Tout commence en ouvrant les dossiers. Je cherche de la musique, pour compléter la playlist. Je trouve des trucs pour la soirée. Faut c’qui faut…
Cocktails en tout genre, boules de lumière fauteuils profonds, rideaux de velours ambiance soft, affiches de cinéma, cadres à l’ancienne sans photos d’ancêtres…
ça commence bien, ça déménage et monte en puissance… batterie, solos de guitare, le chat rayé qui détale, une bouteille renversée,
un verre cassé, la tache sur le tapis qui s’élargit. C’est juste avant le slow, vite, des papiers journaux !
Je tombe sur ta voix, je ne l’avais pas reconnue. La voilà qui se dresse appelle le silence, et tout est avalé, le moindre son,
le cramoisi du velours, les cocktails évaporés, le chat collé au plafond, l’électricité coupée, les cadres rétrécis…
mais seulement la voix verticale au milieu du salon qui provient d’on se sait où. Tout le monde est saisi n’esquisse plus un geste,
tout devient gris rentre dans le passé, immobilisé dans le papier glacé à même la photographie, juste avant l’oubli…
Le chat ignore l’oiseau, qui figure sur la photo, juste à côté de lui. C’est que l’image ne le rencontre pas. Cela sent l’encre et non le duvet .
Le côté plat ne fait pas illusion: le monde n’est pas amputé d’une partie de sa réalité, c’est juste la lumière qui s’est posée sur l’oiseau, et dont on a prélevé une trace fugace, mais aucune plume, aucune chaleur. Le chat ne s’y est pas trompé.
L’attente est l’espace d’apparition des images et celui de leur retenue / La rencontre avec l’image : percussion de notre propre attente avec cet espace / Un monde à part du monde / Un monde de la suppléance (Derrida) / Fait de copeaux qui auraient l’étrange pouvoir d’exister sans pour autant entamer le bloc d’où ils proviennent, de prélever sans laisser de traces du prélèvement. (Le travail du seuil in L’imagement / Jean-Christophe Bailly. – Editions du Seuil, 2020. – (Fiction & Cie))
Tu le sais, je t’ai averti :
il n’y aura pas d’après,
pas la peine d’avoir des regrets,
sur ce que tu n’as pas accompli,
il fallait y penser avant :
après, c’est trop tard,
tu aurais dû le savoir :
– qu’as-tu fait de si important.
alors que nous étions
si près de la fin ?
As-tu simplement fait un festin,
mieux disposé tes pions
sur l’échiquier des années,
sauvegardé tes arrières
( qui – à coups de prières ) ?
alors que tu te savais condamné
à redevenir sauvage, car je suis la sorcière qui sait défaire tous les visages !
Je n’ai pas encore décidé
sous quel signe astral
je vais te placer,
et quel animal
tu vas incarner :
Allez, – on va rester gentil – je vais te transformer en petite souris :
tu verras, c’est très bien,
tu pourras te glisser partout ,
manger dans la gamelle du chien ,
( et tu y prendras goût ) :
autrement… il y a le fromage
mais il est hors d’atteinte :
pas la peine de pousser des plaintes !
il était temps de tourner la page : tu as passé trop de temps en humain , sous une belle peau rose :
mais tu en as fait bien peu de chose,
J’ai décidé de changer ton destin :
c’est une nouvelle aventure qui commence,
peut-être que le chat te reconnaîtra,
ou bien il ne te saluera même pas :
Ne t’étonnes pas s’il te donne la chasse
( il ne partage pas sa place ),
mais quand il n’est pas là, les souris dansent – et lui-même, quelque temps avant ne se sentait-il pas trop seul habillé en ouvrier agricole, ou même, en président ? –
C’est un petit persan bleu le chat de ce poème. Comme n’importe quel autre, mon amour pour cette âme ténue est maternel : une caresse lèche son pelage, une autre met le soleil entre ses pattes ou une fleur à la fenêtre. Avec griffes, dents et obstination, il fait une fête de ma vie. Je veux dire, ce qui me reste d’elle.
Enfin vous m’avez laissé voir cet album qui, Une fois ouvert, m’affola. Tous vos âges En mat et en brillant sur les épaisses pages ! Trop riches, trop abondantes, ces sucreries Je me gave de si nourrissantes images.
Mon œil pivote et dévore pose après pose – Cheveux nattés, serrant un chat pas très content, Ou vêtue de fourrure, étudiante charmante, Ou soulevant un lourd bouton de rosé Sous un treillage, ou portant chapeau mou
(Un peu gênant, cela, pour diverses raisons) – De toutes parts, vous m’assaillez, les moindres coups Ne venant pas de ces types troublants qui sont Vautrés à l’aise autour de vos jours révolus :
Dans l’ensemble, ma chère, un peu indignes de vous.
Mais ô photographie semblable à nul autre art, Fidèle et décevante, toi qui nous fais voir Morne un jour morne et faux un sourire forcé, Qui ne censures pas les imperfections – Cordes à linge et panneaux de publicité –
Mais montres que le chat n’est pas content, soulignes Qu’un menton est double quand il l’est, quelle grâce Ta candeur confère ainsi à son visage , Comme tu me convaincs irrésistiblement Que cette jeune fille et ce lieu sont réels !
Dans tous les sens empiriquement vrais ! Ou bien N’est-ce que le passé ? Cette grille, ces fleurs, Ces parcs brumeux et ces autos sont déchirants Simplement parce qu’ils sont loin ;
En semblant démodée, vous me serrez le cœur,
C’est vrai ; mais à la fin, sans doute, nous pleurons D’être exclus, mais aussi parce que nous pouvons Pleurer à notre aise, sachant que ce qui fut Ne nous priera pas de justifier notre peine, Même si nous hurlons très fort en traversant
Ce vide entre l’œil et la page. Ainsi, je reste A regretter (sans nul risque de conséquences) Vous, appuyée contre une barrière, à vélo, A me demander si vous noteriez l’absence De celle-ci où vous vous baignez ; en un mot,
A condenser un passé que nul ne peut partager, A qui que ce soit votre avenir; au calme, au sec, II vous contient, paradis où vous reposez Belle invariablement, Plus petite et plus pâle année après année.
Philipp LARKIN
« The Less Deceived »
(The Marvel Press, 1955) Traduction in « Poésie 1 » n° » 69-70
Stoppages avec mètres étalons ( Marcel Duchamp, page de magazine Life )
–
Mon dessin a suivi son chemin: il n’avait pas le tracé sinueux des racines, en travers du chemin, pas l’épaisseur du trait repoussant les obstacles, comme mes bottes dans l’épaisse couche de neige. Je me suis demandé comment il avait commencé. Je l’ai senti avant de le voir, avant qu’il apparaisse sous la mine. C’était peut-être une opération mentale. Elle aurait donné de résultats semblables, si j’avais poursuivi la ligne, les yeux clos. On pouvait voir une ressemblance avec quelque chose de connu, bien que on n’en soit pas sûr. Le chat a marché dessus, il n’y a vu aucun sens, rien qui ne le trompe au point qu’il s’arrête. C’est juste une interprétation du visible, une musique en devenir, et l’esprit en suit les indices, comme si on cherchait la solution à une énigme. L’espace a continué de se feuilleter , en pages glacées, un coup de vent a retourné la feuille. On ne voit plus rien. Peut-être même qu’il n’a jamais existé.
on part de loin
pour arriver à peu de mots
dressés sur la table en guise d’inventaire :
neige fleur viaduc arrosoir
pierre qui sourit chien chat
pays lointain des jardiniers
épaule jeune fille un rat la route
et de ces archipels bâtis sur le sable
on a fait des murs
où inscrire ce qui disparaît
(…)
où habiter avec neige et vent
–
du recueil » Ici rêve ailleurs »
texte auquel j’ai répondu à ma façon avec:
.
Ce n’était pas la peine, de longer les années, de lire tous ces livres, d’exercer cette mémoire, à en perdre le goût du jour, et la caresse du vent du large, pour ( dira-t-on ) écrire deux ou trois strophes avec si peu de mots .
On en oublie les récits, les grands succès de librairie, placés en tête de gondole, pour se contenter de quelques lignes, > qui se jouent de l’épaisseur des pages, et dialoguent dans les marges, et même entre les mots.
Juste ce qu’il faut, pour que résonnent les archipels du silence, la lente croissance des plantes, la lumière posée sur un mur, l’ombre de l’absente, le coeur qui s’aventure si l’on que l’on fait sienne l’écriture du poème …
–
En suivant les traces du temps
Comme des empreintes laissées dans la boue,
Il y a, sur ce fil,
Le défilé des images
De celles qui marquent un instant
Et finissent par pâlir,
Cartes postales oubliées au fond des tiroirs,
Restes d’affiches de campagnes électorales,
Catalogues fournis pour produits d’antan,
Et aussi les albums épais,
Des photos de famille.
Je parcours le tout,
Où se transforme,
En épisodes chronologiques,
L’univers, même réduit au dehors,
Bordé de maisons proches,
Qui s’enhardissent de grues,
Et deviennent immeubles.
La famille rassemblée,
Au pied de l’escalier,
S’est agrandie d’un nourrisson,
Maintenant debout sous un chapeau de paille,
Puis, regardant sur la droite,
Le chat gris faisant sa toilette,
Que l’on retrouve seul, enroulé sur lui-même.
Ensuite, c’est une tante de passage,
Dans ses bras, une petite soeur arrivée…
> Tout le monde est gauche,
Dans ses habits du dimanche,
Après le repas,
Peut-être suivant le baptême;
…. Il fait très beau dehors.
Ce sont donc des photos du jardin,
Les enfants jouent au ballon,
. Le tilleul a étiré son ombre,
Au-delà de la grille voisine.
Plus tard, toujours sur l’escalier,
Les habits suivent une autre mode,
….Dix ans se sont écoulés.
Le grand-père n’est plus,
Les allées sont cimentées,
La perspective est close,
D’un nouveau garage,
Occupé d’une voiture,
Brillant de ses chromes,
Elle apparaît sombre,
Peut-être verte…
Un autre album,
Tourne la page d’une génération,
Le format des images a changé,
Issues d’un nouvel appareil.
C’est maintenant la couleur,
Témoignant des années soixante.
L’extravagance des coiffures,
Et des motifs géométriques,
S’étalant sur les murs,
Le règne du plastique,
Et du formica, qui jalonne encore,
Les meubles rustiques en bois.
Quelques pages plus loin,
Les teintes sucrées,
De photos polaroïd,
Donnent dans la fantaisie,
Des portraits déformés,
Pris de trop près,
Et surtout le voyage à Venise.
Gondoles et palais,
Trattorias et reflets…
Les lieux soigneusement mentionnés,
Au stylo à bille ….
> Le beau temps tourne à l’orage,
—– On suppose une dispute,
Car l’album s’arrête là,
En mille-neuf-cent-quatre-vingt,
Sur la photo de l’amie,
Partie sous d’autres horizons,
Rageusement déchirée,
Puis, maladroitement recollée,
Les souvenirs ne sont plus de mise,
Et restent clos dans le tiroir.
Dans ces lieux, que je vous décris
Il y a toujours de ces champignons
Que l’on prend pour des lumignons
Des brumes, de l’encre et des cris..
Il n’y a plus grand monde, avant l’hiver
Quelques boeufs, pas de tracteurs
Mais seulement quelques cultivateurs
Et les environs sont déserts
Dans les labours, ils jettent le blé au vent
Comme elle est bête , du Gévaudan…
dans la forêt sombre, luisent des dents
C’était il y a longtemps, c’était avant…
Il y a des chemins qui vont au hasard
Et des bandits de grand chemin
Qui hantent les routes du destin
Lorsque le jour se fait hagard
Si le sombre se pose là, menaçant
Tous les jours ne sont pas dimanche,
Envers l’inconnu un désir de revanche
Mêle de l’inconnu des désirs de feu et sang
Car on raconte beaucoup de choses
Difficiles à vérifier
Et dont il faut quand même, se méfier
Qui font beaucoup de littérature, – et de prose.
On ne sait plus, avant que pierres se fendent
Ce qui est du vrai ou du fantastique,
Le fil du temps, délite l’historique
Et les traces se diluent en légendes…
A trier du grain de l’ivraie,
Les contes, enjolivés par l’âge
Ne sont plus, au reportage
Qu’évènements, où chercher le vrai
Est comme chercher , quelques indices
Ou l’aiguille dans la botte de foin
De ces échos lointains
Qui ont intéressé la police…
Mais provoquent l’imaginaire
D’un esprit élastique
A voir des bêtes fantastiques
Un peu partout sur terre…
Si une bête s’est échappée
C’est toute un affaire
— On parle d’une panthère
Et toutes les calanques sont bloquées…
Il faut verser de l’encre en litres
Le lecteur des gazettes est poussé à l’achat…
Finalement …… ce n’était qu’un gros chat
Dont on fit les gros titres…
Les nouvelles d’ailleurs ne sont jamais pareilles
La Sardine – ( cétait un record )
Avait bouché le vieux port…
C’est vrai qu’on était à Marseille…
On dit bien avec » l’acssent », » Bonne Mère »
– Tu vois pas qu’ils exagèrent…. ?
Mais dans le sombre Gévaudan
… on en fait tout autant….
Et si la « Bête » — ce phénomène
– Dont on fit affaire d’état
N’était qu’une suite d’assassinats
Qui aurait sa forme humaine…. ?
Dont on fit une « Une »
— faute de trouver un coupable
Ce fut la « bête » », le responsable
… les loups hurlant à la lune….
Parfois il entre dans la maison, je l’entends
dans les combles gratter le bois déplacer les grains
est-ce un mulot un loir une pensée je vois
les araignées tisser les toiles pour le retenir
le chat lever un œil, la chambre se tiédir je l’entends
parfois cet air habité ce vent venu de loin
des calottes polaires des bouches inconnues
il veut faire partie de la demeure, il veut le couvert
la chaise le versant, il investit les lieux
puis repus retourne d’où il est venu, nous laissant
démunis les bras nus
« En tout dernier lieu j’aimerais vous envoyer le manifeste que j’avais rédigé du temps où j’étais encore anarchiste de l’amour.
1. Tu oublieras tous les livres que tu as lus, toutes les photos que tu as prises, tous les dessins que tu as faits
2. Tu oublieras ton nom, ton passé, ton futur, ce que tu as écrit, ce que tu vas écrire
3. Tu oublieras les rêves de ton enfance, les noms d’arbres que tu connais, pourquoi la terre se décompose, à quelle saison il pleut le plus
4. Tu oublieras le chemin qui mène à la cabane en bois, les villages aux bords des eaux, les pages de cahiers qui se déchirent
5. Tu oublieras les îles où tu voulais te rendre, les maisons que tu as détruites, la guitare cassée, les bûches que tu as empilées, les rêves que tu as imaginés, les oiseaux que tu as connus, la vie des fourmis, tous les visages que tu as aimés
6. Tu oublieras les corps que tu as visités, les pays que tu as traversés, les mers où tu as nagé, les terres que tu as desséchées, les arbres que tu as plantés, les jardins que tu as arrosés, les visages d’enfants que tu as caressés, les chats que tu as griffés
7. Tu oublieras les incendies que tu as éteints, les étangs qui ont débordé, les nuits blanches que tu as passées à danser, les matins où tu t’es réveillée en sueur gémissant le nom de ton bien-aimé
8. Tu oublieras ce que je t’ai écrit, ce que je t’ai caché, les cadeaux que tu n’as pas reçus, ce que tu as donné, les jours où tu as couru sous les cris, les traces de poing sur le mur, ton corps broyé, la personne inconsciente étalée dans les toilettes
9. Tu oublieras les héros de contes de fées qui brûlent au pays des glaces, les clowns, les dauphins, les écureuils qui s’échappent de tes mains, les écrits qui ont disparu sous les flammes
10. Tu oublieras que ton enfance est un pays des rêves, que la jeunesse est piégée entre les murs, les moments où tu t’es envolée vers le ciel avec ta voiture, les chambres en blanc où tu t’es endormie
Il n’y a qu’une seule chose que tu ne vas pas oublier. Et cela, je ne vais
pas te le dire. »
[…]
Latife Tekin
cela me fait penser à « Eldorado », le roman de Laurent Gaudé, éditions actes/sud, que je suis en train de lire…