Je n’aurai pas grand-chose et ce sera beaucoup J’aurai dedans ma barque des gibiers et des fleurs Des agapanthes bleues des baisers dans le cou Une veine battante pour l’artère des chœurs Des chants à perdre haleine dans la laine bergère Qu’un souffle de printemps vient renaître par l’eau
Pour une aire de soleil et un sourire de frère Qui sait me recueillir au chagrin du sanglot Venez ici le jour est une aube fertile Les nuages du ciel sont des cygnes si blancs Qu’on dirait que les mois s’appellent tous avril Et qu’un baiser de braise s’est assis sur un banc
Un banc de fruits vermeils et de levers charmés Par un bruit de marées et de sables venus Pour le marin perdu et le port arrimé Jusqu’aux jetées gagnées et le phare des nues Je n’aurai pas grand-chose et ce sera beaucoup
Un air de noces claires par la source des vents Une graine posée dans le terreau par où Ma nuit s’est maquillée et desserre les dents Sa candeur vermillon a des lèvres de fruits Et ses seins contre moi sont un tissu de cœur Qui serrent à mourir comme on sert à minuit Aux cuivres des saxos des goulées de clameurs
Quelques mots que je sais hors les dictionnaires Sans besoin de version pour perdre le latin La toile rouge et noire et l’absinthe ouvrière Et les tournées gratuites que servent des quatrains Des dimanches de soie et d’oiselles moqueuses
Des demoiselles folles aux guêpières ouvertes Quand le temps est à rire sur des berges heureuses Pour se coucher sans gêne à même l’herbe verte Je n’aurai pas grand-chose et ce sera beaucoup Pour les enfants malades et leurs plumes égarées Je veux qu’ils dorment au chaud en leur toile cachou Que leurs souliers de cuir leur soient dûment ferrés Qu’ils jouent à perdre haleine aux hochets rigolos Et que le soir venu je relève leurs draps Pour la dernière goulée d’un verre de vin chaud Dans un tendre soupir aux caresses de chat Que les faveurs des flots nous portent des voyages
Au plus loin de l’ivresse et des danses de feux Pour ces gamins heureux jusqu’au bout de leur âge Dans des pays nouveaux sans la larme des yeux Bien loin sont les faïences aux halos scialytiques Bien loin restent les fièvres et les terreurs passées
Je veux ma barque douce pour unique viatique Chargée d’éclats de rires et d’énormes baisers …
Enfin vous m’avez laissé voir cet album qui, Une fois ouvert, m’affola. Tous vos âges En mat et en brillant sur les épaisses pages ! Trop riches, trop abondantes, ces sucreries Je me gave de si nourrissantes images.
Mon œil pivote et dévore pose après pose – Cheveux nattés, serrant un chat pas très content, Ou vêtue de fourrure, étudiante charmante, Ou soulevant un lourd bouton de rosé Sous un treillage, ou portant chapeau mou
(Un peu gênant, cela, pour diverses raisons) – De toutes parts, vous m’assaillez, les moindres coups Ne venant pas de ces types troublants qui sont Vautrés à l’aise autour de vos jours révolus :
Dans l’ensemble, ma chère, un peu indignes de vous.
Mais ô photographie semblable à nul autre art, Fidèle et décevante, toi qui nous fais voir Morne un jour morne et faux un sourire forcé, Qui ne censures pas les imperfections – Cordes à linge et panneaux de publicité –
Mais montres que le chat n’est pas content, soulignes Qu’un menton est double quand il l’est, quelle grâce Ta candeur confère ainsi à son visage , Comme tu me convaincs irrésistiblement Que cette jeune fille et ce lieu sont réels !
Dans tous les sens empiriquement vrais ! Ou bien N’est-ce que le passé ? Cette grille, ces fleurs, Ces parcs brumeux et ces autos sont déchirants Simplement parce qu’ils sont loin ;
En semblant démodée, vous me serrez le cœur,
C’est vrai ; mais à la fin, sans doute, nous pleurons D’être exclus, mais aussi parce que nous pouvons Pleurer à notre aise, sachant que ce qui fut Ne nous priera pas de justifier notre peine, Même si nous hurlons très fort en traversant
Ce vide entre l’œil et la page. Ainsi, je reste A regretter (sans nul risque de conséquences) Vous, appuyée contre une barrière, à vélo, A me demander si vous noteriez l’absence De celle-ci où vous vous baignez ; en un mot,
A condenser un passé que nul ne peut partager, A qui que ce soit votre avenir; au calme, au sec, II vous contient, paradis où vous reposez Belle invariablement, Plus petite et plus pâle année après année.
Philipp LARKIN
« The Less Deceived »
(The Marvel Press, 1955) Traduction in « Poésie 1 » n° » 69-70