Alfonsina Storni – Moi au fond de la mer

Au fond de la mer
il y a une maison de cristal.
Sur une avenue
de madrépores,
elle donne.
Un grand poisson d’or
à cinq heures
vient me saluer.
Il m’apporte
un bouquet rouge
de fleurs de corail.
Je dors dans un lit
un peu plus bleu
que la mer.
Son monument à Mar del Plata
Un poulpe
me fait des clins d’œil
à travers le cristal.
Dans le bois vert
qui m’entoure
-« din don din dan »-
se balancent et chantent
les sirènes
de nacre vert océan.
Et dessus ma tête
brûlent, dans le crépuscule,
les pointes hérissées de la mer.
—
Ecrin – ( RC )
photo d’origine, légèrement modifiée… « l’année du soulier de satin » voir site de la société Paul Claudel
Eclairée de côté par un projecteur,
qui imite le soleil,
pointant ses flèches
entre le creux de la montagne,
je te vois, seule sur la scène.
Je devrais plutôt me perdre ici
dans les plis mauves
de ces rideaux de velours
qui drapent le mur vide,
côté jardin.
J’ai envie de disparaître
dans la douce obscurité de leurs plis.
L’été indien
poursuivant sa vie liquide
avec sa couleur purpurine.
Il y a encore ce bouquet
de fleurs rouges
sur la scène.
Un rouge tellement intense,
qu’il crie la teinte du désir.
Le reste du décor
est comme un écrin,
dont on ne voit pas les ombres .
Je risque un pas
et c’est ta main que j’étreins .
–
Illuminated from the side by a projector,
who imitates the sun,
pointing his arrows
between the hollow of the mountain,
I see you, alone on the stage.
I should rather get lost here
in the purple folds
of these velvet curtains
who drape the empty wall,
Garden side.
I want to disappear
in the soft darkness of their folds.
Indian summer
continuing his liquid life
with its purpurine color.
There is still this bouquet
of the red flowers
on the stage.
Such intense red,
let him cry out the hue of desire.
The rest of the decor
is like a jewel case,
whose shadows cannot be seen.
I risk a step
and it’s your hand that I hold.
Guy Goffette – Famine
Certains dimanches d’été, le ciel descend sur terre et tire au cordeau des routes pour les familles sans auto, les chevaux sans maître, les filles gommées des calepins.Sans bouger, chacun voyage à son rythme dans un pays rendu d’avance, jusqu’à ce que, le soir tombant, il faille se lever, rentrer le banc qui fraîchit, passer la barrière, le seuil, le jeu des ombres, son propre corps et retrouver enfin son visage dans la glace comme cette toile depuis des siècles dans la chambre du peintre.
Le comptable a fermé le dernier guichet tiré la grille et peut-être un instant pensé à devenir voleur, à céder au poids de la clé brûlante dans la poche tandis que le soleil aux plis de sa nuque verse la rouille des jours perdus à supputer la chance d’une fenêtre dans ces visages minés à contre-jour par la pioche infatigable du temps
Les villages de schiste sombre et froid laissent courir aussi des filles aux lèvres peintes et souvent le poing des vieux laboureurs s’écrase sur la table de l’unique bistrot élargissant d’un coup l’espace de l’attente où la lumière se rassemble, frileuse et comme prise au piège d’une lampe
mais il est midi à peine et dans la rue un chat guette une proie que personne ne voit
Derrière la haie le poste à transistors susurre le cauchemar de l’Histoire tandis que l’homme au bras huileux fend à la hache un bois récalcitrant dont le sang atteint le ciel au menton comme s’il voulait porter à notre place la croix alourdie du présent
La maison à veilleuse rouge dans l’impasse tu attendais de grandir, le cœur et les doigts tachés d’encre pour y chercher des roses
A présent qu’une route à quatre bandes la traverse tu es entré toi aussi sans savoir dans la file qui fait reculer l’horizon où cet enfant t’appelle qui n’a pas pu grandir portant jour après jour en ses mains sombres le bouquet rouge au fond du ciel que tu n’as pas cueilli
Comme le visage à vif du boxeur aveugle après la troisième chute tu n’entends plus les coups mais ton cœur entre ciel et terre qui répète sans se tromper le nombre exact
Le soir qui tombe sur tes épaules enfonce les clous un peu plus bas
Minée par quelle mer la ville puisque les taupes n’y harcèlent pas le printemps sans racines
Peut-être est-il venu le temps de croire que Jonas est vraiment sorti de la baleine et que c’est lui ce vide au carrefour que tous rejettent en accélérant
Les yeux jaunes des voitures le soir tu les voyais déjà, enfant détourer le pied des immeubles et tu faisais pareil à table avec la mer et les ciseaux dorés ajustant patiemment sous la lampe l’image à sa légende obscure.
A présent tu sais lire et tiens ferme la barre de ta fenêtre sur le monde où les immeubles s’écroulent l’un après l’autre dans l’incendie découvrant peu à peu la ligne sous laquelle il te faudra descendre descendre encore, paupières closes, pour joindre les bords extrêmes de ta vie.
peinture edw Hopper
Lui qui avance les mains nues les paupières scellées sur la scène déserte et sous les projecteurs le temps ne l’arrête pas ni le vide, il marche depuis des siècles vers un mur connu de lui seul comme l’arbre qu’un ciel obstiné tire vers l’horizon et s’il s’écarte parfois c’est pour laisser à sa place une fenêtre ouverte où quelqu’un appelle invisible et chacun croit l’entendre dans sa langue
La nuit peut bien fermer la mer dans les miroirs : les fêtes sont finies le sang seul continue de mûrir dans l’ombre qui arrondit la terre comme ce grain de raisin noir oublié dans la chambre de l’œil qu’un aigle déchirant la toile enfonce dans la gorge du temps
La nuit a volé son unique lampe à la cuisine piégé dans la vitre celui qui se tait debout dans la tourbe des mots
Il brûle à feu très doux l’obscure enveloppe du silence (comme ces collines sous la cendre réchauffent l’aube de leur mufle) et pour la première fois peut-être son visage d’ombre est toute la lumière et parle pour lui seul.
Un peu du plâtras des murs rien qu’un peu et rendre à la jeune putain son sourire de vierge
(Aimer ô l’infinitif amer dans la nuit des statues et dans le jour qu’écorchent les bouchers)
Visage impossible à saisir avec ce ciel collé au bout des doigts quand la femme unique sur toutes les fenêtres aveugles de la terre roule des hanches et passe .
Ce peu de mots ajustés aux choses de toujours ce questionnement sans fin des gosses dans la journée ces silences plus longs maintenant, à l’approche du soir comme le soleil traversant la chambre vide sur des patins,
tout cela qui se perd entre les lames du parquet, les pas, les rides a fini par tisser la toile inaccessible qui drape chacun des gestes du vieux couple lui donne cet air absent des statues prenant le frais dans la cour du musée
et nul ne voit leurs ombres se confondre enjamber le haut mur du temps mais seulement l’échelle aux pieds de la nuit l’échelle sans barreaux ni montants d’une vie petite arrivée à son terme.
Décapiter les fleurs du jardin – ( RC )
Tu as tenu dans tes bras le bouquet de l’été,
Que le vent tiède a fleuri ,
et lentement , coupées de leurs racines,
les têtes ont fléchi.
Tu as tenu dans tes bras ton ventre arrondi,
que l’amour a fleuri ,
mais éloigné de ses racines ,
ton corps s’est flétri .
Il n’y a eu que sécheresse
et le froid, l’hiver
et la détresse
et la bouche amère.
Il y a un mot pour décrire
celui qui n’a plus de parents
mais il n’y en a pas pour dire
une mère perdant son enfant.
Comment interroger le destin,
quand , fleur après fleur
se perd dans le lointain
la plus petite lueur ?
La mort était-elle dans ton sein
pour qu’ainsi, elle vienne
décapiter les fleurs du jardin
et les priver d’oxygène … ?
–
RC – août 2016
–
en liaison avec « poème à l’orphelin » de M Tsvetaieva
Paul Vincensini – D’herbe noire

photo: Lucien Clergue Camargue secrète
D’herbe noire
J’avais cueilli des fleurs pour traverser la mer
Mais j’ai dormi près de l’étang
Au milieu des chevaux
Et l’amour emprisonne mon bouquet d’herbe noire
Je suis maintenant étendu sur le sable
Je ne pars plus
Je suis un petit aveugle
Et j’ai tout un coucher de soleil sur les jambes.
–
Amal Donqol – fleurs dans une chambre d’hopital
Amal Donqol (Egypte)
Et les paniers de roses
Je les entrevois dans ma torpeur
Une carte sur chaque bouquet
Au nom de celui qui l’a offert
Les belles fleurs me disent
Que leurs yeux se sont écarquillés de stupeur
Quand elles ont été cueillies
Quand elles ont été rompues
Quand elles ont été anéanties dans leur jardin
Elles me disent
Qu’elles sont tombées de leur trône
Pour être exposées dans une vitrine
Ou portées par des marchands ambulants
Avant d’être achetées par un généreux passant
Elles me racontent comment elles sont arrivées jusqu’à moi
(Leur tristesse royale redresse leurs longs cous verts)
Pour me souhaiter longue vie
En exhalant leurs derniers soupirs
Chaque bouquet
Entre torpeur et éveil
Respire péniblement, comme moi, seconde après seconde
Tout content de porter sur sa poitrine
Une carte au nom de son assassin.
—
Sur le poète égyptien, cette page vous en dit un peu plus…
la poésie particulière de Dominique Fourcade
Tu parles toute seule pourtant pas seule parce qu’on ne l’est
jamais avec les sons des mots
Tu parles parce que tu as besoin d’entendre les mots leurs éclats
plus ou moins sourds plus ou moins enchaînés besoin
d’entendre le blanc de leur corps tu n’es présente que dans
leurs modalités (coriaces ou non) et il n’est question que de
présence
Plus ou moins éclatée
Tu as largué les amarres c’était la conditionde ton discours tu
t’es arrachée et tu es maintenant loin du bouquet
Ce n’est pas rauque comme je l’aurais cru tu parles posément
même parfois
Tu parles toute seule c’est un lieu d’indomination tu ne t’adresses
à personne mais plusieurs se sont tournés vers toi
( Dominique Fourcade publie aux éditions P.O.L. )