Vague à l’âme – Susanne Derève –

Vague à l’âme, baguenaude,
le frisson d’une flaque au milieu du pavé :
se peut-il que le grand vent rugissant
de la mer agonise à mes pieds
comme un marin à quai
qui tournerait le dos au vieux rêve du large ?
La petite robe rose – (Susanne Derève) –

Brest, Siam, et le pavé nu à présent, souviens-toi, comme on suivait les rails du tram par tous les temps, nos pas mêlés, épaule contre épaule, toi et ta moue boudeuse, le tintement des rames, les passants frileux qui se pressaient sans un regard pour les fontaines vides de Marta Pan et les devantures mornes. Soudain, ton visage s'éclairait pour une petite robe rose nichée dans un coin de vitrine qui t’allait comme un gant, et te faisait au retour un sourire triomphant de madone. * C'était toujours « scènes de la vie ordinaire » : ta chambre, le soleil à flots par la fenêtre, et sur le mur les ombres serpentines du feuillage le grand corps vivant de l'érable sous le vent ses frondaisons légères On tutoyait le ciel, et toi, dans ta robe d'un rose à faire pâlir les roses du jardin, ta moue boudeuse encore, tournant obstinément le dos à la lumière.
Croiseurs – (Susanne Derève) –

Croiseurs Les lignes d’horizon sont froides Ciel grues filins jetée et les filets du jour au pied du môle, ses rêts de nuages plombés emprisonnant l’arête d’un rayon pâle, le dos de métal luisant d’un squale à demi immergé: Terrible *, Suffren *, parfum de guerre voilé de sel, de belliqueux embruns, ballet martial, parade silencieuse, à quelques encablures de quai de nos vies insouciantes, proche, si proche que les chroniques des journaux du matin en paraissent innocentes le café plus amer … l’insoutenable boucherie de la guerre, la lointaine frontière d’Ukraine, soudain palpable, glaçante, familière.
* sous-marins nucléaires français. Le Suffren, a été mis en service le 3 Juin 2022 dans la rade de Brest.
Au jardin des explorateurs – (Susanne Derève)

Au jardin des explorateurs le parfum de miel des genêts,les pierres noires, trois cloches ailées sonnant midi. Longeant le môle, une voile blanche ploie sous le vent, telle Boudeuse,qui prit la mer vers l'Amérique et que suivit son Etoile. Terre, avaient-ils crié, Nassauvias,Bougainvillées ! Est-ce un souffle dans les feuillées ou bien leur voix qu’on croit surprendre et qui se tait ?
Christine Lapostolle – Brest (Temps permettant -extrait) –

Dans cette opacification blanchâtre, grisâtre
et même vaguement jaune de tout
alors que le jour devrait se lever, la lumière inonder la radio vient de dire « ciel magnifique sur tout le pays,
un temps splendide nous attend aujourd’hui » –
ici on ne voit même pas la mer
Les bâtiments industriels, les cheminées ressemblent
aux vieux poèmes qui célébraient autrefois le monde
moderne et l’espoir des usines
Ce sont des mots du Nord, des Flandres, qu’il faudrait pour dire ce qu’on voit depuis les fenêtres aujourd’hui
Écrans de brume crue, steamers charbonneux qui
mugissent et fument en appelant le soir
Petite pluie finasse, verticale qui larmoie, faufile l’air,
tisse de l’eau
Le verbe pluviner, l’oiseau pris dans un filet mouillé
Ignorant ces réalités blêmes, un spécialiste de l’amour
inonde les ondes de ses propos sentencieux
Un chien s’arrête pour pisser au pied d’un platane
Toute la mer va vers la ville
Christine Lapostolle
Temps permettant
Editions MF Inventions Janvier 2022
.
Daniel Molinier photo –
Vue mer – (Susanne Derève)

Vois-tu ,
la digue au loin, le bras amoureux des terres
enlaçant le rivage,
et sur le blanc corsage des vagues,
la loupe étincelante du soleil quand cède
le brouillard ,
son scintillement de perle noire .
Le port baigne encore dans la brume,
emprisonnant des effluves de colza et de souffre,
écharpes blanches pour rouges squelettes
– de ces épaves agonisantes qui gisent à quai
dans l’odeur rance d’huile et de fiente
comme de vieux lampions brisés –
Au long de la Criée veillent les mouettes nonchalantes ,
un bécasseau becquette ,
indifférent
au soleil qui déverse soudain ses cuillères d’argent
sur les cafés crème en terrasse,
ses dentelles de baptiste sur l’eau,
et tire un instant de l’insondable oubli
la rouille brune des cargos.

Le premier train – (Susanne Derève ) –

Le premier train part à cinq heures.
La nuit tapine encore
que déjà monte la clameur des rails,
ébranlant de ses wagons sonores l’année nouvelle.
Voyageur solitaire, tu guettes la naissance
de l’aube et tu regardes défiler la mer ,
les derniers bateaux à l’ancre , le port désert ,
le ruban incertain de la plage ,
puis tu t’enfonces, bercé par l’amble monotone ,
dans le vaste cœur des futaies qu’ensevelit la bruine,
comme une vague fouillant le sein lourd des terres ,
avant de t’endormir serrant contre ton corps ta mince gabardine,
indifférent à la nuit qui se retire bredouille,
loin de la foule et des lumières.
Pontaniou – (Susanne Derève )-

.
En longeant les murs délabrés de l’ancienne prison
de Pontaniou sous le fil bleu des grues
je me disais, suspendue à ton bras :
« Te retrouver est comme aimer une première fois,
et la vie une fleur vagabonde ».
De sa corolle ouverte renaissait ton sourire.
Que serions-nous demain ?
En ce joyeux Dimanche d’automne
les enfants babillaient sous les claires verrières
de l’ancien Arsenal.
La rue de Saint-Malo retentissait de rires.
Verrions-nous un jour des rideaux aux fenêtres
de l’austère prison ,
et des roses y fleurir ?
voir expositions/anciennes/prisons/pontaniou-ombres-et-lumieres/
La mer – ( Susanne Derève) –

.
Tapie , retranchée dans la nuit
je la devine à son long battement
de métronome ,
à la fulgurance de ses phares ,
à leur éclat – deux rouges un vert –
marquant l’entrée du port
Je la devine mordant la plage
où la vague prend son essor
tutoie le ciel ,
dérobe un éclat de silence ,
et se saborde sur le sable ,
le sable froid des nuits d’été
La mer …
Je la devine essuyant les rochers
d’un blanc suaire d’écume
sous le vol lourd des goélands,
à son chant de cloche brisée
lorsque forcit le vent .
Il rêva ce cor nu – (Susanne Derève)

Il rêva ce cor nu
l’olifant
un cerf filant sous la ramée
une tendre biche aux abois
et leur fuite éperdue
les orgues du couchant
la mise à mort la curée
Il rêva d’un corps nu
plus pur qu’un corps d’enfant
de la douceur des draps
sur sa peau de son rire ingénu
Il rêva d’être amant
Il rêva d’un cor nu
rêve de concertiste
dans une symphonie
portée par les hautbois
si fervente et si tendre
qu’il s’éveilla tremblant
se demandant
qui de la mort
ou de l’amour
viendrait le prendre
(inspiré d’une des pancartes de rue de Recouvrance )
Départ – ( Susanne Derève)

Un ciel de nuit
mais les nuages à l’horizon blanchissent déjà
Tu pars
les lanternes des grues rougissent comme des phares
silence ensommeillé
qui sonne doucement de l’ébranlement des trains
du chuintement régulier des essieux
de leur halètement sourd
du chant atone des sirènes
– voix de basse des cornes de brume
émergeant du brouillard –
du claquement des toiles au vent
sonne d’un au revoir et d’un baiser mouillé
d’une écharpe qu’on noue
et d’un bonnet serré autour des yeux
Sous la pluie qui noie les lumières de l’aube
Tu pars
Pierre McOrlan – Escales des matins argentines et fraîches
Des raisons que la mer n’ignore pas…*
Si l’on débarque un matin, au petit jour,
dans la gare de Brest, on constate que c’est bien
une gare de fin de terre européenne, une gare d’extrémité un peu mortifiée,
une gare qui donne accès à toutes les choses
qui n’ont plus rien à voir avec la terre, ses routes conquises
par les automobiles et ses voies ferrées
qui laissent des traces brillantes dans la nuit.
L’Europe de l’Est à l’Ouest aboutit à cette gare discrète, calme,
créée pour un seul train, un convoi peu peuplé, mais toujours habité
par des figures attachantes. On ne vient pas à Brest pour jouir de la vie,
montrer l’élégance d’une robe ou refaire du sang, au soleil.
Des raisons, que la mer n’ignore pas, conduisent hommes et femmes
vers cette ville sans paquebots, sans départs.
C’est ici que l’aventure se mêle au vent de la mer.
Pierre MAC ORLAN « Brest »
Escale – (Susanne Derève)

Charles Sheeler – Upper Deck
C’est ici que les grands navires font escale
monstres abandonnés au long des quais déserts
après avoir largué les miasmes délétères
de pétrole et de suif, qu’ils traînent à fond de cale
Parfois accompagnés de grands oiseaux de mer
ils fendent l’horizon, navires en cavale
émergeant de la brume, tandis que les haleurs
se préparent au bal pour les mener à terre
On croirait voir au loin de blanches cathédrales
érigeant vers le ciel leurs cheminées de fer
coupoles que la nuit habille de lumières,
saltimbanques parés pour le grand festival
avant d’aller rejoindre les débarcadères
pour y mourir un jour dans le bruit infernal
des chignoles et des grues et le cri du métal
insensibles et sourds au refrain de la mer
A l’aplomb de l’enclume (Susanne Derève)

Pierre Péron – Brest
Miroir de brume
soleil voilé
exactement à l’aplomb de l’enclume
doux reflet du métal
et le bruit sourd que fait le marteau
sur l’étal
Le clapotis de l’eau
dans les soutes
le pas des hommes et le pavé
qui claque
un air de jazz abandonné au vent
et le vent qui l’emporte
et l’emporte le temps
comme le son volé
à la corne de brume
son voilé sitôt dissout
dans la pluie fine froide
je serre sur mes épaules
mon imperméable
j’écoute
la musique de la nuit
au fond des cales
le chant des hommes
celui des gouttes d’eau
dans les flaques
celui du jour qui se lève
avec le long mugissement
de la ville
qui répond
à celui de la mer
à celui des bateaux qui rentrent
au port
à la criée
au jasement des mouettes rieuses
qui tournent tournent longtemps
avant de fondre sur leur proie
leurs ailes battant l’air
j’écoute
la voix de l’homme qui les disperse
et ceux là-bas
qui embarquent
sans repères
passé le dernier fanal
dans le fracas
de la haute mer