Claude Roy – le rhinocéros

Le rhinocéros est morne et il louche vers sa corne.
Que veut le rhinocéros ?
Il veut une boule en os.
Ce n’est pas qu’il soit coquet : c’est pour jouer au bilboquet.
Car l’ennui le rend féroce, le pauvre rhinocéros.
Claude Roy – Nuit
Elle est venue la nuit de plus loin que la nuit
à pas de vent de loup de fougère et de menthe
voleuse de parfum impure fausse nuit
fille aux cheveux d’écume issue de l’eau dormante
Après l’aube la nuit tisseuse de chansons
s’endort d’un songe lourd d’astres et de méduses
les jambes mêlées aux fuseaux des saisons
veille sur le repos des étoiles confuses
Sa main laisse glisser les constellations
le sable fabuleux des mondes solitaires
la poussière de Dieu et de sa création
la semence de feu qui féconde la terre
Mais elle vient la nuit de plus loin que la nuit
A pas de vent de mer de feu de loup de piège
bergère sans troupeau glaneuse sans épis
aveugle aux lèvres d’or qui marche sur la neige.
Claude ROY « L’Enfance de l’Art » (Fontaine, 1942)
Claude Roy – Pour L
POUR L.
Une pensée sans mot pensée sur la pointe des pieds
entre sourire d’amitié caresse inachevée silence heureux
A peine l’éclair vif d’une truite au torrent
La trace s’effaçant d’une étoile filante
ou l’esquisse du chant d’un oiseau très petit
Une pensée de toi m’a effleuré
en chuchotant Je ne fais que passer
C’était ta voix
ta voix de vent léger sur les dunes de pin
la mer qui souffle bas sous une lune pâle
voix de pieds nus de feu de bois de citronnelle
de la mousse d’écume aux crêtes de la vague
ta voix traverse-temps qui tisse mon espace
—
FOR L.
Thought without word, a thought on tiptoes
between smile of friendship unfinished stroke, happysilent
Hardly bright flash of a trout stream in
Erasing the trace of a shooting star
or the outline of the song of of a very small bird
A thought of you touched me
whispering I’m just passing through
It was your voice
your voice of light wind upon pine dunes
sea blowing down under a pale moon
voice of barefoot wooden lemongrass fire
foam to foam crests of the wave
your voice weaves through time-my space
Claude Roy (Le Haut-Bout, vendredi 1er janvier 1993
Herbes au vent, Poèmes à pas de loup, chez Gallimard
—
Claude Roy – Petit matin
Petit matin
Je te reconnaîtrai aux algues de la mer
Au sel de tes cheveux, aux herbes de tes mains
Je te reconnaîtrai au profond des paupières
Je fermerai les yeux, tu me prendras la main.
Je te reconnaîtrai quand tu viendras pieds nus
Sur les sentiers brûlants d’odeurs et de soleil
Les cheveux ruisselants sur tes épaules nues
Et les seins ombragés des palmes du soleil.
Je laisserai alors s’envoler les oiseaux
Les oiseaux longs-courriers qui traversent les mers
Les étoiles aux vents courberont leurs fuseaux
Les oiseaux très pressés fuiront dans le ciel clair.
Je t’attendrai en haut de la plus haute tour
Où pleurent nuit et jour les absents dans le vent
Quand les oiseaux fuiront je saurai que le jour
Est là marqué des pas de celle que j’attends.
Complices du soleil je sens mon corps mûrir
De la patience aveugle et laiteuse des fruits
Ses froides mains de sel lentement refleurir
Dans le matin léger qui jaillit de la nuit.
Claude Roy
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Claude Roy – le vent dans la steppe du ciel

peinture: Variation par Arman, sur le motif du ciel étoilé de V Van Gogh
comme s’il faisait grand vent
dans la steppe du ciel »
Claude Roy – Conversation avec un orignal
Conversation avec un orignal

timbre poste canadien
Le sentier qui conduisait au lac
dans l’odeur de résine chauffée par le soleil
et la marche élastique sur les aiguilles de pin
(Le Canada ressemble au Canada
J’allai pêcher à la mouche artificielle
des truites vives dans le canoë qui sentait le vernis)
Se trouver nez à nez avec un orignal drôle d’animal énormément grand (comme si sur un corps de cheval on avait greffe une tête de cerf et vissé par-dessus les bois d’un renne
II me regarde avec une précaution étonnée Absolument sans crainte Mais sans mode d’emploi II n’y a nulle part de règle de conduite pour un orignal canadien rencontrant Claude Roy
Je ne bouge strictement pas J’essaie d’émettre des pensées calmes et polies L’orignalest extrêmement bienveillant mais perplexe
Je le nomme en silence : « Mon ami » ou « Monsieur l’Orignal » II est sensible à ces attentions II me regarde très longtemps (je dirais deux ou trois minutes) puis se retourne et s’éloigne au pas
Je le remercie sans mots de sa confiance
S’il n’est pas mort il doit être très vieux maintenant Se souvient-il quelquefois vaguement de sa conversation avec un homme blond l’orignal qui me dévisageait près du lac en été?
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Paris jeudi 14 avril 1983
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Claude Roy – la nuit
La Nuit
Elle est venue la nuit de plus loin que la nuit
À pas de vent de loup de fougère et de menthe
Voleuse de parfum impure fausse nuit
Fille aux cheveux d’écume issue de l’eau dormante.
Après l’aube la nuit tisseuse de chansons
S’endort d’un songe lourd d’astres et de méduses
Et les jambes mêlées aux fuseaux des saisons
Veille sur le repos des étoiles confuses.
Sa main laisse glisser les constellations
Le sable fabuleux des mondes solitaires
La poussière de Dieu et de sa création
La semence de feu qui féconde les terres.
Mais elle vient la nuit de plus loin que la nuit
À pas de vent de mer de feu de loup de piège
Bergère sans troupeaux glaneuse sans épis
Aveugle aux lèvres d’or qui marche sur la neige.
(L’Enfance de l’Art, ed. Fontaine, 1942)
Claude Roy – Les corridors où dort Anne qu’on adore
peinture – K Van Dongen
La petite Anne, quand elle dort,
Où s’en va-t-elle ?
Est-elle dedans, est-elle dehors,
Et que fait-elle ?
Pendant la récré du sommeil,
A pas de loup,
Entre la Terre et le soleil,
Anne est partout.
Les pieds nus et à tire-d’aile
Anne va faire
Les quatre cent coups dans le ciel
Anne s’affaire.
La petite Anne, quand elle dort,
Qui donc est-elle ?
Qui dort ? Qui court par-dessus bord ?
Une autre, et elle.
L’autre dort et a des ailes,
Anne dans son lit, Anne dans le ciel.
—
When sleeps, little Anne,
Where does she go?
Is she in, she is outside,
And what does she do?
During the playtime of sleep,
On tiptoe,
Between Earth and sun,
Anne is everywhere.
Bare feet and on a wing
Anne will do
The four hundred shots in the air
Anne is very busy.
Little Anne, when she sleeps,
So, who does she be ?
Who’s sleeping? Running overboard?
Another, and she.
The other is asleep and has wings,
Anne in her bed, Anne in the sky.
—
Claude ROY
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Claude Roy – Hommage à Jules Verne
Nos souvenirs ont parcouru
Vingt mille lieues sous les mers
Frôlant les vaisseaux disparus
Les noyés aux lèvres amères..
J’ai perdu la trace aujourd’hui
Des trois Anglais du Pôle Nord
Les jours s’en vont les ans ont fui
Les grands aventuriers sont morts
Les capitaines de quinze ans
En ont quatre-vingts bien sonnés
Les flots qui s’en vont moutonnant
Emportent épaves les années
Je cherche au centre de la terre
Les deux explorateurs errants
Comme eux je vais je viens et j’erre
Enfant du Capitaine Grant…
Les nuages glissent dans les nues
Le coeur attend le coeur espère
Nos souvenirs ont parcouru
Vingt mille lieues sous les mers.
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Claude Roy « Clair comme le jour »
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Claude Roy – nuances
Nuances
L’ombre d’un nuage change la couleur du champ de blé
Vert de vert campagne puis vert d’océan calme
Le nuage est passé La mer se retire
le Haut Bout 4 juin 1983
Claude Roy — Va et vient
Va-et-vient
à Jacques Roubaud
J’entends en moi ouvrir fermer claquer des portes
des bruits de pas dans un escalier parler à voix basse
dans un corridor quelqu’un tousse puis étouffe sa toux
quelqu’un vient hésite s’arrête fait demi-tour un long silence
On entend seulement une tuyauterie se plaindre
Puis de nouveau des pas
On approche
Il y a quelqu’un derrière la porte
Quelqu’un retient son souffle puis respire à nouveau
J’entends de l’autre côté craquer le plancher
On frappe enfin
Deux coups très nets
Je vais ouvrir
Ce n’est que moi
Une fois encore quitte pour la peur ou la déception
J’attendais donc quelqu’un Que je n’attendais pas ?