Benjamin Fondane – machines

Machines qui broyez les muscles et le sang
ouvrez un hublot pour l’orage,
que soit le roc visité par la foudre
humilié d’amour des pieds jusqu’à la tête.
Que soit le nom crié de sommet en sommet
frotté comme un galet de mer par les figures,
comme un galet blessé, une biche souffrante,
au bord des grandes eaux.
Le tremblement de terre est en route. Quel est
le mot de passe cri ou chanson ou sésame?
L’arbre de l’existence
sera-t-il le premier des arbres foudroyés?
extrait de l’anthologie des textes de B Fondane parue chez Verdier « Titanic »
Benjamin Fondane – Ulysse, une déesse à tes côtés

Tu avais une déesse à tes côtés, Ulysse!
- À quoi sert-il de voyager?
Une jarre de lait calme, les cuisses de l’épouse,
les jours comme des pommes tombées dans le verger,
une belle lumière lisse,
la paix de l’œuvre faite et la nuit à l’auberge,
vieillir tout doucement près d’un pichet de vin
quand la lune blanchit le large,
tout en trinquant avec des marins revenus infirmes,
d’on ne sait quelles batailles louches
qu’on a du mal à épeler… - À quoi sert-il de s’en aller
déjà vaincu, avant d’avoir ouvert la bouche,
dans des pays d’où l’on ne reviendra
que vieux plein de sirènes
que l’on n’a pas écoutées de victoires manquées
« le cœur lourd d’avoir résisté à sa soif? »
Benjamin Fondane – toute la douleur du monde
C’est toute la douleur du monde
qui est venue s’asseoir à ma table
– et pouvais-je lui dire : Non ?
Je m’étais fait si petit,
une petite chenille, et j’ai éteint la lampe
– mais pouvais-je savoir qu’elle mûrissait dedans
et pouvais-je m’empêcher qu’elle sortît un jour,
une chanson entre ses ailes ?
J’ai dit à la douleur du monde
qui s’est couchée sous mon ventre :
N’ai-je pas assez de la mienne ?
Vois : j’ai ma propre soif !
On ne peut pas toujours demeurer une chenille
la terre m’est rugueuse au ventre
elle me fait mal votre terre
je suis né pour voler…
D’un bond je lui tournai le dos –
mais elle était déjà dans mon songe.
– Est-ce mon sang qu’elle voulait ?
J’ai dit la douleur du monde
– C’est une ruse, une sale ruse.
Voilà que tu chantes en t’en allant…
-Mais à ma place, dites, l’auriez-vous oubliée ?
(1944, Au temps du poème)
Benjamin Fondane – là nous voyageons ensemble .
––
Je ne suis pas le pilote
de ce bateau que les aubes ont lavé à grande eau –
et les soirs. Je n’ai pas
le droit de commander aux houles
ni mettre de côté
un peu d’écume pour mes vieux jours. Toutes ces autres
écumes, les mouettes,
obéissent à d’autres regards. Je n’ai pas,
voyageur toléré sur le pont, en partage
avec vous, que le droit d’être jeté dessus
le bord, à l’achevé du cycle. De ce droit
ce n’est pas mon dessein d’user. Je vous respecte
marins et vous pilote,
je vous serre la main, commandant. Sur ce pont
vous êtes tous chez vous. Oui, mais moi-même
je ne suis pas d’ici
et me laisse laver par les aubes. Je triche.
Je ne partage pas votre vie. Ma sueur
ne se joint pas à votre travail. Mon visage
est loin. Oui, mais le soir
sous la lampe j’exprime le jus de la journée
sous mon pressoir. Le temps est fini. On commence
un autre voyage. Mais là
nous voyageons ensemble
dans un poème dont je suis le pilote
en un temps, en un temps où il n’y a pas de temps.
Benjamin Fondane – faubourg d’orties
Montage perso – RC 2014
Ce n’était pas de l’étonnement, mais peut-être
une sordide angoisse
qui m’avait fait pousser dans ce faubourg d’orties
juste au moment où l’on y ramassait le ciel.
Je n’y avais jamais été que je sache
je ne pouvais savoir s’il existait vraiment
en avais-je rêvé ?
mais je savais maison par maison tous les noms
des habitants et leurs commerces,
le nom des gosses et ceux de leurs anges gardiens
– je m’y intéressais surtout
à une femme enceinte qui devait loger là
ou à quelque émigrant revenu d’Amérique –
– je n’étais pas fixé…
il s’attachait à eux je ne sais quelle idée
qu’il me fallait tirer au clair
de trésor enfoui, d’enfances fabuleuses,
de meurtres impunis
et d’une fin du monde absolument MODERNE.
Benjamin Fondane – des pays qui fondaient comme un fruit dans la bouche
graffiti Mona-Lisa cf site
II y eut autrefois des choses sans musique
des pays qui fondaient comme un fruit dans la bouche
des étés haletants
des silences plus frais que neige
des êtres qui entraient en nous et qui sortaient
sans qu’on s’en rendît compte,
nourritures, paresses savantes, jus d’oiseaux
idiomes heureux, échanges,
de sorte qu’on était ce qui entrait en nous
parfois un cil, parfois un ange
parfois un baobab où la hache faisait
des blessures délicieuses
et quand, souvent, des femmes ou des sangsues roses
se collaient à nos corps
on éprouvait soudain la joie d’être mangé
et le délice affreux de devenir un autre.
Ces choses n’avaient ni commencement ni fin
cela ne finissait pas d’être
pas un trou, pas la moindre fissure
pas un visage lézardé !
les hommes se tenaient coude à coude, serrés,
comme pour empêcher qu’on y passe
pas une absence entre deux vagues
pas un ravin entre deux mots
pas un passage entre deux seins
lourds, gras,
et pourtant au travers de la muraille lisse
quelque chose suintait
l’écho ranci d’une fête étrange, une sueur de musique,
les gouttes d’un sang frais qui caillait aussitôt
sur la peau morte du monde.
Je n’ai jamais rien compris à ces mélanges
j’entrais et d’autres sortaient,
puis d’autres qui tournaient autour du crépuscule
ou se penchaient sur les saisons
et nul ne se doutait que ce n’était pas là
la terre ferme,
que l’océan n’était pas un jardin suspendu
j’entrais à tout instant dans la vie des autres
et j’oubliais de fermer les portes après moi
chacun portait en lui un monde doux et tendre
des coins où l’on était surpris par la douceur
je n’avais pas de nom, comment s’appelaient-ils ?
C’était si bon de ne pas avoir de figure,
si bon d’être poreux, ouvert,
qu’à l’heure de dormir chacun
se disait en rêvant : – que sera-t-elle encore
cette grande journée, sans dieu, du lendemain ?
*Benjamin Fondane
Benjamin Fondane – exode
peinture Marlene Dumas exposée à la biennale de Lyon: photo perso
–
C’est à vous que je parle homme des antipodes, je parle d’homme à homme, avec le peu de moi qui demeure de l’homme avec le peu de voix qui me reste au gosier mon sang est sur les routes, puisse-t-il ne pas crier vengeance !
L’hallali est donné, les bêtes sont traquées,
laissez-moi vous parler avec ces mêmes mots
que nous eûmes en partage –
il reste peu d’intelligibles !
Quand une poussière entrait, ou bien un songe,
dans l’œil, cet œil pleurait un peu de sel.
Et quand une épine mauvaise égratignait ma peau,
il y coulait un sang aussi rouge que le vôtre !
Certes, tout comme vous j’étais cruel, j’avais
soif de tendresse, de puissance,
d’or, de plaisir et de douleur.
Tout comme vous j’étais méchant et angoissé
solide dans la paix, ivre dans la victoire,
et titubant, hagard, à l’heure de l’échec !
Oui, j’ai été un homme comme les autres hommes,
nourri de pain, de rêve, de désespoir. Eh oui,
j’ai aimé, j’ai pleuré, j’ai haï, j’ai souffert,
j’ai acheté des fleurs et je n’ai pas toujours
payé mon terme. Le dimanche j’allais à la campagne
pêcher, sous l’œil de Dieu, des poissons irréels,
je me baignais dans la rivière
qui chantait dans les joncs et je mangeais des frites
le soir. Après, après, je rentrais me coucher
fatigué, le cœur las et plein de solitude,
plein de pitié pour moi, plein de pitié pour l’homme,
cherchant, cherchant en vain sur un ventre de femme
cette paix impossible que nous avions perdue
naguère, dans un grand verger où fleurissait
au centre, l’arbre de la vie…
J’ai lu comme vous tous les journaux tous les bouquins,
et je n’ai rien compris au monde
et je n’ai rien compris à l’homme,
bien qu’il me soit souvent arrivé d’affirmer
le contraire.
Et quand la mort, la mort est venue, peut-être ai-je prétendu savoir ce qu’elle était mais vrai, je puis vous le dire à cette heure, elle est entrée toute en mes yeux étonnés, étonnés de si peu comprendre – avez-vous mieux compris que moi ?
Et pourtant, non !
je n’étais pas un homme comme vous.
Vous n’êtes pas nés sur les routes,
personne n’a jeté à l’égout vos petits
comme des chats encore sans yeux,
vous n’avez pas erré de cité en cité
traqués par les polices,
vous n’avez pas connu les désastres à l’aube,
les wagons de bestiaux
et le sanglot amer de l’humiliation,
accusés d’un délit que vous n’avez pas fait,
d’un meurtre dont il manque encore le cadavre,
changeant de nom et de visage,
pour ne pas emporter un nom qu’on a hué
un visage qui avait servi à tout le monde
de crachoir !
Un jour viendra, sans doute, quand le poème lu
se trouvera devant vos yeux. Il ne demande
rien ! Oubliez-le, oubliez-le ! Ce n’est
qu’un cri, qu’on ne peut pas mettre dans un poème
parfait, avais-je donc le temps de le finir ?
Mais quand vous foulerez ce bouquet d’orties
qui avait été moi, dans un autre siècle,
en une histoire qui vous sera périmée,
souvenez-vous seulement que j’étais innocent
et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là,
j’avais eu, moi aussi, un visage marqué
par la colère, par la pitié et la joie,
un visage d’homme, tout simplement.
(L’exode 1942)
–
Benjamin Fondane – Villes

peinture: Wayne Thiebaud Sunset Street 1985 ( MoMa)
Villes
Le silence coula sur mes mains
c’était un orage de sable
la ville était pleine de sable
où donc étaient-ils les humains
j’avais beau courir dans le vide
suivi lentement de mes pas, le vide était plus plein
qu’une poitrine gonflée qui fait sauter les pressions,
le vide était si plein, j’avais si peur qu’il n’éclatât
que soudain j’ai pensé qu’il me fallait crier
ressusciter la vie
souhaiter le sifflet des bateaux, des sirènes d’usine
la rumeur des meetings, des fleuves de glace qui cassent
sous la poussée du printemps, les vitrines brisées des grèves générales, le bruit
strident des rémouleurs aiguisant les ciseaux, les couteaux, la criée des poissons dans les halles, les plaintes des marchands d’habits,
des rempailleurs de chaises, des pianos mécaniques et des musiques perforées.
Je vous appelais du fond terreux de mon angoisse
sonorités des étameurs, des camelots, ô chansons nasillardes
des marchandes de quatre-saisons qui font au printemps maladif
l’opération césarienne -Et peu à peu je vis céder mon insomnie
mes oreilles bourdonnaient, une sorte d’âcre paix, une paix nauséeuse,
pénétra dans mon sang avec une vieille odeur de draps
et mon sommeil ouvert comme une bouche d’égout
buvait les cantiques pieux des machines à coudre,
le ronflement régulier des tuyaux de vidanges, le souffle léger de la vie qui monte et qui grince, ô poulie !
Le bruit de plus en plus fatigué de la vie.
–