Zbigniew Herbert – la pierre blanche

Il suffit de fermer les yeux –
mon pas s’éloigne de moi
comme une cloche sourde l’air va l’absorber
et ma voix ma propre voix qui crie de loin
gèle en une pelote de vapeur
mes mains retombent
encerclant la bouche qui crie
le toucher animal aveugle
se retirera au fond
de cavernes sombres et humides
subsistera l’odeur du corps
la cire qui se consume
alors grandit en moi
non la peur ou l’amour
mais une pierre blanche
c’est donc ainsi que s’accomplit
le destin qui nous dessine au miroir d’un bas-relief
je vois le visage concave la poitrine saillante et les coques sourdes des genoux
les pieds dressés une gerbe de doigts secs
plus profonde que la terre le sang
plus touffue que l’arbre
la pierre blanche
plénitude indifférente
mais les yeux crient à nouveau
la pierre recule
c’est à nouveau un grain de sable
noyé sous le cœur
nous absorbons des images nous remplissons le vide
notre voix se mesure avec l’espace
oreilles mains bouche tremblent sous les cascades
dans la coquille des narines vogue
un navire transportant les arômes des Indes
et des arcs-en-ciel fleurissent du ciel aux yeux
attends pierre blanche
il suffit de fermer les yeux
Zbigniew Herbert – du dernier soupir à l’éternité la plus proche
art: tableau de fils huitchol ( Mexique )
Que la route est longue
du dernier soupir
à l’éternité la plus proche
Et lourdes sont les épines de la rose, le long du chemin tracé :
Saint Ignace
blanc et flamboyant
passant près d’une rose
se jeta sur le buisson
et meurtrit sa chair
avec la cloche de son habit noir
il voulait assourdir
la beauté du monde
jaillissant de la terre comme d’une blessure
gisant au fond
du berceau de piquants
il vit
le sang couler de son front
se figer sur ses cils
en forme de rose
et sa main aveugle
cherchant les épines
fut percée
du doux toucher des pétales
le saint dupé pleurait
au milieu des moqueries des fleurs
épines et roses
roses et épines
nous cherchons le bonheur
Une route perdue – ( RC )
Au bord du son déjà lointain
De la cloche fêlée
J’ai cheminé sous les brumes
Au bord des étangs remplis de nuages,
Essuyant leur camouflage.
Ce qui avait été une route
Traçait sa voie au milieu des sables
Fougères et terrains instables,
Se morphondait en plaies,
Les dents de cailloux sous la surface.
Cette voie je l’ai suivie
Aussi loin que le regard porte.
Elle se déroule toute droite,
Et absente des cartes…
Censée mener quelque part,
Maintenant plongée dans la forêt :
Une échancrure fine et rectiligne,
Qui pourtant s’essouffle,
Lorsque les îlots d’asphalte
Burinés de sable noir, se font rares,
Mangés par les flaques,
Aux bouches opaques.
Elle se rétrécit encore,
Serpente et se tord,
Et puis se perd,
Bue par la densité du vert,
Comme un vieux langage,
Dont on aurait perdu l’usage.
Transformée en chemin,
Celui-ci s’éteint
Au milieu des pins,
Cédant la place à une impasse,
Un rideau clos,
Un fouillis de végétaux
a reconquis la place,
fermant peu à peu l’espace.
Habitée par les ombres,
Des arbres sans nombre ;
une cabane abandonnée,
Où le chemin m’a mené :
cette petite cabane,
dont les couleurs se fanent
perdant peu à peu ses planches,
Masquée par les branches ,
c’est vers le sol qu’elle s’incline…
le temps lui fait courber l’échine .
.
–
juillet 2014 – fev 2018
Photo de « vue de l’esprit » – ( RC )
Imagine encore
un esprit sans corps,
c’est davantage qu’un fantasme,
pour entr’aperçevoir un ectoplasme…,
> tout ce qu’on invente :
les tables tournantes ,
et la convocation des esprits,
( s’ils en ont envie ),
Ils pourraient te parler
– ou garder leur bouche scellée – :
tout cela dépend
de quelques ingrédients,
( et juste ce qu’il faut de mystère
avec une cloche en verre ) :
les êtres trépassent,
mais le courant passe …
La photo a surpris
cet évènement fortuit :
c’est un instant unique ,
parcouru d’ondes magnétiques,
leur parcours aléatoire ,
avant qu’on puisse apercevoir
son image : ( attention
à la fragilité de la transmission ! ) :
C’est le visage d’un enfant,
apparu accidentellement :
rien ne le rattache au sol,
comme flottant sur le formol
retenu par des tubes blancs :
des vaisseaux vidés de leur sang,
d’où ce visage indéfini :
c’est ce qu’on appelle fort justement » une vue de l’esprit « .
–
RC – dec 2017
Citadelle de D – ( RC )
Toutes photos perso : citadelle désaffectée de Daugavpils, Lettonie oreintale
Point de cloche ici qu’un
aujourd’hui saccagé
Pourtant la lumière s’accroche
Aux lambeaux de sinistres blocs
Qu’ailleurs on dirait bâtiments
D’ oiseaux téméraires, oublieux d’un passé
empoisonné, pourtant s’approchent
Et les autres s’en vont.
Et viennent tisser des fils incertains
D’entre les arbres, qui lentement
Reconquièrent la place d’Armes
Etouffant soigneusement, des heures abrasives
Des symboles d’oppression
Aux réverbères géants
Jusqu’au kiosque moisi
Aux péremptoires sonneries militaires
J’écoute venir toutes les voix
Mais la musique du silence
L’extension insensible des branches
L’herbe folle d’entre fissures
Dessine, la fragilité des choses
Et l’arrogance géométrique
Du lourd, du laid, des pouvoirs ,
des voix claironnantes de l’arrogance .
Dans la Citadelle, l’ordre du cordeau
Se transforme, en « presque joyeux désordre »
Les rues défoncées, sont un chapelet
De sable et flaques réfléchissantes.
Poutrelles, et amoncellements divers
Gravats et encadrements pourris
Occupent indécemment les lieux
Marqués par la dictature du prolétariat .
Et triste est la rue , où , malgré tout
La vie s’insinue , confinée
Tout près de moi
Malgré le suint des lieux
Aux rumeurs vénéneuses d’un
Passé encore proche. Et le lierre s’accroche
Aux symboles de fer , des canons :
On en voit plus d’un , glisser avec l’ombre
En portant la nuit, sur ses épaules
Avant, encore, qu’on nettoie la mémoire
Comme on le ferait du sang répandu
Sur un carrelage – facile d’entretien.
En cours, une rénovation proprette, et des rues nettes
> Aux sordides carcasses, plus de traces…
Est-ce que le monde s’efface ?
Aux ensevelis, peut-être même plus de place
Faute d’avoir les leurs, ils ont – peut-être
Confié leur chant , aux oiseaux
Qui voient s’éloigner du trottoir
Les barbelés rouillés du désespoir.
la place d’armes et ses canons dressés.
Lac – Brassens, cloche ( RC )
photo: gjlh ( voir son blog photos)
Le lac bleuté, le repos, sous le soleil d’été
Les bâtiments voisins se brisent en reflets,
Entourés d’ écrins de sapins,
L’eau est presque immobile sous midi,
Tu es les pieds dans les flots,
A marcher précautionneusement sur les galets
Seuls quelques chiens, jappent la lumière,
Et aussi une auto, écrit dans l’espace,
Une chanson de Brassens,qui nous parvient,
De droite, puis de gauche, enfin s’éteint.
Douze coups marquent la cloche,
Au son fêlé, celle de l’abbaye.
–
RC – 21 juillet 2013
–
Thomas Bernhard – Mon bout du monde
MON BOUT DE MONDE
Des milliers de fois le même regard
À travers la fenêtre de mon bout de monde
Un pommier dans sa pâle verdure
Et au-dessus des milliers de bourgeons,
Ainsi appuyé au ciel,
Un ruban de nuages très étendu…
Les cris des enfants dans l’après-midi,
Comme si le monde n’était qu’enfance ;
Une voiture roule, un vieux se tient debout
Et attend que sa journée passe,
Légère, de la cheminée sur le toit,
Notre fumée suit les nuages…
Un oiseau chante, et deux et trois,
Le papillon s’envole rapidement,
Les poules mangent, les coqs chantent,
Oh oui, seuls des étrangers passent
Sous le soleil, d’année en année
Devant notre vieille maison.
Le linge flotte sur la corde
Et là-bas un homme rêve du bonheur,
Dans la cave pleure un pauvre hère,
11 ne peut plus chanter de chansons…
Il en est à peu près ainsi le jour,
Et chaque nouveau coup de cloche
Porte, mille fois, le même regard,
À travers la fenêtre de mon bout de monde..
–
extrait du livre « sur la terre comme en enfer » édition bilingue Orphée – La différence
–
Café noir – ( RC )

photo: Giacomelli – Lucio Fontana
Le café tinte plus noir qu’un prêtre,
La soutane donne une corolle sombre,
Sur la place, les pavés blancs ordonnés
Se déplace, l’envolée noire
( c’est un homme)
sur le parvis d’une église
les pigeons noirs sont ses fidèles,
D’ailleurs, s’il les nourrit, comme Saint-François
la messe pourrait être dite dehors
– le temps s’y prête –
( nonchalant )
Déjà, les vélos sont de sortie,
Et de grosses autos noires.
C’est un matin à Catane,
ou un village de Sicile…
La panetteria vient d’ouvrir,
La manivelle et le rideau de tôle
dont le bruit répond aux cloches.
Le tourbillon du café dans ma tasse
Répond à sa cuiller,
Hommes portent chapeaux,
Femmes forment silhouettes,
Et s’affairent en noir,
Un ciel limpide s’étire
Et prépare la journée,
Dans ma bouche, le souvenir serré
Du café du matin,
Et des photos de Mario…
Je repose ma tasse.
RC – 8 septembre 2012 ( à partir de « lecture » de photos de Mario Giacomelli )

photographie: Mario Giacomelli
–
Alain Borne – un visage, une présence
–
Ceci n’est pas un rêve
ni du sommeil ni de la veille
ni de la nuit ni du jour.
Ceci n’est pas un fantôme
ni le délire d’une pensée
ni le visage d’un désir.
Ceci n’est pas une absence forgée
d’espoir
ni un espoir travaillé de sang.
Ceci n’est qu’un visage Lislei une
présence
un corps fait sur le plan de tous les
corps humains
avec partout les cordes rouges
liant les blanches charpentes
et la tunique étrange
tissée comme d’étoiles
qui auraient séjourné dans la neige
longtemps.
Un corps avec sa cloche sourde
et sa flamme au fronton
et ses deux lianes douces rejointes
pour les gestes
d’un être de péril.
Ceci n’est rien Lislei
qu’un glaçon de chaleur déposé sur
l’hiver
un amas corruptible de membres
animaux.
Qu’y puis – je Lislei
s’il me semble qu’un ciel le traverse
et qu’une éternité
y pèse sa chance dernière.
Il faudrait que je vous enseigne
l’amour selon le rite terrestre
que je vous montre
comment font les bêtes pour gagner la joie
et que vous sachiez que c’est ainsi
également pour l’homme que tourne le rêve
et que je l’étrangle à le serrer contre vous.
Je connaissais l’attente
le glaïeul éclatant du désir
et sa racine noire
et sa noire fenaison
la statue qui vous brûle
puis tombe de l’odeur comme d’un piédestal
et n’est plus qu’un peu d’os
dans son linge de peau chaude…
Tu passeras comme j’ai passé
répands tes yeux pourtant sur mon poème
afin qu’un peu de vie s’étende encore
ici où j’ai tué
un de mes grands songes dérisoires.
L’heure s’épuisait.
Les heures.
Le soleil trichait dans la gloire blanche de
l’horizon.
Une ombre passa, rapide humaine,
comme pour donner vie au paysage et
le faner.
Je vous ai vue pour la première fois Lislei au temps des neiges
mon cœur fui visité d’hiver de printemps et d’automne…
—
Alain Borne
–
Marina Tsvétaieva – la maison de Moscou ( 1916 )
Ce texte est extrait d’une publication de poèmes inédits de « Vanves »…
que je me suis procuré récemment…
La maison de Moscou.
Dans ma ville immense c’est la nuit, Maison en sommeil, je te fuis, Les passants pensent : femme, fille Mais moi je ne retiens que – la nuit
Le vent balaie ma route, c’est juillet
Musique, fenêtre, une lueur,
À l’aube, au vent, je marche vite,
Mais je n’ai retenu que – la nuit.
Peuplier, lumière, fenêtre, ‘
Fleur dans ma main. Une cloche sonne,
Un pas au loin et il ne suit personne, Une ombre là, et ce n’est pas la mienne
À ma bouche – goût de fleur.
Sur mon sein
Feux dorés, fils serrés en collier.
Votre songe – c’est moi, libérez
Ô amis, le poète de ses liens.
(Moscou, 1916, Insomnie, cycle de onze poèmes.)
Pablo Neruda, – ce présent
Pierre Clavilier, dans une page consacrée à Pablo Neruda, nous livre sa traduction du texte du poète
Ce
présent
lisse
comme une planche,
frais,
cette heure,
ce jour
propre
comme une coupe neuve
– du passé
pas une
toile d’araignée –
nous touchons
des doigts
le présent,
nous en taillons
la mesure,
nous dirigeons
son flux,
il est vivant
vif,
il n’a rien
d’hier irrémédiable,
d’un passé perdu,
c’est notre
créature,
il grandit
moment, le voici portant
du sable, il mange
dans notre main,
attrape-le,
qu’il ne nous file pas entre les doigts,
qu’il ne se perde pas en rêves
ni en mots
saisis-le,
tiens-le
et commande-lui
jusqu’à ce qu’il t’obéisse,
fais de lui un chemin,
une cloche,
une machine,
un baiser, un livre,
une caresse,
coupe sa délicieuse
senteur de bois
et d’elle
fais-toi
une chaise,
tresse
un dossier,
essaie-la,
ou alors
une échelle!
Oui,
une échelle,
monte
au présent,
échelon
après échelon,
assure
tes pieds sur le bois
du présent,
vers le haut,
vers le haut,
pas très haut,
assez
pour que tu puisses
réparer
les gouttières
du toit,
pas très haut,
ne va pas au ciel,
atteins
les pommes,
pas les nuages,
eux
laisse-les
vagabonder dans le ciel, s’en aller
vers le passé.
Tu
es
ton présent,
ta pomme:
prends-la
de ton arbre,
élève-la
sur ta
main,
elle brille
comme une étoile,
touche-la,
mords dedans et marche
en sifflotant sur le chemin.
© Traduction Pierre Clavilier
titre original: Ode au présent / oda al presente, 1955
Este
presente
liso
como una tabla,
fresco,
esta hora,
este día
limpio
como una copa nueva
—del pasado
no hay una
telaraña—,
tocamos
con los dedos
el presente,
cortamos
su medida,
dirigimos
su brote,
está viviente,
vivo,
nada tiene
de ayer irremediable,
de pasado perdido,
es nuestra
criatura,
está creciendo
en este
momento, está llevando
arena, está comiendo
en nuestras manos,
cógelo,
que no resbale,
que no se pierda en sueños
ni palabras,
agárralo,
sujétalo
y ordénalo
hasta que te obedezca,
hazlo camino,
campana,
máquina,
beso, libro,
caricia,
corta su deliciosa
fragancia de madera
y de ella
hazte una silla,
trenza
su respaldo,
pruébala,
o bien
escalera!
Si,
escalera,
sube
en el presente,
peldaño
tras peldaño,
firmes
los pies en la madera
del presente,
hacia arriba,
hacia arriba,
no muy alto,
tan sólo
hasta que puedas
reparar
las goteras
del techo,
no muy alto,
no te vayas al cielo,
alcanza
las manzanas,
no las nubes,
ésas
déjalas
ir por el cielo, irse
hacia el pasado.
Tú
eres
tu presente,
tu manzana:
tómala
de tu árbol,
levántala
en tu
mano,
brilla
como una estrella,
tócala,
híncale el diente y ándate
silbando en el camino.
Jean-Pierre Duprey – IL Y A DE LA MORT DANS L’AIR
IL Y A DE LA MORT DANS L’AIR
Mon pays navigue sur un fond de mer
Je me promène dans ses jeux de vagues Sur les larmes éclatées
Les églantines sont des pirogues de verre
Mon pays est un vaisseau parti pour les étoiles
Le sang dedans maraude comme une folle
Paysage nivelé à zéro
II y a de la mort dans l’air
Mon pays est un vieux banjo de sanglots
On y joue des larmes très méchantes
Un grand poids pèse sur notre terre
II y a de la mort dans l’air
Au bout du ciel une plage de cristal
Sur un fond de mer s’affirme un pays de sang
Tout autour la boue rougie
Les plus belles morts sont de verre
A minuit sonnant, un vaisseau de marbre entra dans le port,
l’appel de ses sirènes répercuté par toutes les cloches d’alentour devint comme une révélation pour l’esprit du vagabond. On vit sortir des squelettes bancals portant l’insigne des pirates
d’Epinal. Des têtes armées de visières, des pieds torturés, des mains, des yeux sans propriétaire, les suivaient, innombrables petits chiens. Les araignées conquérantes occupèrent immédiatement la rade et pendant qu’ils pillaient les magasins, on leur construisit des baraquements de toile. Les peintres appelés en hâte teignirent en rouge les voiles décolorées du navire de marbre ; ce qui prouve que la mort va jusqu’aux pierres.
14 mars 1946