Ingeborg Bachmann – La Bohème est au bord de la mer –

Egon Schiele – petite ville – vue de Krumau –
La Bohême est au bord de la mer
Si les maisons par ici sont vertes, je peux encore y entrer.
Si les ponts ici sont intacts, j’y marche de pied ferme.
Si peine d’amour est à jamais perdue, je la perds ici de bon gré.
Si ce n’est pas moi, c’est quelqu’ un qui vaut autant que moi.
Si un mot ici touche à mes confins, je le laisse y toucher.
Si la Bohême est encore au bord de la mer, de nouveau je crois
aux mers.
Et si je crois à la mer, alors j’ai espoir en la terre.
Si c’est moi, c’est tout un chacun, qui est autant que moi.
Pour moi, je ne veux plus rien. Je veux toucher au fond.
Au fond, c’est-à-dire en la mer, je retrouverai la Bohême.
Ayant touché le fond, je m’éveille paisiblement.
Resurgie, je connais le fond maintenant et plus rien ne me perd.
Venez à moi, vous tous Bohémiens, navigateurs, filles des ports
et navires jamais ancrés.
Ne voulez-vous pas être bohémiens, vous tous, Illyriens ,
gens de Vérone et Vénitiens ? Jouez ces comédies qui font rire
Et qui sont à pleurer. Et trompez-vous cent fois,
comme je me suis trompée et n’ai jamais surmonté les épreuves,
et pourtant les ai surmontées, une fois ou l’autre.
Comme les surmonta la Bohême, et un beau jour
reçut la grâce d’aller à la mer, et maintenant se trouve au bord.
Ma frontière touche encore aux confins d’un mot
et d’un autre pays,
ma frontière touche, fût-ce si peu, toujours plus
aux autres confins,
Bohémien, vagabond, qui n’a rien, ne garde rien,
n’ayant pour seul don, depuis la mer, la mer contestée,
que de voir
le pays de mon choix
Böhmen liegt am Meer
Sind hierorts Häuser grün, tret ich noch in ein Haus.
Sind hier die Brücken heil, geh ich auf gutem Grund.
Ist Liebesmüh in alle Zeit verloren, verlier ich sie hier gern.
Bin ich’s nicht, ist es einer, der ist so gut wie ich.
Grenzt hier ein Wort an mich, so laß ich’s grenzen.
Liegt Böhmen noch am Meer, glaub ich den Meeren wieder.
Und glaub ich noch ans Meer, so hoffe ich auf Land.
Bin ich’s, so ist’s ein jeder, der ist soviel wie ich.
Ich will nichts mehr für mich. Ich will zugrunde gehn.
Zugrund – das heißt zum Meer, dort find ich Böhmen wieder.
Zugrund gerichtet, wach ich ruhig auf.
Vor Grund auf weiß ich jetzt, und ich bin unverloren.
Kommt her, ihr Böhmen alle, Seefahrer, Hafenhuren und Schiffe
unverankert. Wollt ihr nicht böhmisch sein, Illyrer, Veroneser,
und Venezianer alle. Spielt die Komödien, die lachen machen
Und die zum Weinen sind. Und irrt euch hundertmal,
wie ich mich irrte und Proben nie bestand,
doch hab ich sie bestanden, ein um das andre Mal.
Wie Böhmen sie bestand und eines schönen Tags
ans Meer begnadigt wurde und jetzt am Wasser liegt.
Ich grenz noch an ein Wort und an ein andres Land,
ich grenz, wie wenig auch, an alles immer mehr,
ein Böhme, ein Vagant, der nichts hat, den nichts hält,
begabt nur noch, vom Meer, das strittig ist, Land meiner Wahl zu sehen.
Ingeborg Bachmann, Gedichte 1964-1967, I, 167f.
Traduction Françoise Rétif. Revue Europe numéro 892-893 Août-septembre 2003, p. 32.
Patricia Fort – Dans ma valise
peinture David Lisboa » boîte en valise »
Dans ma valise il y a…
Vos prénoms et le mien
Qui se tiennent par la main
Nos nuits de bohémiens
Des contes et fleurettes
Des rires sous couette
Des sax et des rôles
Bad pas t’es pas drôle
Des boucles bleues
Des cernes sous les yeux
Nicolaï qui s’enjaille
Et nos voix qui s’éraillent
Une écharpe de ciel
Qui me sied à merveille
Des clés de portail
Ma mémoire qui défaille
L’or des blés
La blancheur de l’été
Une corde de guitare
Mais non il n’est pas tard
Le grenier de la France
Et celui de mon enfance
Une madeleine et un marcel
Des souvenirs en dentelle
Un décapsuleur
Des biscuits et du beurre
Une espadrille orpheline
Nos doutes en sourdine
Cinq chemins au levant
Le soleil au couchant
Un sentier pour nos pas
Avec des pierres çà et là
Valentino et des abeilles
Nos bouches groseille
Nos cœurs à l’unisson
Des rimes , des chansons
Une petite fille oubliée
En jupe plissée
Queue de cheval
Des amours qui se font la malle.
Dans ma valise bien rangée
Un voyage immobile
Une parenthèse, une île
Vos vies là, devant
La mienne qui attend. »
© Patricia Fort. – Artenay 17 juillet 2013.