Eugenio de Andrade – J’entends courir la nuit
J’entends courir la nuit par les sillons
Du visage – on dirait qu’elle m’appelle,
Que soudain elle me caresse,
Moi, qui ne sais même pas encore
Comment assembler les syllabes du silence
Et sur elles m’endormir.
.
.
.
« Il n’y a pas d’autre manière d’approcher
de ta bouche : tant de soleils et de mers
brûlent pour que tu ne sois pas de neige :
corps
ancré dans l’été : les oiseaux de mer
couronnent ton visage
de leur vol : musique inachevée
que les doigts délivrent :
lumière répandue sur le dos et les hanches,
encore plus douce au creux des reins :
pour te porter à ma bouche, tant de mers
ont brûlé, tant de navires. »
Eugénio de Andrade, Blanc sur blanc, Gallimard, Collection Poésie
Gabriela Mistral – complainte
art: Isabelle Levenez
Tout a pris dans ma bouche
une saveur persistante de larmes;
le repas quotidien, le chant
et jusqu’à la prière.
Je n’ai pas d’autre métier
après celui-ci silencieux de t’aimer,
que cet office de larmes,
que tu m’ as laissé.
Mes yeux serrés
sur de brûlantes larmes!
bouche convulsive et tourmentée
où tout me devient prière !
J’ai une de ces hontes
de vivre de cette façon lâche!
Je ne vais pas à ta recherche
et je ne parviens pas non plus à t’oublier!
Un remords me saigne
de regarder un ciel
que ne voient pas tes yeux,
de toucher des roses
nourries de la chaux de tes os!
Chair de misère,
branche honteuse, morte de fatigue,
qui ne descend pas dormir à ton côté,
et qui se presse, tremblante,
conte le téton impur de la Vie!
Thomas Duranteau – puits
Le puits ne connaît pas
le sens du vent
ni le temps que met le soir
pour nourrir par bouchées
les pierres gisantes
sur son lit
*
Puits
bouche à nourrir
oreille où chuchoter
œil où refléter
nos entrailles ouvertes .
Roger Wallet – ça ressemble à une vie
photo: Willy Rizzo
Ca ressemble à une vie
bonjour tristesse
le titre qui lui a plu il ne connaît
pas l’auteur mis à part du passé
il ne connaît
pas d’auteur Saint-Ex bien sûr comme tout le monde
et puis l’aîné l’a offert à son frère…
il l’a dans un coin de l’atelier adieu tristesse / bonjour tristesse /
tu es inscrite dans les lignes du plafond / tu es inscrite dans les yeux que j’aime…
ému les yeux que j’aime cette voix…
c’est comme si c’était elle qui lui parlait
et il le relit le sait vite par cœur le poème de P.Eluard au début
je vous le rapporte je il se sent gauche. je l’ai lu.
un silence. c’est très…
il se tait
elle est debout elle le regarde
aurait pas dû venir c’est trop… compliqué ?
prenez-en un autre elle sourit. lui : le cœur qui
bat comme un fou là-dedans
la main tremble elle doit le voir [il pense]. s’approche de la bibliothèque
la dévisage les yeux le nez la bouche
– le mot rien que le mot le fait frissonner
–
vous…
rien d’autre.
tourne le dos s’excuse
il sent sa main sur sa nuque ses yeux sa bouche….
( extrait du site des éditions des Vanneaux )
Susanne Derève – l’alphabet du regard
peinture: Giovanni Segantini
Il me semble voir ta main
Attirer doucement l’objet dans la lumière
Le tenir à portée
Dans le reflet tamisé de la lampe
Faire pivoter l’objet lentement
Afin que la lumière l’épouse
Et le révèle
Dans l’alphabet du regard
Prendre une à une les images
Et les toucher comme on ferait
Du front des yeux et de la bouche
D’un visage aimé
Et puis les reposer dans le cadre
A leur place
Et reculer de quelques pas
Pour juger de l’effet produit
Sur celui qui n’a pas les clés
Et qui découvre médusé
Comme on tire un rideau de théâtre
Le don que tu lui fais
De la beauté .
La parenthèse de la parole – ( RC )
La parenthèse de la parole,
après une nuit de sommeil,
et la bouche grande ouverte,
dans un baillement ;
avec elle j’attrape le vent,
( pas tout, mais une partie quand-même),
et c’est comme si en silence,
les mots venaient d’eux-même
s’offrir des histoires,
concentrés de souvenirs,
l’orage caché au fond des draps,
et des petits sourires
comme des lucioles,
une guirlande de rêves,
clignote encore,
en silences partagés…
–
RC –
Les bandits de la fraise – ( RC )
Si tu vois une bande de voleurs
traverser la nuit,
avec des masques de Zorro,
et leurs sourires sournois,
tu les verras ramper
sous les clôtures,
à travers les buissons,
certains se traînant,
rampant jusqu’à leurs victimes,
mordant dans les baies mûres
et la couleur rouge.
On verra le jus dégoulinant du menton,
si la lumière met leur crime à jour,
des fruits encore plein la bouche,
avant de les voir s’enfuir , satisfaits,
une fois le carnage accompli.
–
libre transcription d’un écrit de Nicholas Enloe
Jean-Pierre Schlunegger – Clairière des noces (extr)
photo Lydia Roberts
Je dis: lumière,
et je vois bouger de tremblantes verdures.
Je dis: lac,
et les vagues dansent à l’unisson.
Je dis: feuille,
et je sens tes lèvres sur ma bouche.
Je dis: flamme,
et tu viens, ardente comme un buisson.
Je dis: rose,
et je vois la nuit qui s’ouvre à l’aube.
Je dis: terre,
un sommeil aveugle, un chant profond.
Je dis: amour,
comme on dit tendre giroflée.
Je dis: femme,
et déjà c’est l’écho de ton nom.
Eugenio de Andrade – le poids de l’ombre III
photo Raphael Milani
.
Le poids de l’ombre III.
.
.
.
C’était septembre
ou bien tout autre mois
propice à de petites cruautés :
Que veux-tu encore ?
Le souffle des dunes sur la bouche ?
La lumière presque nue ?
Faire du corps entier
un lieu en marge de l’hiver ?
–
Estonie 2013
.
Paul Valery – Bouche
dessin Lalaluce (deviantArt)
Le corps veut que nous mangions, et il nous a bâti ce théâtre succulent de la bouche
tout éclairé de papilles et de houpettes pour la saveur. Il suspend au-dessus d’elles
comme le lustre de ce temple du goût, les profondeurs humides et avides des narines.
Espace buccal. Une des inventions les plus curieuses de la chose vivante.
Habitation de la langue. Règne de réflexes et de durées diverses.
Régions gustatives discontinues. Machines composées.
Il y a des fontaines et des meubles.
Et le fond de ce gouffre avec ses trappes assez traîtresses, ses instantanés, sa nervosité critique.
Seuil et actes — cette fourrure irritée, la Tempête de la Toux.
C’est une entrée d’enfer des Anciens. Si on décrivait cet antre introductif de matière,
sans prononcer de noms directs, quel fantastique récit !
Et enfin le Parler… Ce phénomène énorme là-dedans, avec tremblements, roulements,
explosions, déformations vibrantes…
PAUL VALERY « Mélange » (N.R.F.)
Katica Kulavkova – deuxième soleil
Deuxième soleil : Jupiter
– suprême-
Trop de dépravations et de détresses
l’une après l’autre
dans cette vie dont je refuse de témoigner
– de reconnaître qu’elle est à sa fin.
Avec l’idéalisme d’un demi-homme
et le handicap d’un centaure
je tends l’Arc
comme un ciel
comme un cœur.
Non par humilité, par égoïsme, je propose
une scène – réminiscence
où je pourrai durablement me reconnaître
peut-être pas seulement moi :
de ma bouche-poème en langue maternelle
jaillit la nostalgie obsessive
– pour ainsi dire un homme vivant
tandis que je reste inflexible
au même endroit
comme si je revenais
Mais je reviens, hélas!
Dans la zone frontalière du soleil surgit
un homme, lion et dieu désamorcé.
Tourbillon. Treuil. Toupie.
Eau, abîme, un pas quand même.
L’iconographie du trigramme résiste
aux règles et idoles saisonnières.
Il n’est pas de médiateurs entre le soleil et la femme
quand ils naissent.
Quelles affres pour sortir
de la tunique de feu dans laquelle
on m’irradia pour la première fois ?
D’où vient cette luxure
qui me fracture en mille couleurs
comme une truite dans les miroirs mâles?
Pour qui cette impulsion duelle ?
Pour qui ce soleil mouillé ?
Etre au ciel
et rester homme ?
***
Murièle Modely – ma langue pauvre
Tête de pierre Yugito (900-600 av J.C.) Olmeque – sculpture pré-colombienne
peut-être que ma langue pauvre finira
comme une peau d’orange
sous un buffet normand
ou un buffet sans nom
ces meubles remplaçables de lieux interchangeables
que l’on fait durer
où l’on peut oublier
toutes ces langues pauvres
dépiautées
dépecées
qui ne disent plus rien
qui ne leur parlent pas
un objet
et rien d’autre
figé
sans valeur
peut-être que ma langue pauvre langue finira dans ta bouche sous le flux de salive par encore palpiter
Quelques pas vers les dentelles -1 – ( RC )
photo perso : « lieu dit « la grande Montagne »
J’ai risqué quelques pas
Sur les sentiers pierreux
S’écartant des voies tracées.
La végétation soufflait ,
Se reposait de l’été.
Même les vignes sommeillaient,
Et se paraient
d’ors et de rouges.
Les petites grappes tardives encore suspendues
attendaient les oiseaux de passage.
On ne pouvait les saisir
sans que les grains éclatent dans les doigts.
Il fallait les porter à la bouche
pour se gaver de leur suc épais,
Ne tardant pas , comme à aux doigts,
A poisser la bouche.
Entre les rangées,
des herbes farouches,
Heureuses de la suspension des traitements,
Recommençaient à pointer,
Se bousculant entre les blocs de pierre,
Eux, portant parfois
la trace d’anciens occupants,
Morceaux de fossiles en empreinte,
Comme pour dire la présence continue
D’une vie inscrite
en filigrane
dans les siècles.
–
RC – oct 2015
Dominique Sampiero – La voix
photo: Joan Bardeletti
« la voix s’empare du corps s’ouvre en deux comme un fruit,
une fontaine, quelque chose comme ça.
Mais ça ne se voit pas.
Le corps est dans sa verticale et ruisselle par la bouche.
Les mots que l’on n’a pas dits montent dans tes yeux, et ce n’est plus être seul, mais être.
Plus encore, un être nous envahit dont nous ne savons rien que ces larmes qui sont étranges.
Nous n’avons aucune peine. Sauf cette joie douloureuse de la lumière . »
Fromage de tête – ( RC )
–
L’espace tangue dans ma tête.
S’il pleut encore des pierres …
J’hésite entre la vie et la survie.
La parole se découpe en une meule compacte.
Il me faut, pour l’ouvrir plutôt un scalpel,
Que le fil tranchant du fromager.
Extraire ce qu’il faut, juste pour avancer,
Encore quelques années .
Une fois que j’aurai tout consommé,
Tu pourras me coudre la bouche,
Vendre le temps des étés, au plus offrant.
Je resterai quelque temps tapi dans mon corps,
A cheval sur un souffle d’air,
Avant de l’offrir à la science.
On pourra toujours graver mon nom quelque part,
Je serai déjà trop loin, pour le déchiffrer.
–
RC – oct 2014
Jean Pérol – cimetières
De l’autre moitié du siècle je viens
dont le temps gris oublie déjà
tout ce qu’en fut l’âpre misère
et de nouveau le monde fait
devant tes pas fermer tes mots
retour à ceux un jour vaincus
oh très subtils les dédales
du grand jeu froid des capitales
retour à ceux qui sont jugés
sort sans pardon des bouches closes
tout juste dignes de se taire
qui pour toujours n’auront plus droit
qu’au grand oubli des cimetières.
Quelqu’un regarde par mes yeux – ( RC )
–
–
Quelqu’un me regarde avec mes yeux.
Et ces yeux voient une pièce presque nue,
où la présence d’ombres se font et défont.
Des sons ne la franchissent pas,
et se répercutent d’un mur à l’autre,
indépendants.
Il se peut que ce soient mes propres phrases,
repoussées par les lueurs changeantes des lampes à pétrole.
Ainsi, quelqu’un parlerait par ma bouche,
et ce ne serait plus moi,
mais une mémoire de la nuit, enfermée ici ,
alors que de l’extérieur, le silence la compresse ,
comme sont compressés les jours.
Je ne les compte plus.
La nuit , aussi , ne compte pas les fleurs fanées .
Elles forment un tableau étrange,
celui d’un temps arrêté, nul,
saignant de ne pouvoir sortir, clos sur lui-même…
–
d’après « Présence d’ombre » d’Alejandra Pizarnik
RC- nov 2015
–
un texte-photo de Duane Michals, partage un peu ce thème:
Il rêva une nuit qu’elle vint et l’embrassa, et avec ce baiser entra dans son corps.
Elle regardait à travers ses yeux, et écoutait avec ses oreilles. Au matin, rien n’avait changé.
–
Saveurs de la terre – ( RC )
—
Quelle danse en bouche
Celle du vent,
Sur les orges ,les blés
Les amandiers dont l’amer,
Se perd dans la souche.
L’arôme puissant,
La caresse dansée,
Passant au travers.
C’est peut-être, éphémère
La part des anges
Celle qui s’évapore,
Approchant l’oubli
Balade traversière,
Une frange,
Une bordure d’or,
dissimulée dans un pli…
–
RC – octobre 2015
Ismaël – la page de Tunis
»
la page de Tunis « est extraite d’une parution de la revue sic du collectif Dixit
Je n’ai d’autre chevelure, à tresser d’azur. Que celle de la nuit. Tombant, opaque, et malléable, sur le jasmin du mur. Son image. Le miroir n’est pas un miroir. S’il consent à la forme. Et la nuit, n’est pas nuit. Si elle ne tombe, que sur sa propre image. La mort est perpétuelle. Tresser la nuit. Briser le miroir. Ce n’est que faire trembler l’invisible. Ce n’est que chatouiller l’arbre, lorsque le désir du fruit cueille la faim. Déraciner la perpétuation,
en lieu et place, laisser l’inconnu germer. Le seul travail de la terre, qui vaille la peine d’oublier l’horizon.
Je n’ai aucun devoir de mémoire, sauf celui du rêve. Sauf le devoir de verser au sommeil, à boire, à se désaltérer, du nuage. Les nuits sont faites du même rêve exactement de la même manière, que les mers sont faites de la même eau. Le rêve du jour n’est pas un rêve, c’est la négation du rêve.
Peut-être la mémoire du rêve, est-elle le sommeil de l’altérité.
Peut-être que c’est le sommeil qui se meut dans le rêve, non le contraire.
(Démonstration) le v(i)oleur ne veut plus de moi. Un corps (en dé)coule, une inclinaison. Il (dé)laisse ma personne vidée de tout bruit, sur cette pente, ailleurs.(Réponse)Je suis ailleurs
Peut-être que les inconnus que nous croisons en rêve ne sont-ils pas imaginaires, mais qu’ils se sont perdus dans notre sommeil. Ou bien peut-être que c’est nous, qui nous sommes perdus dans leur sommeil, à eux. Peut-être qu’eux aussi nous prennent pour des personnages imaginaires.
Peut-être que l’homme qui a cherché toute sa vie, la femme qu’il a aimée en rêve, savait-il, lui, qu’elle était endormie, comme lui, qu’elle s’était éveillée, aussi. Peut-être espérait-il qu’elle le chercherait, aussi. Et qu’ils finiraient, par se perdre, l’un dans l’éclat, de l’autre.
Peut-être le rêve est-il l’au-delà, du feu.
Je n’ai pas d’étoiles, à éplucher. Elle ne m’a laissé, qu’une ombre, inhabitable, dans la bouche.
Un samedi à minuit et dix minutes.
Astrid Waliszek – bois, bois cette coupe

Guillevic – Suppose
–
Suppose
Que je vienne et te verse
Un peu d’eau dans la main
Et que je te demande
De la laisser couler
Goutte à goutte
Dans ma bouche.
Suppose
Que ce soit le rocher
Qui frappe à notre porte
Et que je te demande
De le laisser entrer
Si c’est pour nous conter
Le temps d’avant le temps.
Suppose
Que le vol d’un oiseau
Nous invite au voyage
Et que je te demande
De nous blottir en lui
Pour avec lui voler
A travers la pénombre.
Suppose
Que s’ouvrent sous nos yeux
Tous les toits de la ville
Et que je te demande
De choisir la maison
Où, le toit refermé,
Tu aimeras la nuit.
Suppose
Que la mer ait envie
De nous voir de plus près
Et que je te demande
D’aller lui répéter
Que nous ne pouvons pas
L’empêcher d’être seule.
Suppose
Que le soleil couchant
S’en aille satisfait
Et que je te demande
D’aller lui réclamer
Ce qu’il doit nous payer
Pour sa journée de gloire.
–
Guillevic (extrait du poème « Bergeries », dans le recueil « Autres » – 1980)
Elle chante, la bouche muette – ( RC )
photo : Corey Goldberg
Elle chante,
La bouche muette,
Mais elle chante .
Il y a , bien au-delà des morts,
La continuité du temps,
Il se poursuit en silence,
Comme se fendille la pierre,
… et n’avoir plus d’yeux pour pleurer,
Ne dit pas, pour autant,
Fermer son regard sur l’avenir.
–
RC
– janv 2015
she sings,
The dumb mouth,
But she sings.
There is, beyond the deads,
The time’s continuity,
It continues in silence,
As crazes the stone
… And have no more eyes to cry,
Does not means, so far,
Close his eyes on the future.
Herta Müller – L’homme est un grand faisan sur terre ——–( petit extrait )
–
Windisch ferme les yeux. Il sent la courbe de ses yeux entre ses mains. Ses yeux qui n’ont pas de visage.
Avec ses yeux seuls et sa pierre dans la poitrine, Windisch dit à haute voix : « L’homme est un grand faisan sur terre. »
Ce que Windisch entend, ce n’est pas sa voix. Il sent que sa bouche est nue. Ce sont les murs qui ont parlé.
–
Herta Müller avec ce récit poignant et très imagé, obtient le Prix Nobel pour « L’homme est un grand faisan sur terre »