Pierre Seghers – entre les mailles des buissons

photographe non identifié
Entre les mailles des buissons
Pris à la nasse d’eau des sources
Il vécut dans la fosse aux ours.
O le temps des maisons du vent
Il a campé sur l’océan
Il a mangé le pain des vagues,
Il but l’hiver avec l’été
Le chien de peur à son côté
Le ciel a rongé son visage.
Tous les paluds ont la vérole
Il eût fallu tant de parole
Pour proclamer ce qu’il savait
Que dans le vent, la boue, la colle
Il traînait des semelles folles
De silence et de vérité.
Quand les marais perdaient sa trace
Il était l’hôte de l’espace
Il mâchait l’herbe et le roseau.
Et sur les routes de Décembre
Il brûlait de gel et d’attendre
Le dernier des quatre chevaux
Mohammed Khaïr-Eddine – Nausée noire

Mon sang noir plus profond dans la terre
et dans la chair du peuple prêt au combat
mon sang noir contient mille soleils
le champ tragique où le ciel s’entortille
je ne veux plus de couleurs mortes
ni de phrases qui rampent
dans les cœurs terrorisés
vous êtes pris entre moi et mon sang noir
coupables
de meurtres tournés traîtreusement
à quelque phase obscure
mon passé se lève aussi égal
à ma hauteur
foudroyant
pareil au jour qui reparaît
ruisselant d’encres noires
mon sang noir sur une colline
je vous traînerai dans la boue
faite de mon sang noir
vous et moi jadis porteurs de mythes
mon sang noir
était le lait ardent des mamelles du désert
vous et moi comme un vent inconciliable
des tonnes de sable
des éternités de molécules
nous séparent à présent
car je suis le sang noir d’une terre
et d’un peuple sur lesquels vous marchez
il est temps le temps où le fleuve crie
pour avoir trop porté
comme un serpent noir
il broie roches et cèdres
jusqu’à la mer qui le comprend
debout
présent
ensemble
vous en face des cadavres
dont est lourd mon passé
des cadavres dont les vers
ne sont pas desséchés
moi juge pour avoir été victime
car mon sang noir
coule dans la terre
et au tréfonds du peuple
seuls témoins
et mon passé surgi
du plomb qui l’a brisé
Gertrud Kolmar – Blason de Beckhum
Dans le rouge trois rivières d‘argent coulant à l’oblique
Allongée je dormais,
Cuite dans une pâte moite de terre ourse,
Profondément, si bien.
Des rubans de racines ornementaient ma nuque.
Allongée je songeais.
À ma bouche s’effritait la croûte brune.
Arriva un homme.
Il entoura ma pierre de lianes d’aristoloche.
L’aristoloche à siphons
Je la regardais depuis des paupières scellées.
Elle appelait vers moi
Agitant feuille douce : je ne pouvais répondre.
Je gisais dans le pain,
Et ceux qu’il nourrissait vinrent pour me manger ;
Car j’étais morte,
Cela m’apparut, longtemps je l’avais oublié.
Ma paire d’yeux :
Deux moignons de bougies consumées friables.
Ma souple chevelure :
Mixture de boue et fouillis de plantes marécageuses.
Lumière du langage :
La souris fouisseuse place son nid dans ma gorge.
Je ne la dérange pas. –
Une coulée blanche scintille depuis mon âme,
Elle plonge se ruant
Pour arroser la fleur verte de la tombe
Et se divise en trois
Pour irriguer de grands royaumes rouges.
La triple rivière s’enfonce.
Je suinte laminée chuchotante, disparaissant.
Mes restes sont bus
par une merlette et par l’aristoloche.
Source : Gertrud Kolmar : Preußische Wappen, Berlin 1934. Traduit de l’allemand par Jean-René Lassalle.
d’autres textes de cet auteur sont visibles sur poezibao
Shqipe Malushi – Le retour
montage perso – dec 2016
Le retour
O ma Terre O Terre mienne,
baignée de sang
Mes entrailles pétries
Dans les profondeurs de ton sol
Respirent de ton pardon.
O ma Terre O Terre mienne,
Enfantée de mon ventre
Lieu des innocentes douleurs,
Que pleures-tu, que pleures-tu sur l’âme
Qui est en moi ?
Ô ma Terre O Terre mienne
Tandis que le bras de mon bien-aimé
Enserre mon ventre,
Repoussant de ses doigts
A même ma peau,
Les hautes limites du sang,
Te voilà qui tonnes.
O ma Terre O Terre mienne,
Matrice de mon être intime
Tu respires
De ta propre boue,
Mes membres gagnent
Dans ton ventre la force de la pierre.
Ô ma Terre O Terre mienne,
Regarde,
La condamnation ne m’enchaîne plus,
Et Toi Ô ma Terre,
Tu respires au diapason De mon ventre,
Dans les profonds réveils,
Au seuil d’un nouvel enfantement.
O ma Terre, O mon Ventre.
Shqipe Malushi est une auteure de langue alabanaise – ( Kosovo )
Des pas mènent à la source – ( RC )
Photo perso – source du pêcher – Florac
Des pas d’oiseaux dans la boue,
eux qui mènent à la source,
dont on perçoit le murmure
contournant les rochers.
Mais d’où vient-elle, cette eau,
sinon du secret de la montagne obscure,
des vallons habillés de mousse,
du souffle du temps,
– une résurgence mystérieuse.
où s’étire le liquide ?
et c’est le miroir facétieux des neiges
dissoutes par le printemps :
une langue muette qui se délie
et s’infiltre dans toutes les failles,
pour s’unir à d’autres langues, bruire
comme un oiseau nouveau né,
grossir son cours
s’élargir, chanter, puis rugir
à mesure que se dessinent les pentes.
Elles n’en retiennent, une fois apaisées,
que le reflet des arbres pensifs,
les nuages qui se mirent,
dans leur substance même
courant et nourrissant le sol.
–
RC – nov 2016
Le défilé des images ( RC )
–
En suivant les traces du temps
Comme des empreintes laissées dans la boue,
Il y a, sur ce fil,
Le défilé des images
De celles qui marquent un instant
Et finissent par pâlir,
Cartes postales oubliées au fond des tiroirs,
Restes d’affiches de campagnes électorales,
Catalogues fournis pour produits d’antan,
Et aussi les albums épais,
Des photos de famille.
Je parcours le tout,
Où se transforme,
En épisodes chronologiques,
L’univers, même réduit au dehors,
Bordé de maisons proches,
Qui s’enhardissent de grues,
Et deviennent immeubles.
La famille rassemblée,
Au pied de l’escalier,
S’est agrandie d’un nourrisson,
Maintenant debout sous un chapeau de paille,
Puis, regardant sur la droite,
Le chat gris faisant sa toilette,
Que l’on retrouve seul, enroulé sur lui-même.
Ensuite, c’est une tante de passage,
Dans ses bras, une petite soeur arrivée…
> Tout le monde est gauche,
Dans ses habits du dimanche,
Après le repas,
Peut-être suivant le baptême;
…. Il fait très beau dehors.
Ce sont donc des photos du jardin,
Les enfants jouent au ballon,
. Le tilleul a étiré son ombre,
Au-delà de la grille voisine.
Plus tard, toujours sur l’escalier,
Les habits suivent une autre mode,
….Dix ans se sont écoulés.
Le grand-père n’est plus,
Les allées sont cimentées,
La perspective est close,
D’un nouveau garage,
Occupé d’une voiture,
Brillant de ses chromes,
Elle apparaît sombre,
Peut-être verte…
Un autre album,
Tourne la page d’une génération,
Le format des images a changé,
Issues d’un nouvel appareil.
C’est maintenant la couleur,
Témoignant des années soixante.
L’extravagance des coiffures,
Et des motifs géométriques,
S’étalant sur les murs,
Le règne du plastique,
Et du formica, qui jalonne encore,
Les meubles rustiques en bois.
Quelques pages plus loin,
Les teintes sucrées,
De photos polaroïd,
Donnent dans la fantaisie,
Des portraits déformés,
Pris de trop près,
Et surtout le voyage à Venise.
Gondoles et palais,
Trattorias et reflets…
Les lieux soigneusement mentionnés,
Au stylo à bille ….
> Le beau temps tourne à l’orage,
—– On suppose une dispute,
Car l’album s’arrête là,
En mille-neuf-cent-quatre-vingt,
Sur la photo de l’amie,
Partie sous d’autres horizons,
Rageusement déchirée,
Puis, maladroitement recollée,
Les souvenirs ne sont plus de mise,
Et restent clos dans le tiroir.
Le défilé des images, lui, s ‘immobilise.
–
RC – 10 et 11 août 2013
–
Suivre ses propres traces ( RC )

photo: maison-boutique abandonnée Arizona
–
Le vent habite le village désert,
Les portes se sont refermées sur le silence,
La vie est partie ailleurs.
Je passe au travers de palissades,
Et de jardins encombrés de broussailles,
Les bassins d’où l’eau s’est évaporée.
Des pompes d’un autre âge, gardent la station service
Végètent d’antiques véhicules
Aux pneus affaissés
Aucun chien errant ne vient plus
Aboyer sur mon passage,
Où les végétaux se referment lentement.
Juste des empreintes de pas,
Conservées dans la boue sèche,
> Leur taille correspond à la mienne.
–
RC- 24 juillet 2013
tentative de traduction
The wind inhabits the deserted village
Doors closed on the silence,
Life has gone elsewhere.
I pass through fences,
And cluttered brush gardens
The Pools wherefrom water has evaporated.
Pumps of another age, keeping the gas station
Languish antique vehicles
Tires sagged ,
No wandering dog no longer comes
Barking on my way,
Where the plants are closing slowly.
Just footprints,
Kept in dry mud,
> Their fits are like mine.
–
Céleste N .Snowber – traces de la terre
Photo of Celeste Snowber by Gary Bandzmer
Elle est marquée de cicatrices
identitaires , d’où les contes
sont nés: une terre à la fois de
beauté et de génocide.
En fait, ni
l’histoire par l’oralité
ni l’histoire vécue
qu’elle entendit comme un
enfant de la diaspora.
Elle souffre pour
l’odeur de la terre
les textures des montagnes
les couleurs de peau
du vieux pays,
natal de sa mère.
La géographie détient
sa propre histoire –
un récit de savoir
caché dans le parfum
de boue et de ciel
du pain et les plantes
des fruits, à moitié mûrs
sur le sol arménien.
Une douleur, pour la terre
d’où on venait,
un désir plus profond qu’étant
Moins de / Plus debout
L’appel viscéral
du toucher et sentir
d’entendre la chanson
de la terre
et se lamenter.
( essai de traduction personnelle du texte visible en langue anglaise sur le site de la poésie arménienne, et particulièrement des textes de l’auteure:)
She’s compelled with traces
of identity where the tales
were born: a land of both
beauty and genocide.
Not for facts,
the orality of story
the lived history
she heard as a
child of diaspora.
She aches for
the smell of earth
textures of mountains
colors of skin
the old country,
birthland of her mother.
Geography holds
its own story –
a narrative of knowing
hidden in the scent
of mud and sky
bread and plants
fruit, half-ripened
on Armenian soil.
An ache for land
from whence one came,
a longing deeper than
under/over standing
visceral call
to touch and feel
hear the earth’s
song and lament.
Murmures et clapotis ( RC )

photo » l’oeil du courlis »
–
Comme le lac et la pluie
le monde attend, et l’autour
est haché d’obliques,
Rebondissent sur la barque
et dessinent, des yeux,
En surface.
Qui s’ajoutent, se recouvrent,
et pleurent des paroles légères.
Murmures et clapotis…
Il y a dessous, des êtres vivants,
Des ombres, furtives
Rôdant sous les nénufars.
– Comment voient-ils,
ces cercles posés là,
comme phylactères,
qui se croisent,
et comment lisent-ils
les messages des nuées ?
Les ajoncs penchés sur la berge,
Ont perdu leur reflet,
La piste est de boue,
Les escargots s’enhardissent,
Et un gris dense
s’est étendu sur le ciel,
des mots libres flottent….
Autant de présages,
Déchiffrés par les grenouilles.
RC – 5 juillet 2013
–
Miguel Veyrat – Sans le souvenir du passé
Sans le souvenir du passé, notre avenir restera dans la boue. ( réflexion du matin)
REFLEXIONES MATINALES.
Sin la memoria del pasado nuestro futuro seguirá en el lodo.
M Veyrat
José Gorostiza – mort sans fin – extr 02

peinture: Jim Dine: sans titre (1959 ) Brooklyn Museum of Art, New York, USA
I
Rempli de moi, assiégé dans mon épiderme
par un dieu qui me noie, insaisissable,
leurré peut-être
par sa radieuse ambiance de clartés
occultant ma conscience répandue,
mes ailes brisées en esquilles d’air,
mes pas qui, maladroits, tâtonnent dans la boue;
rempli de moi, repu, je me découvre
dans l’image étonnée de l’eau
qui est et seulement cahot immarcescible,
écroulement d’anges tombés
dans le délice intégral de son poids,
qui n’a rien d’autre
que son visage en blanc
à demi enfoncé, déjà, comme un rire qui meurt,
dans le tulle fin du nuage
et dans les funestes cantiques de la mer
— arriére-goût de sel ou blanc de cumulus
plus qu’une simple hâte d’écume traquée.
Pourtant — ô paradoxe! — contrainte
par la rigueur du verre qui la clarifie,
l’eau prend forme.
Y creusant ses assises, elle construit,
assume un âge de silences amer,
un doux repos de jeune morte,
souriante, que déflore
un au-delà d’oiseaux
en débandade.
Dans le filet de cristal, mailles qui l’étranglent,
ici, comme en l’eau d’un miroir,
elle se reconnaît;
enchaînée ici, goutte à goutte,
et dans la gorge, fané, son trope d’écume,
quelle nudité d’eau la plus intense,
quelle eau plus eau
rêve en son orbe tournesol,
chantant déjà une soif de gel équitable!
Mais quel verre — aussi — plus prudent
que celui-ci qui s’arrondit
comme une étoile en grain,
que celui-ci qui, pour une héroïque promission, s’allume
comme un sein habité par le bonheur
et offre à l’eau, ponctuel,
une éclatante fleur
de transparence,
un œil fusant vers les hauteurs
et une fenêtre aux cris lumineux
sur cette liberté incandescente
qui s’épuise au-dedans de candides prisons!
José Gorostiza (Mort sans fin)
Guy Goffette – Un peu d’or dans la boue
Un peu d’or dans la boue
I
Je me disais aussi : vivre est autre chose
que cet oubli du temps qui passe et des ravages
de l’amour, et de l’usure – ce que nous faisons
du matin à la nuit : fendre la mer,
fendre le ciel, la terre, tout à tour oiseau,
poisson, taupe, enfin : jouant à brasser l’air,
l’eau, les fruits, la poussière ; agissant comme,
brûlant pour, marchant vers, récoltant
quoi ? le ver dans la pomme, le vent dans les blés
puisque tout retombe toujours, puisque tout
recommence et rien n’est jamais pareil
à ce qui fut, ni pire ni meilleur,
qui ne cesse de répéter : vivre est autre chose.
II
Le temps qu’on se lève vraiment, qu’on se dise
oui de la pointe des pieds jusqu’au sommet
du crâne, oui à ce jour neuf jeté
dans la corbeille du temps, il pleut.
Ô l’exacte photographie de l’âme, ces deux mots
qui nous rentrent les yeux comme les ongles
dans la chair : il pleut. Le sang de l’herbe
est vert insupportablement et c’est en nous
qu’il pleut, en nous qu’une digue rompue
voit s’effondrer peu à peu, derrière la vitre
et parmi les voilures, avec des pans de vieux
regrets, d’attentes fatiguées,
les raisons de partir et d’habiller le froid.
III
Encore, si le feu marchait mal, si la lampe
filait un miel amer, pourrais-tu dire : j’ai froid,
et voler le coeur du noyer chauve, celui
du cheval de labour qui n’a plus où aller
et qui va d’un bord à l’autre de la pluie
comme toi dans la maison, ouvrant un livre,
des portes, les repoussant : terre brûlée, ville
ouverte où la faim s’étale et crie
comme ces grappes de fruits rouges sur la table,
vie étrange, inaccessible, présent
à celui qui ne sait plus désormais
que piétiner dans le même sillon
la noire et lourde argile des fatigues.
–
Guy Goffette
poème cueilli dans « La vie promise » précédée d' »Eloge pour une cusine
de province »
éditions poésie/gallimard
–
Paul Celan – Matière de Bretagne
MATIERE DE BRETAGNE
Lumière de genêt, jaune, les pentes
suppurent vers le ciel, l’épine
courtise la plaie, cela
sonne là-dedans, c’est le soir, le néant
roule ses mers à la prière,
la voile de sang fait route vers toi.
Sec, envasé,
le lit derrière toi, enjonque
son heure, en haut,
près de l’étoile, les ruisselets
laiteux babillent dans la boue, datte de pierre
en contrebas, buissonnante, bée dans le bleu,
un arbrisseau d’éphémère, superbe,
salue ta mémoire.
–
Alain Borne – Je pense
Je pense ( à Paul Vincensini )
Je pense que tout est fini
Je pense que tous les fils sont cassés qui retenaient la toile
Je pense que cela est amer et dur
Je pense qu’il reste dorénavant surtout à mourir
Je pense que l’obscur est difficile à supporter après
la lumière
Je pense que l’obscur n’a pas de fin
Je pense qu’il est long de vivre quand vivre n’est plus
que mourir
Je pense que le désespoir est une éponge amère
qui s’empare de tout le sang quand le cour est détruit
–
Je pense que vous allez me renvoyer à la vie qui est
immense
et à ce reste des femmes qui ont des millions de visages
Je pense qu’il n’y a qu’un visage pour mes yeux
Je pense qu’il n’y a pas de remède
Je pense qu’il n’y a qu’à poser la plume
et laisser les démons et les larves continuer le récit
et maculer la page
Je pense que se tenir la tête longtemps sous l’eau
finit par étourdir
et qu’il y a de la douceur à remplacer son cerveau
par de la boue
Je pense que tout mon espoir que tout mon bonheur
est de devenir enfin aveugle sourd et insensible
Je pense que tout est fini.
Alain Borne