Des fils de laine dans sa petite main. Des murmures quand tu t’endors. De la chaleur sur les crépis. Du givre blanc sur les pare-brise. Du brouillard qui monte doucement. De la montagne de linge sale. Du trou d’argent de la pleine lune. Du pigeon déchiqueté par le chien. Du panache de l’écureuil. Des brindilles fraîches dans mes mains. De trois roses jaunes dans le jardin. De la prestance des bêtes dans les champs glacés le matin. Des vignes oranges. Qu’est-ce que j’en fais moi de tout çà ? Du miel qui colle sur la table. De ta voix brisée par le froid. De ses mimiques quand il s’endort. Des cheveux qui lui manquent derrière la tête. Des grands projets de grands bonheurs. Des petits rêves sur l’épaule. De l’avenue froide et trempée. Qu’est-ce que j’en fais moi de tout çà ? De toute cette boue, de tout cet or. De cette impression qui m’étreint lorsque je me déshabille dans le couloir avant de vous rejoindre dans le noir. De cette façon de marcher sur la pointe des pieds. De mes gestes gauches. De mon amour maladroit. De la roulette russe du temps. De la fatigue et la colère. La joie béate et l’impuissance. La peur de gâcher ou de perdre. Qu’est-ce que j’en fais moi de tout çà ?
Dis adieu, adieu et adieu, dis adieu à tes jeunes jours, Vient te séduire l’Amour joyeux et courtiser ton jeune atour – le corsage ornant tes façons, Le filet sur tes cheveux blonds.
Quand tu entendras son nom porté par les trompes du chérubin, Pour lui commence à libérer tout doucement ton jeune sein Et défais doucement le filet qui marque la virginité.
XVI
Bid adieu, adieu, adieu, Bid adieu to girlish days, Happy Love is come to woo Thee and woo thy girlish ways – The zone that doth become thee fair, The snood upon thy yellow hair,
When thou hast heard his name upon The bugles of the cherubim Begin thou softly to unzone Thy girlish bosom unto him And softly to undo the snood That is the sign of maidenhood.
Les fenêtres la regardent. Les fenêtres alignées, tout au long du trottoir d’en face, leurs rideaux opaques comme des paupières, et derrière ces paupières, des yeux. A trois pas de sa maison, chaque après-midi, les femmes se réunissent, entre voisines.
Elles parlent d’elle. Ou bien, le matin, sur le coup de dix heures, elles s’accrochent par grappes, en allant faire les courses. Les lunettes brillent, le rouge à lèvres est mis de frais, les langues moulinent les nouvelles en étirant des filets de salive.
Elle aussi jadis faisait partie du cercle des bouches bavardes. Elle est celle dont on parle, désormais, l’absente, qui fait tourner la ronde des mots. Celle qu’on observe du dehors, dont on épie la conduite. A-t-elle ouvert ses volets ? Est-elle sortie ? Elle s’échappe parfois, échevelée, à peine vêtue, si c’est pas malheureux, une femme si soignée. Pour voir si elle est là, il faut regarder par la vitre de sa salle à manger, à travers la dentelle du rideau.
D’ordinaire, on l’aperçoit, assise sur une chaise, dans sa cuisine. Ou bien dans son fauteuil, au coin de la fenêtre, avec sa Nénette installée sur la tablette du radiateur, l’affût des voitures. Si elle ne répond pas, quand on sonne, c’est qu’elle dort.
Après le repas, elle fait la sieste. Il faut lui laisser le temps de descendre l’escalier. Récemment, on a vu deux messieurs entrer chez elle, on ne sait pas qui c’est, ils ont mangé des gâteaux, il y avait des miettes… De la maison opposée, on embrasse toute la façade, le portail de la remise, la porte d’entrée, les fenêtres : des dents dans un masque.
De là, quand il s’y rend en visite, il la voit sans être vu, telle qu’il voudrait la voir longtemps, sans qu’elle le sache, comme dans un film dont tout aurait disparu, le son, le contexte, sauf ce bout d’image, ou comme dans ce souvenir qui fait mal : elle, sur le pas de la porte quand il partait, serrant son châle vieux rose sur sa poitrine, sa silhouette tendue en avant pour l’apercevoir encore, s’amenuisant dans le rétroviseur, agitant la main jusqu’au dernier instant.
Un film qu’il pourrait repasser, indéfiniment, il s’installerait derrière le rideau. Mais la porte ne s’ouvre plus. Ou rarement. – Il y a peu, dit sa voisine, elle est sortie, elle a marché jusqu’au coin de la rue. J’ai cru qu’elle se sauvait. Et puis non. Elle s’est penchée pour voir. Elle regardait si le boulanger était ouvert. Et elle est revenue sur ses pas. Lentement, toute courbée… Je ne me rendais pas compte. D’ordinaire je la vois chez elle, dans son fauteuil.
J’ai pensé : “C’est une vieille femme.”
Son corps. Accroché des deux mains à la barre de douche, incurvé de plus en plus en plus à mesure que l’eau tombait, ruisselait sur son dos blanc et lisse. Les deux fesses maigres, les jambes aux genoux ployés, et le devant, tourné vers le mur, étagé en rondeurs qui dévalaient sous le gant.
A force de discours, il avait réussi à la convaincre de confier sa tête aux soins de l’aide-ménagère, son crâne, qu elle avait jaune sous ses cheveux. Depuis longtemps déjà, elle peinait à lever les bras. Mais surtout, par une sorte de lointaine tradition, elle répugnait aux lavages. Il y fallait des conditions exceptionnelles : “Fait-y ben assez chaud ? Fait-y soleil dans la cour ? ” Elle usait, abusait des poudres et des nuages de laque, se refusait à tout secours, à “leurs » méthodes modernes, à “leurs” rouleaux, à “leurs » séchoirs, qui lui faisaient les cheveux fous, après ça, prétendait-elle, elle ne pouvait plus se peigner.
Elle protestait : “Je suis ben encore capable, quand même…!”
La femme l’avait peu à peu poussée vers la douche. L’installation s’était faite non sans peine. Lui, pendant ce temps, montait quatre à quatre dans sa chambre, en redescendait, les bras chargés de serviettes, de linge propre. La porte de la salle d’eau, trop exiguë, était restée ouverte. Du couloir, il l’aperçut.
Etirées, foncées par l’eau, les longues mèches grises pendaient de part et d’autre de son visage, laissaient à découvert le sommet de son crâne, étoile rose quasi obscène tant elle ressemblait à une peau de bébé dans ce nid de poils blancs. Elle avait quitté d’abord la combinaison.
Puis la chemise, dite américaine. Ne resta bientôt que la culotte trempée, qui faisait un tortillon au bas dos reins. Finalement, la culotte était tombée. Elle était nue. La femme lavait son vieux corps, lui passait le gant entre les fesses. Elle consentait : – Vous faites pas mal d’y aller, je peux plus y arriver.
La femme soulevait les seins, l’un après l’autre, comme des choses indifférentes, détachées de sa personne, pour laver dessous. Il se souvenait des seins devant l’évier, quand il était petit, à un âge où elle le jugeait sans doute incapable de rien voir.
Avec l’oncle, il cassait des noix sur la table de la cuisine pendant qu’elle faisait sa toilette, et l’oncle, gêné d’avoir surpris un regard en coulisse, avait fait observer que sa femme, elle avait des sacrés loloches.
Maintenant, les loloches, la femme les maniait, les soulevait, pour un peu c’est comme si lui-même les avait eus dans les mains, avec leur espèce de fluidité et leur poids, guère plus allongés que dans le temps, ou du moins, dans le temps, lui semblaient-ils déjà incroyablement volumineux et longs.
Souvent, il avait observé ce corps à la dérobée, sa taille courte, son nez busqué,son teint rouge. Elle était ronde, elle était drôle, elle suait pendant les repas. Et il s’était promis de ne jamais lui ressembler. Les gènes dont il ne voulait pas s’étaient tous réunis du même côté, et il était de l’autre branche, cultivé hors-sol, au bout d’un fil.
Et puis : ses propres mains s’étaient tavelées ; la peau plissait sur ses bras, se desquamait au soleil ; son ventre bedonnait. Il riait, ne pouvait y croire. Mais sa jeunesse avait un dehors qui ne lui ressemblait plus.
Le rire passait sur ses dents et lui faisait mal. Et plus d’une fois il s’était tenu à genoux, contre sa jambe, pour l’aider à enfiler ses bas, le nez sur ce qui vieillit, sur la peau écailleuse de sa cheville, il avait pris dans la paume la corne rugueuse de son talon. S’était escrimé sur la lanière de sa chaussure. Au-dessus, la voix s’exclamait :– Te voilà qui grisonnes, dis donc ! Ça te fait quel âge ?
Elle se reposait maintenant au soleil, belle, propre. Triait dans la boîte de carton les bigoudis qu’elle mettrait à point nommé, les cheveux ni trop humides ni trop secs. L’épreuve était passée. L’aide-ménagère vaquait au lavage des peignes et des brosses. Il taillait les arbustes de la cour, tirait à sa demande l’oranger hors de la buanderie. Il avait encore assez de force pour ça.
Whitman écrit que l’herbe, c’est peut-être les cheveux des morts, il y a tant de monde en dessous qu’au bout d’un moment ils refluent, ils sont les arbres, le lierre, les roches, c’est pour ça aussi que la nature nous est si familière.
Enfin vous m’avez laissé voir cet album qui, Une fois ouvert, m’affola. Tous vos âges En mat et en brillant sur les épaisses pages ! Trop riches, trop abondantes, ces sucreries Je me gave de si nourrissantes images.
Mon œil pivote et dévore pose après pose – Cheveux nattés, serrant un chat pas très content, Ou vêtue de fourrure, étudiante charmante, Ou soulevant un lourd bouton de rosé Sous un treillage, ou portant chapeau mou
(Un peu gênant, cela, pour diverses raisons) – De toutes parts, vous m’assaillez, les moindres coups Ne venant pas de ces types troublants qui sont Vautrés à l’aise autour de vos jours révolus :
Dans l’ensemble, ma chère, un peu indignes de vous.
Mais ô photographie semblable à nul autre art, Fidèle et décevante, toi qui nous fais voir Morne un jour morne et faux un sourire forcé, Qui ne censures pas les imperfections – Cordes à linge et panneaux de publicité –
Mais montres que le chat n’est pas content, soulignes Qu’un menton est double quand il l’est, quelle grâce Ta candeur confère ainsi à son visage , Comme tu me convaincs irrésistiblement Que cette jeune fille et ce lieu sont réels !
Dans tous les sens empiriquement vrais ! Ou bien N’est-ce que le passé ? Cette grille, ces fleurs, Ces parcs brumeux et ces autos sont déchirants Simplement parce qu’ils sont loin ;
En semblant démodée, vous me serrez le cœur,
C’est vrai ; mais à la fin, sans doute, nous pleurons D’être exclus, mais aussi parce que nous pouvons Pleurer à notre aise, sachant que ce qui fut Ne nous priera pas de justifier notre peine, Même si nous hurlons très fort en traversant
Ce vide entre l’œil et la page. Ainsi, je reste A regretter (sans nul risque de conséquences) Vous, appuyée contre une barrière, à vélo, A me demander si vous noteriez l’absence De celle-ci où vous vous baignez ; en un mot,
A condenser un passé que nul ne peut partager, A qui que ce soit votre avenir; au calme, au sec, II vous contient, paradis où vous reposez Belle invariablement, Plus petite et plus pâle année après année.
Philipp LARKIN
« The Less Deceived »
(The Marvel Press, 1955) Traduction in « Poésie 1 » n° » 69-70
Quand nous nous séparions, les feuilles étaient vertes, Maintenant tu reviens dans les neiges d’hiver. Je songe malgré moi que la vieillesse approche Et que dans tes cheveux paraissent des fils blancs.
Chanson populaire chinoise in « Mesures » n° 1 15 janvier 1936
Si vous saviez, passants, attirés Par d’autres regards charmants Que le mien, que de feu j’ai brûlé, Que de vie j’ai vécu pour rien,
Que d’ardeur, que de fougue donnée Pour une ombre soudaine ou un bruit… Et mon cœur, vainement enflammé, Dépeuplé, retombant en cendres.
ô, les trains s’envolant dans la nuit Qui emportent nos rêves de gare… Sauriez-vous tout cela, même alors, Je le sais, vous ne pourriez savoir
Pourquoi ma parole est si brusque Dans l’éternelle fumée de cigarette Et combien de tristesse noire Gronde sous mes cheveux clairs.
Koktebel, 17 mai 1913
Le cœur tremblant, la joue en feu, J’emporte dans mes cheveux Tes lèvres encore tièdes. Tes baisers restent suspendus Sur mon front et mes bras nus Comme des papillons humides. Je garde aussi ton bras d’amant, Autoritaire enlacement, Comme une ceinture à ma taille.
Par les cheveux de l’âme, il la tenait pendant qu’elle agitait en elle-même de vains projets de résistance, qu’elle se débattait en vains mouvements, en vains retours, en vains délacements, glissant malgré elle, glissant déjà presque tout entière suspendue, sans appui, au-dessus de la fosse du désir partagé.
Une chanson qui dit un mal inguérissable
Plus triste qu’à minuit la place d’Italie
Pareille au point du jour pour la mélancolie
Plus de rêves aux doigts que le marchand de sable
Annonçant le plaisir comme un marchand d’oublies
Une chanson vulgaire et douce où la voix baisse
Comme un amour d’un soir doutant du lendemain
Une chanson qui prend les femmes par la main
Une chanson qu’on dit sous le métro Barbès
Et qui change à l’Etoile et descend à Jasmin
C’est Paris ce théâtre d’ombre que je porte
Mon Paris qu’on ne peut tout à fait m’avoir pris
Pas plus qu’on ne peut prendre à des lèvres leur cri
Que n’aura-t-il fallu pour m’en mettre à la porte
Arrachez-moi le coeur vous y verrez Paris
C’est de ce Paris-là que j’ai fait mes poèmes
Mes mots ont la couleur étrange de ses toits
La gorge des pigeons y roucoule et chatoie
J’ai plus écrit de toi Paris que de moi-même
Et plus que de vieillir souffert d’être sans toi
Qui n’a pas vu le jour se lever sur la Seine
Ignore ce que c’est que ce déchirement
Quant prise sur le fait la nuit qui se dément
Se défend se défait les yeux rouges obscène
Et Notre-Dame sort des eaux comme un aimant
L’aorte du Pont Neuf frémit comme un orchestre
Où j’entends préluder le vin de mes vingt ans
Il souffle un vent ici qui vient des temps d’antan
Mourir dans les cheveux de la statue équestre
La ville comme un coeur s’y ouvre à deux battants
Le vent murmurera mes vers aux terrains vagues
Il frôlera les bancs où nul ne s’est assis
On l’entendra pleurer sur les quais de Passy
Et les ponts répétant la promesse des bagues
S’en iront fiancés aux rimes que voici
Paris s’éveille et moi pour retrouver ses mythes
Qui nous brûlaient le sang dans notre obscurité
Je mettrais dans mes mains mon visage irrité
Que renaisse le chant que les oiseaux imitent
Et qui répond Paris quant on dit liberté.
photo: image extraite du film « Henri », de Yolande Moreau
Heure 20:37. Je ripe mes chairs, la mémoire l’innocence oubliée. Seul, nue , j’erre A six dimensions avec les six sens. Je regarde le labyrinthe de côté formé par ton oreille. Puis je plonge et disparais. Je subis l’électrocution, par les neurones de ton cerveau. Electrochoc.
Je me réveille pleine de sang sur le ventricule gauche de ton cœur. Je respire et vibre à un rythme étranger. Ta pulsation. Quelque chose te dérange.
Je deviens une glaire qui se plante dans tes poumons. Tu tousses et tu me craches sur le tapis Je me lève, je fais mes cheveux et je m’assieds. Tu m’offres du café et me demandes ce que c’ était J’allume une cigarette, la fumée m’enroule Et je disparais.
C’est d’un grand portrait dont je ne pouvais faire le tour, ni voir l’ensemble, que l’exploration commence….
Je suis un petit bonhomme aux allures de lilliput, aux sensations de » l’homme qui rétrécit « , qui se promène sur ce visage, sur ton image…
Etant si petit, les départements de l’image me sont des passages d’où je ne peux pas voir les voisins..
Je progresse ainsi, de cheveux blonds, remplacés brusquement par des yeux de porcelaine, puis par un petit nez orné dessous d’un fin duvet, si discret si mignon, —
Pommettes à peine marquées- …
En étant cet homme rétréci, il se pourrait que de l’image plane, des volumes se dessinent, les surfaces ondulent, la couleur se teint de chaleur, les pentes naissent, et voilà que je dois m’accrocher pour ne pas glisser…
hop je me rattrape au lobe de l’oreille, dissimulé un peu derrière les mèches paille… un petit coup d’œil dans l’obscur ouh la, ça glisse, je préfère me promener sur les joues, ( c’est bien souple)…,
je m’essaie… le coup du trampoline… !! ( j’ai gardé encore de bons réflexes, : un petit sauf périlleux, me voilà sur mes pieds… (tiens la bouche a souri !!), s’est étirée, j’ai vu luire le reflet d’une dent… ça va pas du tout, et si elle voulait me croquer ?
je suis descendu plus bas, petite glissade toboggan, qui m’amène à un petit menton rond, ouf, j’ai bien fait d’être prudent…
ce menton est en surplomb, et je n’ai pas mon matériel de rappel, pour descendre plus bas…
je devine loin, l’échancrure d’un corsage bleu qui se soulève régulièrement…
Mais ne rêvons pas , de toute façon je ne peux pas, le cadre de la photo fait que je ne peux aller plus bas…
Bien pratique d’ailleurs ce cadre, j’y prends appui, pour découvrir ce qui s’y passe sur la gauche… c’est plus dur qu’en descente, il faut que je m’agrippe au grain de la peau, que je prenne appui sur la corniche ( au coin des lèvres )… tiens une petite fossette !
Je progresse doucement, me voilà proche de l’arête du nez… enfin une bonne prise… un petit grain de beauté… un deuxième presque aligné..
D’une détente, j’ai attrapé une mèche, et j’ai vu son azur brillant, son regard pivoter sur le côté.. ça a tourné d’un coup, sans effort ( bien huilée la mécanique)…
Me voilà en train de remonter, m’aidant de petits poignées de chevelure, … hop, me voici debout.. au niveau des sourcils à peine marqués… madame joue au camouflage !
Et ensuite c’est une grande clairière, bombée mais pas trop— un espace de front dégagé, avec une ride transverse, mais peu creusée..
Mais zut alors
je suis tout à coup enlevé dans les airs…
elle m’a saisi entre son pouce et l’index, m’a dit que j’étais trop curieux, et
Autour des reins te cambre, essaie d’amplifier les angles mais tu sens bien que quelque chose se perd, se dérègle.
Tes cheveux retombent en pluie sur ses épaules, tu aimerais rester là, à respirer son odeur, mélange de craie, de sécrétions poivrées comme des fougères humides.
Tu aimerais vraiment rester là. Pour ancrer, arrimer quelque part, ici plutôt qu’ailleurs, ce qui s’échappe imperceptiblement mais un peu plus chaque jour.
La pesanteur, le poids des choses sur toi et en toi. Pourtant l’ovale de ton sein droit dans sa main gauche te paraît lourd, tout comme le reste du corps, n’oublie pas que tu as cessé de fumer.
Tu manquais d’oxygène, ne supportais plus cette odeur de tabac froid et puis ce flou, cette poussière de cendres grises et morbides qui asphyxiait ta peau.
Il disait tu verras, tu retrouveras des sensations qui elles-mêmes vont se décupler mais tu ne remarques rien de particulier, si ce n’est que depuis quelques jours, dehors, dans la rue, tu sembles flotter, à peine effleurer la surface du sol.
L’impression est curieuse, il y a là quelque chose d’agréable, d’euphorisant par brèves bouffées, mais de vertigineux aussi, à la limite de l’angoisse. Un appel d’air qui se tient juste au bord du gouffre. Besoin de temps pour t’ajuster sans doute, retrouver le sens de la marche et du rythme. Tu trouves que les hommes te regardent moins, en fait les hommes, les femmes, les enfants, même le chat se désintéresse.
Tu imagines que tu disparais progressivement, que bientôt on ne te verra pratiquement plus, qu’il y a une perte de contact. Bien sûr c’est une image mais elle te saisit violemment à la gorge, te coupe un moment le souffle. Te vient l’envie de faire de grands signes, d’agiter les mains pour voir si tu peux revenir dans la scène comme ça, d’un claquement de doigts.
Puis aussitôt tu prends conscience que c’est toi qui a abandonné la première, toi qui a laissé tomber et traversé la vie sans réellement y prendre part. On te parle, on te touche mais ça glisse et tu décroches vite.
Les émotions sont tièdes, le coeur bat de manière trop régulière, tu donnes plus ou moins le change mais refuses de participer à ce qui pour toi, de manière invisible mais globalement efficace, se noie.
Tes proches l’ont-ils seulement remarqué, tu ne penses pas, d’ailleurs ça n’a pas vraiment d’importance.
Combien de temps pourras-tu tenir et résister ainsi. Combien de temps disposes-tu encore avant d’allumer des feux là où la nuit ne cesse de grignoter le jour, avant d’opposer le désir, le vivant à cette colère qui enfle et brûle. Soudain ta langue me désarme et nos bouches s’abreuvent du sel de mes larmes.
peinture : P Prudhon – la vengeance poursuivant le crime
–
Il faut sauver le vent Les oiseaux brûlent le vent dans les cheveux de la femme solitaire qui revenant de la nature tisse des tourments Il faut sauver le vent.
peinture: R.H. Ives Gammell, Le rêve de Shulamite, 1930
LES SEINS DE LA REINE EN BOIS TOURNÉ
Les mains de la reine enduites de saindoux
Les oreilles de la reine bouchées de coton
Dans la bouche de la reine un dentier en plâtre
Les seins de la reine en bois tourné
Et moi j’ai apporté ici ma langue chauffée par le vin
Dans ma bouche la salive qui bruit et mousse
Les seins de la reine en bois tourné
Dans la demeure de la reine un cierge jaune se fane
Dans le lit de la reine une bouillotte refroidit
Les miroirs de la reine sont recouverts d’une bâche
Dans le verre de la reine se rouille une seringue
Et moi j’ai apporté ici mon jeune ventre tendu
Mes dents offertes comme des instruments
Les seins de la reine en bois tourné
Des cheveux de la reine tombent les feuilles
Des yeux de la reine tombe une toile d’araignée
Le cœur de la reine éclaté en un sifflement sourd
Le souffle de la reine jaunit sur la vitre
Et moi j’apporte ici une colombe dans une corbeille
Tout un bouquet de ballons dorés
Des cheveux de la reine tombent les feuilles
En lissant, du dos de la main,
Un sable blond, – l’interrogation du soleil
Qui s’étale, en grains
Par millions, ni semblables, ni pareils
Et si ceux ci, recouvrent
L’haleine de mon corps
Qui fait racine, puis s’ouvre
En profondeur, de toutes ses pores
C’est un flux de la mémoire
En fouillant dans son ombre
A chercher dans le noir
Qu’aucune lumière n’encombre
Quand tu te penches, elle ressurgit soudain
Aux rayons de tes cheveux dénoués
Et qu’ au dessus de moi, planent tes mains
Porteuses du soleil, d’un désir avoué.
C’est ton regard, que le ciel achemine
Qui réchauffe le mien
Je n’en sais pas l’origine
Mais j’en connais les liens.
Vivre est une aventure,
On s’écarte des chemins tracés
Vers des sentiers peu sûrs
Mais où tu me fais me lancer
Et c’est encore un peu ivre
Encore en titubant
Que je vais te suivre
Emporté vers l’avant
Mes lèvres ont le goût des tiennes
J »ai laissé derrière, l’hiver des pensées
Un nouveau jour m’entraîne
………….. Et je n’ai plus de passé.