Kiell Espmark — BELA BARTOK CONTRE LE TROISIEME REICH
Kiell Espmark est un auteur que j’ai découvert dans un recueil des éditions de la Différence: anthologie de 12 auteurs, peu connus, mais au style passionant…
textes recueillis par Jean-Clarence Lambert 1989
BELA BARTOK CONTRE LE TROISIEME REICH
Vous n’avez pas de cartes de rationnement ?
Ici en France il y a disette.
Deux tickets pour respirer
et trois pour regarder. — II le sait bien, il est
partout chez lui, sur cet absurde continent.
Chaque rue est une ligne de sa main.
Il fallait le chercher ici à Nîmes juste au moment de quitter l’Europe. Juste au point de rupture.
Une interview sans question ni réponse.
Sa table est deux mètres plus loin,
à une distance infranchissable.
Lui-même est un silence de 49 kg
avec une flamme pour regard.
Il pose sa fourchette et son couteau
sur le petit squelette du poisson
et lève sa dernière gorgée de Perrier pour…
Mais se ravise.
Morceau d’absurdité :
au coin veille une Citroën imaginaire avec deux hommes, le feutre rabattu :
ils morcellent en mots el fraîcheur
Ce soir d’octobre provençal.
tout ce qu’ils touchent devient abstrait. Lui-même
il est qu’un numéro. Signe particulier : non aryen volontaire ;
exigeant d’être lui aussi compris parmi les musiciens dégénérés est signée par un juif.
Mais quelques mesures d’un quatuor à cordes
peuvent-elles arrêter un char d’assaut ?
L’inquiétude des policiers les trahit : ils ne sont pas sûrs.
Ce qui compte, c’est maintenant les signaux qui lui viennent d’un village de Slovaquie du Nord :
incessant grincement qui siffle.
Connaissant le code, il les reçoit, tendu.
Il n’a même pas reposé son verre. Son oreille,
incroyable amplificateur, perçoit chaque feuille
qui tombe sur la place là-bas. Des voix
crépitantes entourent sa table.
Pour les hommes dans la voiture,
c’est une douleur éloignée qui jaillit
fendue en signes et grincements de dents,
incompréhensible mais maniable.
Il est pris d’une rage frêle :
ce sont des non-hommes, leur langue est division.
Dans l’homme ils séparent l’humain
de ce qu’ils appellent l’homme.
Ils séparent l’aigre fumée
du mot <; solution ».
Alors, tout devient possible.
Aussi longtemps qu’une rue en Hongrie portera
le nom de la Bête, qu’on ne mette
aucune plaque à ma mémoire,
qu’aucune Place du Marché ne prenne mon nom.
La Place. Signaux frénétiques. Venant de la boue
et du ciel, une vie sans voie
avec des conquérants étrangers à demeure,
Jusque dans l’église du village
où ils ont traîné l’otage. L’assemblée divisée
entre l’impalpable douleur dedans
et les appels muets dehors sur la place.
Tout rassemblement interdit. Nul désespéré n’a le droit d’exister pour un antre. Déchirés entre une communauté abstraite et les fragments épars d’un chant introverti. épaules contre épaules en chantant.
II les connaît si bien. Depuis des décennies
il conserve chaque voix. chaque ton sur des rouleaux
de cire. traces de la fraternisation des peuples
à travers les barbelés crépitants —
rythmes qui naissent de rythmes lointains.
villages qui vont de villages en villages.
Ces voix dispersées, ces voix d’au-delà des voix
savent ce qui s’est passé sur la Place : quelque chose déjà
incompréhensible. Et voici qu’ils le cherchent.
Une ouverture en quart-de-tons grinçants
pour une partition illimitée.
Je dois quitter l’Europe. La seule façon de prononcer Europe.
Ici à Nîmes il se fait tard.
Le soir se divise entre le mot « soir »
et l’incompréhensible obscurité qui tombe.
Seul celui qui s’en va
peut arriver ici.
Il est en chemin.
Mais l’absurdité l’attrape
de ses non mains. Il est partagé
entre l’errance d’un désespoir abstrait
et la rude musique qui demeure, non écrite.
Des années peuvent passer avant qu’elle ne le rejoigne.
Il est en chemin et pas encore en chemin.
je partage et distribue
11/09/2011 | Catégories: auteurs à découvrir | Tags: absurdité, Bela bartok, couteau, homme, humain, main, musique, rage | Poster un commentaire