Heureusement de mon temps, les marchands de jouets ne pratiquaient pas simultanément le commerce des armes. Certains de mes camarades s’échangeaient des images avec des soldats casqués, des chars et des fusées .
Pour se mettre de plein pied avec la réalité quelques décennies plus tôt, il aurait été plus facile de se procurer des osselets, ou des médailles militaires portant la croix gammée . Mais je dois me faire des idées….
Je suis venu par hasard ; j’ai vu sur de grandes places, des héros du pays, dressés sur des chevaux de bronze, et l’oeil vide sous l’air confiné
par des nuages lourds , des graffitis inscrits sur le socle.
Je ne connais pas leur nom, et d’ailleurs quelle importance … Ce seraient comme des figures, échappées de l’histoire, inscrivant les conquètes , ou des dirigeants politiques
dans le métal ou la pierre : davantage de militaires que d’écrivains.
Mais tout évolue, et les statues des dictateurs, sont promises à la chute, comme l’a été le mur de Berlin. Quelques fragments sont conservés dans les musées,
plus comme témoignage que pour leur valeur artistique.
On installe maintenant des oeuvres plus énigmatiques ne prenant leur sens qu’avec la matière et la forme qu’ils adoptent . Elles sont souvent clinquantes, issues d’un courant à la mode
mais promises à un avenir aussi éphémère et seront bientôt remplacées .
Ainsi c’est la décision des élus locaux d’ériger dans l’espace public ,des monuments, dont on penserait qu’il y a quelque chose à voir avec la ville : On se demande quelle relation entretient , une tortue avec des grappes de raisin, voisinant un obélisque .
Mais il ne faut pas chercher trop loin, les touristes trouvent bien pratique de s’appuyer dessus .
Moi, Don Quichotte, Espagne, je ne suis personne ici , Ici, dans votre monde je ne suis personne. Je le sais. Entre nous ici, ici, dans votre marché, je ne suis plus personne. Un jour, vous avez volé mon panache et maintenant, vous avez caché mon épée. Parmi vous ici, dans cette assemblée, je ne suis plus personne. Je ne suis pas la vertu. C’est vrai. Mes mains sont rouges de sang fratricide et dans mon histoire on trouve des passages ténébreux. Mais le monde est un tunnel sans étoiles et vous, des vendeurs d’ombres. Le monde était simple et transparent ; maintenant, il n’est plus qu’ombres, ombres, ombres… Un marché d’ombres, une bourse d’ombres. Ici, dans cette grande foire de ténèbres, je ne suis pas le matin… Mais je sais -et c’est mon essence et mon orgueil, mon éternel grelot et les plumes de mon panache- je sais que le firmament est plein de lumière, de lumière de lumière, que c’est un marché de lumière, que c’est une foire de lumière, que la lumière est cotée avec du sang… alors je lance cette offre aux étoiles : « Pour une goutte de lumière, tout le sang de l’Espagne : celui de l’enfant, celui du frère, celui du père, celui de la vierge, celui des héros, celui du criminel et celui du juge, celui du poète, celui du peuple et celui du Président… De quoi avez-vous peur ? Pourquoi ces grimaces, vendeurs d’ombres ? Qui crie ? Qui proteste ? Qui a dit : Ah, non, c’est une mauvaise affaire ? Marchands… Il n’existe qu’un commerce ! Ici, dans cet autre marché dans cette autre grande Bourse de signes et de desseins stellaires, pour des torrents historiques de sang, il n’existe qu’un commerce ! une seule transaction et une monnaie… Le sang ! Moi je n’ai pas peur du sang qu’on verse. Il est une fleur au monde qui ne peut pousser que si on l’arrose de sang. Le sang de l’homme est fait, non seulement pour faire marcher son cœur, mais aussi pour remplir les fleuves de la Terre, les veines de la Terre et faire marcher le cœur du monde. Marchands… Ecoutez cette annonce publique : « Le destin de l’homme est en adjudication. Regardez-le donc, accroché aux cieux dans l’attente d’une offre… » Combien ? Combien ? Combien, marchands ?… Combien pour le destin de l’Homme ? (Silence… pas une voix… ni un signe)… Seule, l’Espagne fait un pas en avant et parle ainsi : Me voici. Me voici de nouveau. Ici. Seule. Seule, oui. Seule et en croix. Espagne-Christ -la lance de Caïn enfoncée dans les côtes- seule et nue –deux soldats, à part et fous furieux, jouent ma tunique aux dés-. Seule et abandonnée –voyez comme le Préteur se lave les mains-. Et seule, oui, seule. Seule sur ce sol désertique que mon sang arrose à présent ; seule sur cette terre espagnole et planétaire ; seule sur ma steppe et sous mon agonie… seule sur la clairière du Crâne et seule sur mon calvaire… seule sur mon Histoire de vent, de sable et de folie… et seule, sous les dieux et les astres… j’élève cette offre jusqu’aux cieux : Etoiles… vous êtes la lumière. La Terre, une grotte ténébreuse sans lanterne et moi, rien que du sang, du sang, du sang, du sang… L’Espagne n’a pas d’autre monnaie… Tout le sang de l’Espagne pour une goutte de lumière ! Tout le sang de l’Espagne… pour le Destin de l’Homme !