Carl Norac – le goût de traverser

Sur le fleuve, sur les canaux, nous n’avons
nulle autre frontière que la brume.
Devant, il n’y a que des ponts
qui relient ces gens que l’on voit
traverser et dont certains parfois,
étrangement à nos yeux,
rêvent seulement de murs.
Bien sûr, voilà l’écluse, cet ascenseur
au vieux refrain qui suinte,
où les oiseaux jacassent,
le temps de regarder un paysage
moins mouvant, de célébrer
le crépuscule ou le point du jour
qui, aujourd’hui, se rêve en virgule.
« Nulle frontière ! », nous sommes nous
répétés sur la péniche, « Pas même de la langue ».
Car, soudain, on vous hèle de la rive,
on comprend ou on ne comprend pas,
sinon que le geste se ressemble,
simple principe de la main ouverte
au lointain le plus proche.
Si des régions existent à bon droit
et que les cartes qui nous guident
nous le rappellent, nous vivons
également ici, voyageuses, voyageurs,
dans cette volupté de la lenteur
où nous aimons les traverser
aussi libres que la ligne d’eau
et sans écouter les leçons de tous bords.
Sur le fleuve, sur les canaux,
nous n’aurons encore
nulle autre frontière que la brume.
voir le site de Carl Norac – celui-ci est l’auteur également de « une valse pour Billie », dont il y a des extraits sur ce blog.
Vers l’îlot de silence – ( RC )
C’était comme une carte à peine visible,
comme une espèce de dessin relié par des points,
tel qu’on le voit sur les albums d’enfants.
Des nymphes et des cygnes étaient les figures à relier
( d’une certaine manière, comme les étoiles d’une constellation ).
Alors qu’il faisait presque noir, le plafond semblait s’être éloigné,
les piliers effacés, presque engloutis par l’ombre.
Je progressais à tâtons vers la seule fenêtre ouverte,
où pénétrait un rayon de lune.
Mes pas soulevaient une épaisse poussière,
semblant prisonnière de cette portion de ciel,
coupée de grands faisceaux lumineux.
La demeure était isolée dans un îlot de silence
contrastant avec l’extérieur.
Une foule immense ondoyait à la vision d’un film aux reflets changeants,
selon l’intensité de la projection et du mouvement de ses images .
les nymphes en étaient absentes.
RC – août 2020 – à partir de deux extraits d’Eugenio Montale
Louis Guillaume – Causse noir

photo RC causse lozérien
J’erre dans un pays dont j’ai perdu la carte
Je ne sais plus l’endroit des puits.
Des ravins me font signe où la source est tarie
Où sont morts les feux, des bergers.
Quand je trouve un sentier mon pas soudain
trébuche
Et le roc sous moi s’amollit.
De nouveau c’est la plaine à l’horizon collée
L’étendue morne et sans mirages.
Pousserai-je le cri qui refera surgir
Des logis, des bois habités
Quelle statue de chair crevant le cœur des sables
Montrera du doigt l’oasis ?
Je m’égare en moi-même et le soir s’épaissit
L’ombre marche en silence et ne veut pas me dire
Où l’étoile est ensevelie.
Dominique Grandmont – le spectacle n’aura pas lieu ( extrait 01 )
photo Josef Südek
De sorte évidemment qu’ils seraient là sans l’être sous la peau déchirée des murs où des lambeaux d’annonces dessineraient pour eux une carte inconnue peut-être
un quartier comme un autre ces cafés agrandis par la résonance construits tout en longueur pour qu’on ne puisse pas compter les silhouettes ni trouver l’entrée
Un tel silence pourtant le samedi après-midi les guêpes s’énervaient tu le lui disais un peu plus quand on entendait l’hymne national qu’on se serait cru dans un studio après quoi dans des cours envahies d’herbes folles qui atteignent la poitrine ou bien quand tu t’arrêtes en plein milieu d’une phrase la lumière est si fausse que toute la ville est vide
C’est seulement quand ils tournaient la tête qu’on s’apercevait qu’ils n’avaient
qu’un seul profil et pas de visage ou restée dans les yeux mais verts tu l’oubliais toujours comme à travers une vitre l’ombre sans vêtement une route sur la colline
‘
du chapitre « L’autre côté du vide »
« Le spectacle n’aura pas lieu » a été publié chez messidor 1986, dispo aussi en version numérique.
Rues d’anciens habitants – ( RC )
On se demandera quelle carte consulter,
ou plutôt, à quelle époque,
et si on peut retourner dans la géographie intime
des rues de la ville .
Il y a d’anciennes inscriptions,
qui cohabitent avec les plaques émaillées
et qui disent d’anciens lieux,
des noms qui n’évoquent pas ceux d’hommes célèbres,
mais l’activité pratiquée, ou ce qui marquait
visuellement l’endroit .
La ville est un continent , dont une part est englouutie
dans les épaisseurs de l’histoire .
On peut revoir des cartes anciennes ,
l’écriture penchée, et appliquée pour les noms,
toucher les vieux papiers ,
ignorant l’aspect plastifié d’aujourd’hui
mais rien ne vaut autant,
que pénétrer plus avant dans son ventre,
là où il serait impossible de se repérer ,
dans le sous-sol , où l’ombre règne.
Ce sont des gouffres qui ont englouti les rues,
dirait-on,
un double du quadrillage aérien,
qui court, à la manière d’une autre ville,
cachée dessous, à l’instar d’un arbre,
où les racines se développent dans l’ombre,
comme les branches, dans l’air.
Ou bien la partie cachée de l’iceberg ,
dévoilant , pour qui en a entrepris l’exploration,
la face inconnue des choses.
Une partie ignorée, et qui peut le demeurer :
tout un dédale de souterrains se développe,
juste sous nos pieds .
Il y a des artères principales ,
des croisements , bifurcations ,
impasses, et cavités,
qu’on prendrait presque pour des boutiques,
( comme celles situées au-dessus de la surface ),
des chapelles, le tout rempli jusqu’à ras-bord,
des ossements d’anciens habitants.
L’imagination aidant, les catacombes
sont le continent du sous-sol .
Il revit peut-être avec ses spectres:
les squelettes se réveillent, et se promènent :
Ils n’ont pas besoin de leurs yeux défunts,
de toute façon inutiles dans l’obscurité totale .
Mais pour ceux qui n’y voient pas ,
on a privilégié le sens du toucher,
et c’est peut-être pour cela , que le nom des rues
reste indiqué, à chaque carrefour,
Avec ces lettres profondément creusées dans la pierre .
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RC – dec 2017
Jean-Michel Sananès – As-tu reçu ma carte ?
photo-gravure: A Marquet
Vois-tu mes pieds ont de la mémoire
ils m’ont porté, tiré, trainé rue des Petits Champs.
Désespérés, ils ont retrouvé notre troquetet une odeur de nous agrippée à la pluie
mais tu n’étais pas là mon amour.
La Seine gisait nue sous une robe d’ardoise
où cafardaient les bonheurs perdus
partout la grisaille
empierrait les anges et les moineaux
jusqu’aux confins du jour.
Le monde sans toi semble si petit
que chacun de mes pas me rapproche de l’absence
Quand les mots sont infirmes
les non-dits restent muets.
As-tu reçu ma carte ?
As-tu pensé à regarder
les trois lignes d’encre blanche
que j’ai glissées dans l’enveloppe
Juste sous le dernier silence ?
N’y as-tu pas trouvé un je t’aime qui traînait par là ?
Qu’en as-tu fait ?
L’as-tu jeté, oublié, égaré, ignoré, perdu, reconnu ?
L’as-tu agité, secoué, pour voir qui dormait dessous ?
M’auras-tu aperçu ?
Oublié, reconnu, ignoré, perdu,
écrasé, noyé sous le silence ?
M’auras-tu laissé repartir dos courbé,
Cœur serré dans ces heures
Où le vent se voûte dans le naufrage des mauvais rêves ?
Vois-tu mes pieds m’ont trainé rue des Petits Champs
mais tu n’étais pas là mon amour.
Marie-Hélène Montpetit – le matin de ma carte du ciel
Le matin crie Heïdi dans le chalet du lit
Mon corps est un sofa
dont les coussins bayent aux corneilles
Dans la corbeille du sommeil
j’ai lavé cette nuit du linge sale de famille
Le matin en retour de labour
s’étire
à travers les sillons de ma carte du ciel
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( extrait de » 40 singes-rubis « )
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