Henri Rode – Le monstre
LE MONSTRE (fragment)
« Je vois le monstre de préférence (et c’est toujours ici de préférence qu’il s’agit) dans l’objet, le légume, le résidu dont on a su d’abord tirer usage, le fruit pressuré et la montre écrasée, pour les rejeter ensuite dans un coin où l’objet, le fruit, la montre, etc., poursuivent leur existence inutilisable.
Prenons ce tas de pelures d’oignons roux laissé au milieu du fenil apparemment oublié de Dieu et des hommes, une humble toison à peine dorée d’un rayon et qui ne donne au préalable aucune impression de protestation ni même d’existence, qu’un distrait pourrait fouler aux pieds, une araignée traverser sans risque, un balai balayer sans remords. Je songe : trop facile de te passer de toi pour expliquer. Et c’est pourquoi je repasse. Je ne veux pas donner dans le panneau.
C’est au contraire avec un grand souci de sympathie que je me penche sur le tas de pelures. Je les fouille, les sens, des monceaux de vers doivent les travailler mais ici mon observation est courte. Je pourrais expliquer la larve plus l’éclosion sans aboutir à aucune satisfaction personnelle. Chercher une ressemblance n’est jamais le fait du hasard mais d’un besoin intérieur, d’un rassurement dirai-je.
Pour me rassurer quant à la destination de ces pelures prêtes à se dissoudre en poussière, il me faut une expérience neuve et définir pourquoi, pourquoi ? Chaque fois que je passais près du tas et quel que fût mon état d’absence une tristesse incompréhensible me prenait, pourquoi tout déchet, tout objet délaissé dans un coin ne me semblait jamais tout à fait fini ni inutile, et pourquoi en fin de compte mon utilité au jour ne me paraissait ni plus certaine ni plus étonnante que celle du moindre objet, pour peu que je descende aux sources de la création. »
Henri RODE in « Cahiers du Sud » n° 293 (1949)
Passage de l’ange ( RC )

peinture P Gauguin, – détail – » D’où venons-nous, que sommes nous, où allons nous ? »
peinture – partie centrale » D’où venons-nous,que sommes nous, où allons nous ? » 1897
–
Comme on dit, sur terre,
– Au creux d’un silence,
passe l’ange ( un mystère),
Lui, sans bruit, danse..
On ne le voit pas,
Seuls ses cheveux ( d’ange ),
S’agitent ici-bas,
Si ma tête penche,
Je sens, assis sur le vent,
Ses ailes qui me dépassent,
Et l’ange, ( ou ce revenant ),
– Grand bien me fasse –
Semblait chercher son chemin,
> Ce qui me fait marrer…
Que ces êtres de lieux lointains,
Puissent ainsi s’égarer —–
Si loin des dieux et déesses,
Au terme d’un long voyage,
Seul ( panne de GPS ) ,
descendu de son nuage.
C’est parce que c’était dimanche,
Et, que, poursuivant un diable fourchu,
Au long cours d’une météo peu étanche,
Vit aussi cette sorcière aux doigts crochus,
Perforant d’un coup de roulette russe,
A cheval sur son vieux balai,
Un vieux cumulo-nimbus
Ce qui ne fut pas sans effets…
Perdant l’appui de l’arc-en-ciel,
… pour le pique-nique ( c’était fichu),
Notre ange en oublie de fixer ses ailes,
Et se trouve à errer parmi nous, ainsi déchu…
Ou, peut-être objet d’un malaise,
> C’est une supposition,
Une possibilité, une hypothèse…
Mais , qui pose question…
Ou alors, c’est mon ange gardien,
< Qui veut mieux me connaître,
Me parler, dialogue ouvert, établir des liens,
Lui, qui m’a vu naître…
Ou encore, ange égaré, peut-être
Cherches tu la bonne adresse,
La bonne porte, la bonne fenêtre,
D’une âme en détresse ?
> Quelqu’un d’un peu fou,
lui demandant « D’où venons-nous ?
– Qui sommes-nous ?
– Où allons-nous ? »
Mais – que prend-t-il donc aux humains,
De poser des questions embarrassantes,
S’il ne leur suffit pas de lire les lignes de la main ?
Et , sans réponse satisfaisante…
Peut-être la raison de sa présence,
Ici, dans les odeurs de poisson frit,
Dans ce bas monde, le don de sa confiance,
Apparaît , aussi, sous un ciel chargé ,et gris…
Déposant sur la terre,
Un parfum subtil qui l’entoure
D’une traînée d’étoiles, de lumières
Et de l’ombre, redit un peu le jour.
–
RC – 24 juin 2013
–

peinture: Paul Gauguin: lutte de Jacob avec l’ange 1888
Joseph Brodsky – Seule la cendre
Seule la cendre sait ce que signifie brûler jusqu’au bout
Je le dirai pourtant, après un coup d’oeil myope par devant
tout n’est pas emporté par le vent, et le balai
qui ratisse ample dans la cour ne ramasse pas tout.
Nous resterons, mégot fripé, crachat, dans l’ombre
sous le banc, où pas un rayon ne pénètre,
et, étroitement enlacés à la fange, comptant les jours,
nous nous ferons terreau, dépôt, couche culturelle.
Devant sa pelle maculée, l’archéologue ouvrira grand la bouche
en un hoquet; mais sa trouvaille tonnera
sur l’univers, comme une passion enfouie dans la terre,
comme la version inverse des Pyramides.
« Charogne ! » soufflera-t-il en se tenant le ventre,
mais il sera plus loin de nous que la terre ne l’est des oiseaux,
parce qu’être charogne, c’est être libre de ses cellules, libre du
tout: apothéose des particules.
1987
traduit du russe par Véronique Schiltz
—