussière de Dieu et de sa création la semence de feu qui féconde la terre
Mais elle vient la nuit de plus loin que la nuit A pas de vent de mer de feu de loup de piège bergère sans troupeau glaneuse sans épis aveugle aux lèvres d’or qui marche sur la neige.
Claude ROY « L’Enfance de l’Art » (Fontaine, 1942)
Pierre
De la profondeur la plus dure de la pierre
guettent toujours la mort et son langage.
Le vert reste muet, exilé
devant son brusque effroi.
En son aridité de sphinx,
la pierre nous incite à la superstition
et à la haine qui s’épanche.
De près ou de loin, elle attend
et cherche la tiédeur la plus vive du sang.
Voyez-la ancrée dans la nuit,
occupant l’endroit où chante le jour.
Elle veut être la surprise qui nous aveugle dans ce silence
d’être pierre au milieu des pierres.
Il y a le cercle et la parole et l’heure où chaque naissance annonce l’aube rageuse l’attente du regard
Une main aveugle dure à tâtons devance le jour dessine comme par jeu la frontière qui sépare le silence de la parole le geste du murmure
De son pouce se traverse la brèche s’effleure le néant d’où l’on sauve la braise et la brindille
Et que l’oreille se tende vers ce soupirail qu’elle entende que nos fantômes n’ont pas changé de nom que tous se croient encore vivants dans l’espace ouvert par l’éclat le mirage de nos âmes !
Lithographie: Georges Braque: soleil et lune II ( 1959)
( extrait des « chansons pour amadouer la mort)
L’espoir est un soleil impair Un frisson volé aux miroirs L’espoir est une ruche folle Une ruée de clignements Une rumeur aux gras de sel Une marée mure de sang
L’espoir est un chemin aveugle Un désespoir qui se recharge Un écho qui choisit les mensonges Un gisement de ciels L’espoir est un fleuve qui rêve Dans le soir fumant de la soif
L’espoir est une légende confuse Où l’amertume fermente et soigne Son goût de cendre et de tumeur
J’habite mes ossements Cœur à chaos nageur soluble Une erreur qui crée ses calculs La vie est un soleil aveugle.
-La fleur et la pierre participent du même monde et pourtant elles ne sont pas du même genre. Au final, la pierre – toujours hors de portée- même lorsqu’elle s’éboule, écrasera toujours la fleur.
La fleur a vécu d’autres saisons, elle le sait. Elle ne comprend pas tout cela.
La pierre larmoyante de pluie ou d’humble rosée reste une pierre. La pierre roule à sa seule convenance , elle écrase sans façon. Que lui importe, elle est pierre, elle est fière et altière. La pierre s’érige au-dessus du lot commun , elle le clame dans l’azur à tous les dieux et elle se renie ( comme tout ce qui clame) sans vergogne dans les bassesses de ses dégringolades.La pierre se targue d’éthique mais elle méprise Sisyphe et offense le brin d’herbe . La pierre passe sans égards,dans un grand éclat de rire, elle plie et abaisse la fleur. La pierre est sourde ou aveugle ou muette ou trop sûre d’elle.
La fleur et l’herbe le savent, impuissantes, toujours vivantes. Elles ne comprennent rien à tout cela.
La mémoire, quand elle renonce
à un souvenir l’un après l’autre,
devient aveugle à ses propres paroles.
Dans des pièces vides, en tâtonnant
le mur, qui te saisit les mains,
au-dessus des portes que tu n’ouvres pas,
tu avances vers la fenêtre. Des regards,sombres
ou clairs, cèdent la place aux yeux.
A partir de bruits, la voix se façonne
qui ne franchira pas le seuil du
silence. Encore une fois tu marches,
sans toucher le sol, à travers la maison.
la lumière a découpé des ombres
pour lesquelles, ici, il n’y a aucune explication.
Tu grattes profondément les extrémités de tes doigts
quelqu’un te suit, les bras
croisés, avec ce regard en biais. tu demandes
à rester plus longtemps. devant le porche,
une auto attend. Son moteur démarre.
besuch
das gedächtnis, wenn es eine
nach der anderen erinnerung aufgibt,
erblindet an seinen worten.
in leeren räumen tastest du dich
an der wand, die deine hände ergreift,
über türen, die du nicht öffnest,
ans fenster. blicke, die dunkel
die hell sind, weichen den augen.
an geräuschen formt sich die stimme,
die nicht über das schweigen hinaus
kommt. noch einmal gehst du
mit bodenlosen schritten durchs haus.
licht hat schatten herausgeschnitten,
für die es hier keinen grund gibt.
du kratzt an den rändern die finger auf.
jemand folgt dir verschränkt
mit den armen, dem blick. du bittest,
noch länger zu bleiben. vor dem tor
wartet das auto. der motor springt an.
—————————————— peinture en trompe-l’oeil sur une porte… Oeuvre visible au château de Chatsworth, Angleterre
–
C’était une fois, c’était toujours.
La poésie n’est pas une solution
Aucune solution n’est une poésie
Une pierre n’est pas un phénomène optique
Aucun phénomène optique n’est une pierre
Une chaise n’est pas un homme assis
Aucun homme assis n’est une chaise
Ce cerisier n’est pas un arbre
Aucun arbre n’est un cerisier
La neige n’est pas une lumière
Aucune lumière n’est une neige
La poésie n’est pas une solution
Aucune solution n’est une poésie
En chantant on découpe sans bouger les lèvres de ce qui nous embrasse car nous avons faim d’avoir faim et nous vengeons notre bouche d’avoir été mangée
A force de regarder le ciel nous faisons boiter l’infini qui ne s’arrête pas de marcher comme un mendiant aveugle La nuit lui donne parfois sans nous la monnaie d’une étoile
La beauté qui se perd nous aime toujours de nous avoir perdu
Il est l’heure maintenant de dormir
ne disparais pas trop vite où je ne peux plus marcher
ne vas pas trop vite où mes pas ne vont plus
ma vie elle n’est rien qu’un peu de ces chansons infirmes
de la cendre soulevée sur nos chemins intérieurs
j’ai dressé mon amour dans cette déchirure
j’ai exhumé le diamant de ces rêves offensés
je suis comme les autres hommes les autres éphémères
qui vont partout se cogner chercher de la lumière
j’habite la nuit je n’ai que la nuit
pour me raconter ce que c’est que de rester en vie
aveugle incertain ignorant
je ne fais qu’errer de lueur en lueur
et lorsque je l’atteins je brûle comme chacun
aquarelle perso – d’après une peinture de plus grand format
–
–
Pierre de
Soleil
un saule de cristal, un peuplier d’eau sombre,
un haut jet d’eau que le vent arque,
un arbre bien planté mais dansant,
un cheminement de rivière qui s’incurve,
avance, recule, fait un détour
et arrive toujours:
un cheminement calme
d’étoile ou de printemps sans hâte,
une eau aux paupières fermées
qui jaillit toute la nuit en prophéties,
unanime présence en houle,
vague après vague jusqu’à tout recouvrir,
verte souveraineté sans crépuscule
comme l’éblouissement des ailes
quand elles s’ouvrent dans le milieu du ciel,
un cheminement entre les épaisseurs
des jours futurs et du funeste
éclat du malheur comme un oiseau
pétrifiant la forêt par son chant
et les félicités imminentes
entre les branches qui s’évanouissent,
heures de lumière que grignotent déjà les oiseaux,
présages qui s’échappent de la main,
une présence comme un chant soudain,
comme le vent chantant dans l’incendie,
un regard qui retient en suspend
le monde avec ses mers et ses montagnes,
corps de lumière filtré par une agate,
jambes de lumière, ventre de lumière, baies,
roche solaire, corps couleur de nuage,
couleur du jour rapide qui bondit,
l’heure scintille et prend corps,
le monde, oui, il est visible par ton corps,
il est transparent grâce à ta transparence,
je vais entre des galeries de sons,
je flue entre les présences résonnantes,
je vais au travers les transparences comme un aveugle,
un reflet m’efface, je nais dans un autre,
ô forêt de piliers enchantés,
sous les arcs de la lumière je pénètre
les couloirs d’un automne diaphane,
je vais au travers ton corps comme par le monde,
ton ventre est une place ensoleillée,
tes seins sont deux églises où l’on célèbre
le sang et ses mystères parallèles,
mes regards te couvrent comme du lierre,
tu es une ville que la mer assiège,
une muraille que la lumière divise
en deux moitiés de couleur pêche,
un lieu de sel, de roches et d’oiseaux
sous la loi du midi ébahi,
vêtue par la couleur de mes désirs
comme ma pensée tu vas nue,
je vais au travers tes yeux comme par l’eau,
les tigres boivent le rêve de ces yeux,
le colibri se brûle dans ces flammes,
je vais au travers ton front comme par la lune,
comme le nuage au travers ta pensée,
je vais au travers ton ventre comme par tes rêves,
ta jupe de maïs ondule et chante,
ta jupe de cristal, ta jupe d’eau,
tes lèvres, tes cheveux, tes yeux,
toute la nuit tu es pluie, tout le jour
tu ouvres ma poitrine avec tes doigts d’eau,
tu fermes mes yeux avec ta bouche d’eau,
sur mes os tu es pluie, dans ma poitrine
un arbre liquide creuse des racines d’eau,
je vais au travers tes formes comme par un fleuve,
je vais au travers ton corps comme par une forêt,
comme par un sentier dans la montagne
qui se termine en un abîme abrupt
je vais au travers tes pensées effilées
et à la sortie de ton front blanc
mon ombre précipitée se brise,
je recueille mes fragments un à un
et je poursuis sans corps, je cherche à tâtons,
couloirs sans fin de la mémoire,
portes ouvertes vers un salon vide
où pourrissent tous les étés,
les bijoux de la soif brillent tout au fond,
visage évanoui dès que je me le remémore,
main qui s’effrite si je la touche,
cheveux d’araignées en tulmute
sur des sourires d’il y a tant d’années,
à la sortie de mon front je cherche,
je cherche sans trouver, je cherche un instant,
un visage d’éclair et d’orage
courant entre les arbres nocturnes,
visage de pluie dans un jardin d’obscurités,
eau tenace qui flue à mon côté,
je cherche sans trouver, j’écris en tête à tête
il n’y a personne, tombe le jour, tombe l’année,
je tombe dans l’instant, je tombe au fond,
invisible chemin sur des miroirs
qui répètent mon image brisée,
je marche depuis des jours, instants cheminés,
je marche sur les pensées de mon ombre,
je marche sur mon ombre en quête d’un instant,
je cherche une date vive comme l’oiseau,
je cherche le soleil dès cinq heures du soir
tempéré par les murs de brique rouge:
l’heure mûrissait ses grappes
quand elle s’ouvrait sortaient les jeunes filles
de son entraille rosée et elles s’éparpillaient
parmi les cours dallées du collège,
haute comme l’automne elle cheminait
enveloppée par la lumière sous l’arcade
et l’espace en l’entourant l’habillait
d’une peau plus dorée et transparente,
tigre couleur de lumière, cerf brun
dans les environs de la nuit,
j’ai entrevu une jeune fille penchée
sur les balcons verts de la pluie,
adolescent visage innombrable,
j’ai oublié ton nom, Mélusine,
Laure, Isabelle, Perséphone, Marie,
tu as tous les visages et aucun,
tu es toutes les heures et aucune,
tu ressembles à l’arbre et au nuage,
tu es tous les oiseaux et un astre,
tu ressembles au tranchant de l’épée
et à la coupe de sang du bourreau,
lierre qui avance, enveloppe et déracine
l’âme et la divise d’elle-même,
écriture de feu sur le jade,
crevasse dans la roche, reine des serpents,
colonne de vapeur, source dans le roc,
cirque lunaire, pic des aigles,
grain d’anis, épine minuscule
et mortelle qui donne des peines immortelles,
bergère des vallées sous-marines
et gardienne de la vallée des morts,
liane qui pend au bord du précipice,
plante grimpante, plante vénéneuse,
fleur de résurrection, raisin de vie,
dame de la flûte et de l’éclair,
terrasse du jasmin, sel dans la plaie,
bouquet de roses pour le fusillé,
neige en août, lune de l’échafaud,
écriture de la mer sur le basalte,
écriture du vent dans le désert,
testament du soleil, grenade, épi,
visage en flammes, visage dévoré,
adolescent visage persécuté
années fantômes, jours circulaires
qui donnent dans la même cour, sur le même mur,
l’instant brûle et ils sont un seul visage
les successifs visages de la flamme,
tous les noms sont un seul nom,
tous les visages sont un seul visage,
tous les siècles sont un seul instant
et pour des siècles et des siècles
une paire d’yeux ferme le passage au futur,
il n’y a rien face à moi, rien qu’un instant
racheté cette nuit, contre un rêve
d’union d’images rêvées,
durement sculpté contre le rêve,
arraché au rien de cette nuit,
à bout de bras, soulevé lettre à lettre,
tandis que le temps se jette dehors
et il cogne aux portes de mon âme
ce monde avec son horaire sanguinaire,
un instant, un instant seulement tandis que les villes,
les noms, les saveurs, le vécu,
s’effritent sur mon front aveugle,
tandis que la pesanteur de la nuit
humilie ma pensée et mon squelette,
et mon sang circule plus lentement
et mes dents se gâtent et mes yeux
s’embrument et les jours et les ans
accumulent leurs horreurs vides,
tandis que le temps ferme son éventail
et qu’il n’y a rien derrière ses images
l’instant s’abîme et surnage,
entouré de mort, menacé
par la nuit et son lugubre bâillement,
menacé par le brouhaha
de la mort vivace et masquée
l’instant s’abîme et se pénètre,
comme un poing qui se serre, comme un fruit
qui mûrit vers l’intérieur de lui-même
et lui-même se boit et se répand
l’instant translucide se ferme
et mûrit vers l’intérieur, pousse en racines,
croit à l’intérieur de moi, m’occupe entièrement,
son feuillage délirant m’expulse,
mes pensées seulement sont ses oiseaux,
son mercure circule par mes veines,
arbre mental, fruits saveur de temps,
ô vie à vivre et déjà vécue,
temps qui revient en une marée
et se retire sans tourner le visage,
ce qui s’est passé n’est pas mais commence à être
et silencieusement se jette
en un autre instant qui s’évanouit:
face au soir de salpêtre et de pierre
armée de couteaux invisibles
d’une rouge écriture indéchiffrable
tu écris sur ma peau et ces plaies
comme un vêtement de flammes me recouvrent,
je brûle sans me consumer, je cherche l’eau
et dans tes yeux il n’y a pas d’eau, ils sont de pierre,
et tes seins, ton ventre, tes hanches
sont de pierre, ta bouche a un goût de poussière,
ta bouche a un goût de temps empoisonné,
ton corps a un goût de puits condamné,
passage de miroirs que répètent
les yeux de l’assoiffé, passage
qui revient toujours à son point de départ,
et tu me conduis, aveugle, par la main
à travers ces galeries obstinées
jusqu’au centre du cercle et tu surgis
comme un éclat qui se fige en hache,
comme une lumière écorchée, fascinante
comme l’échafaud du condamné,
flexible comme le fouet et svelte
comme l’arme soeur de la lune,
et tes paroles tranchantes creusent
ma poitrine et me dépeuplent et me vident,
un à un, tu arraches mes souvenirs,
j’ai oublié mon nom, mes amis
grondent parmi les porcs ou pourrissent
mangés par le soleil dans un fossé,
il n’y a rien en moi qu’une large plaie,
un creux que jamais personne ne fouille,
présent sans fenêtres, pensée
qui revient, se répète, se reflète
et se perd dans sa propre transparence,
conscience transpercée par un oeil
qui se regarde se regarder jusqu’à se noyer
de clarté:
moi j’ai vu ton atroce écaille,
Mélusine, briller, verdâtre, à l’aube,
tu dormais enroulée dans les draps
et au réveil tu as crié comme un oiseau
et tu es tombée sans fin, cassée et blanche,
rien n’est resté de toi, rien que ton cri
et à la fin des siècles je me découvre
avec de la toux et une mauvaise vue, mélangeant
de vieilles photos:
il n’y a personne, tu n’es personne,
une montagne de cendres et un balai,
un couteau ébréché et un plumeau,
une peau pendue à quelques os,
une grappe déjà sèche, un trou noir
et dans le fond du trou les deux yeux
d’une enfant noyée d’il y a mille ans,
regards enterrés dans un puits,
regards qui nous voient depuis le début des temps,
regard enfant de la mère vieille
qui voit dans le fils grand un père jeune,
regard mère de la fille solitaire
qui voit dans le père grand un fils enfant,
regards qui nous regardent depuis le fond
de la vie et sont les pièges de la mort
– où est l’envers: tomber dans ces yeux
est-ce revenir à la vie véritable?
tomber, revenir, me rêver et que me rêvent
d’autres yeux futurs, une autre vie,
d’autres nuages, mourir d’une autre mort!
– cette nuit me suffit, et cet instant
qui n’en finit pas de s’ouvrir et de me révéler
où j’étais, qui je fus, comment tu t’appelles,
comment moi je m’appelle:
pouvais-je bâtir des plans
pour l’été -et tous les étés-
à Christopher Street, il y a dix ans,
avec Phyllis qui avait deux fossettes,
où les moineaux buvaient la lumière?,
sur la place de la Réforme Carmen me disait-elle
« l’air ne pèse rien, ici c’est toujours octobre »
ou l’aurait-elle dit à l’autre que j’ai perdu
ou l’aurais-je inventé et personne ne me l’a dit?,
aurais-je marché dans la nuit d’Oaxaca,
immense et vert foncé comme un arbre,
parlant seul comme le vent fou
et en arrivant à ma chambre -toujours une chambre-
les miroirs ne m’auraient-ils pas reconnu?
depuis l’hôtel Vernet nous avons vu l’aube
danser avec les châtaigners -« il est déjà très tard »
disais-tu en te peignant et moi, aurais-je vu
des taches sur le mur sans rien dire?,
sommes-nous montés ensemble à la tour, avons-nous vu
tomber le soir depuis le récif?,
avons-nous mangé des raisins à Bidart?, avons-nous acheté
des gardénias à Perote?,
noms, places,
rues après rues, visages, marchés, rues,
gares, un parc de stationnement, chambres seules,
taches sur le mur, quelqu’un qui se peigne,
quelqu’un qui chante à mes côtés, quelqu’un qui s’habille,
chambres, endroits, rues, noms, chambres,
Petite mort je te vois
dans ma cage thoracique
te mouvoir former des losanges
des bulles dans l’eau
et dans ta peau
ce manteau rouge
où naissent les oiseaux
l’essor de mes pages
je suis aveugle
pour ceux qui voient
et mort cent fois
à suivre les morts
S’il y a du souffle et de la poussière
Pour tendre le bras vers les étoiles
Modifiant tout à coup l’équilibre planétaire
La trajectoire des corps, mettant les voiles
La tête au milieu des nébuleuses
Le ciel s’est enflé de lumière violette
Echo d’Orion vers Betelgeuse
Du fracas d’une comète
A la verticale de l’été
Au fond de tout ce noir
Pour perdre ses droites allées
Et la lumière de l’espoir
Le matin confisque son charme
Dans de lointains obscurs
Habités par les larmes
– pour une autre aventure –
Je ne sais pas si tendre les bras suffit
A jouer avec les astres
Aveuglé, je ne vois que la nuit
Et du matin qui s’en va,… le désastre…
J´ suis l´homme moderne, élevé aux plateaux télé
Génération micro-onde et plats surgelés
Collectionneur d´objets sans utilité
Nostalgique d´un passé qui n´a jamais existé
J´ suis l´homme high-tech, discothèque, internet
Pas d´ bibliothèque comme en avaient mes ancêtres
Ou peut-être pour la décoration du living
Avec d´authentiques objets d´arts fabriqués en usine
J´aime cette vie urbaine
Les réparties à l´américaine, le câble, les chaînes
J´ suis l´homme-western, un amas cellulaire
Le porte-parole du néant, paumé sans son cellulaire
J´ suis l´homme sans fil, relié par satellite
J´évolue sous un ciel bleu électrique
J´aime l´odeur de l´essence, les horizons cimentés
Symétriques, supermarchés, musique électronique
J´ suis l´homme-pub, l´homme dernier cri
Appartement insalubre, vêtements hors de prix
Un look industriel, des clones à chaque coin de rue, fringués pareil
Un uniforme original reste quand même un uniforme
J´ suis l´homme poupée Barbie
Version barbue, bien entretenu
Si j´ prends soin de moi, c´est pas pour vivre centenaire
J´ai juste envie d´avoir l´air d´une affiche publicitaire
J´ suis l´homme à tout faire, j´ai pas d´ vocation, pas d´ chemin
J´ trime par intérim, prends les transports en commun
Le week-end, j´ vais en boîte, on s´y ennuie en commun
J´ suis l´homme personne, on a des points en commun!
On a les mêmes apparts, on a les mêmes cafards
Les mêmes grand-mères mourantes qu´on prend pas l´ temps d´aller voir
Les mêmes boulots à la chaîne
Les mêmes défonces pour oublier les mêmes problèmes
J´ suis juste l´homme moderne
J´ suis l´homme moderne, posé là comme un meuble
Témoin oculaire d´une justice aveugle
À l´étroit dans mon immeuble, un mammifère de trop
Un danger pour la planète, un régal pour les asticots
J´ suis l´homme-voiture, auto, toutes options
L´air conditionné, l´airbag, et même l´air con
J´ pousse le son à fond, baisse ma vitre
Persuadé d´avoir bon goût et qu´ tout le monde aime ma musique
J´ suis l´homme vite, môme des années quatre-vingts
Qui s´approche de la trentaine et qui s´ sent vieux soudain
Je m´ souviens des génériques des vieux dessins animés
J´ connais par cœur tous les slogans des vieilles publicités
Génération Betamax, k7 audio, baladeurs
Je m´ suis senti à la pointe avec les premiers bipeurs
J´ suis l´homme spectateur du temps qui passe
Qui efface tout et qui détruis tout quoi que je fasse
J´ suis l´homme moderne, l´avenir de mes parents
Ces hommes des cavernes, aux principes étonnants
Luttant encore, s´indignant haut et fort
Comme des dinosaures qui n´ont pas compris qu´ils étaient déjà morts
J´ suis l´homme engagé
La rébellion déclinée en produit dérivé
Un peu artiste, un peu escroc, un peu confus
Prisonnier d´une image qui ne le reflète plus
J´ suis l´homme muscu, jogging, régime, club de gym
Protéine et cure de L-carnitine
Tenté par le bouddhisme, la médecine parallèle
Dont les bonnes résolutions finissent toutes à la poubelle
J´ suis l´homme-puzzle, en pièces détachées
Le résultat de millions d´êtres et de millions d´années
Mes ancêtres étaient des guerriers, des grands bâtisseurs
Pas moi, mais j´ai un portable 3G et d´ailleurs
Bluetoothe ton numéro, qu´on s´appelle pour rien s´ dire
Envoie-moi des textos et des photos bien délire
Prends cette mini vidéo, tu vas voir elle est fatale
Dedans, y a cette nana qui s´ fait déboîter par un cheval
J´ suis l´homme-travail, j´ai besoin d´ vacances
Parqué sur un camping sale dans le sud de la France
Après quinze heures de bagnole, péages et embouteillages
Les HLM de bord de plage me gâchent le paysage
J´ suis l´homme dommage, l´homme désolé
L´homme pas de bol, pas de chance, moi j´ peux pas vous aider
Assis derrière son bureau, devant son ordinateur
Finissant sa réussite, en attendant qu´il soit l´heure
J´ suis l´homme, l´homme-cheminée, l´homme-cigarette
J´ suis l´homme déterminé, demain j´arrête
Mais pour l´instant j´ suis qu´un smicard banal
Qui dépense toutes ses thunes dans un suicide légal
J´ suis l´homme j´ sais pas, ça m´est égal, j´ m´en fous
J´ vote pas, la gauche, la droite, c´est la même chose partout
J´ vais quand même pas perdre une heure pour l´avenir de c´ pays
Par contre j´ai voté pour l´autre con à la Star Academy
J´ suis l´homme tout est permis, ouais, j´ me dis que c´est pas d´ ma faute
Je m´ dis… Je m´ dis qu´ si c´est pas moi, ce sera juste quelqu´un d´autre
J´ai fait un paquet de saloperies dans ma vie mais, tu sais,
J´ai toujours une excuse pour avoir la conscience en paix
J´ suis l´homme des villes, l´individualiste
L´esprit léger, engagé dans un combat égoïste
Quand j´ regarde par la fenêtre, j´ vois pas d´ gens à l´extérieur
Je vois qu´ mon reflet dans la glace et je m´ trouve beau d´ailleurs
J´ suis l´homme-mouton
Celui à qui on a appris à aimer sa prison
J´ pourrais m´évader, mais non, j´ le ferai pas
J´ suis mon propre maton et j´ai peur de moi
J´ m´ennuie, j´ suis l´homme blasé
J´ m´ennuie comme un soldat en période de paix
En attendant de trouver une vraie raison d´exister
Je fais comme tout le monde, j´allume la télé
J´ suis l´homme paumé, sans réaction
J´ai pas d´esprit à part l´esprit d´ contradiction
Polémiques à la con, avis interchangeables
Comment se faire remarquer quand on n´est pas remarquable?
J´ suis l´homme blanc, descendant d´un colon
Le subconscient honteux de toutes ses persécutions
Démagogue de gauche, le profil du mec bien
Politiquement correct, mais qui n´en pense pas moins
J´ suis l´homme-doute, c´est ma seule certitude
Un visage perdu dans la multitude
Où sont passées toutes ces odeurs familières
Tous ces visages rassurants, la sérénité d´hier?
J´ suis l´homme moderne, j´ voudrais t´ dire que j´ t´aime, c´est tout
J´ voudrais t´ serrer dans mes bras, mais tu m´ prendrais pour un fou
J´ voudrais parler à cette petite fille qui joue dans l´ square
Mais j´ veux pas passer pour un pervers, alors j´ me barre
J´ peux pas sourire aux femmes, y a trop d´histoires de viols
Porter le sac des vieilles dames, y a trop d´histoires de vols
J´ai peur de passer pour ce que je n´ suis pas
Et puis, j´ai aussi un peu peur de ce que je suis
Rester soi-même c´est important, il paraît
Mais comment rester soi-même quand on ne sait pas qui on est?
Je fuis l´amour, je fuis la haine, je fuis les conflits
J´ai si peur de frôler la mort que je ne fais que frôler la vie
Je cherche ton regard comme un aveugle
cherche le monde qu’il a perdu
ce grand regard qui venait vers moi
m’apporter celui de toutes les femmes.
Il était pour moi comme un de ces couchants
devant lesquels on s’arrête de respirer
et je ne voyais plus rien d’une terre
qui naissait de nos pieds pour rejoindre l’horizon.
Je ne retrouve plus ton corps dans mes mains
et pourtant elles l’ ont tenu comme on tient
de hautes brassées d’herbe dans le soleil
au moment où la terre se roule dans l’été.
Je cherche ton corps au fond de mes nuits,
dans toutes les vitrines où il s’est miré.
Mais il ne reste rien de lui pas même ces cheveux
qui ont glissé comme un filet d’eau entre mes doigts.
08.02.13