voir l'art autrement – en relation avec les textes

Articles tagués “démons

Je ne sais exactement où mon corps penche – ( RC )


Jitka Válová  01.jpg

dessin:  Jitka Válová

 

Je ne sais pas exactement où mon corps penche :
et c’est sur des rives
aussi lointaines que je fréquente,        solitaire,
que va ma préférence
les pieds décollés de la terre .

C’est un univers fantastique,
où je doute fort qu’on me suive :
il y a les démons qu’on dérange ,
des corps aux formes étranges ,
– quelque peu fantomatiques

des arbres comme des mains larges
surgis d’une autre atmosphère ,
que l’on devine bien plus légère ;
j’en parcours la marge,
mais je suis incapable de la décrire,

ou bien,            si j’essayais de le faire,
vous auriez du mal à le comprendre :
il faudrait faire le parcours à l’envers
et tout désapprendre
pour traverser la glace du sommeil,

…un voyage au long cours,
offrant de singuliers détours
entre des nuits de soleils
qu’on ne peut même pas imaginer
avant de les avoir traversées.

RC – oct 2018


Jean Grosjean – Elégie


KBLstill.jpg

 

Quelle épée me partage l’âme, m’ouvre au milieu du cœur ce gouffre d’être séparé de toi
et que tu meures de deuil et que je meure ?

Les roses ont la chair qui se décompose et l’eau pourrit dans les mares mais je crois
que je connais la haine.

Les uhlans, les famines et les trépas foulent ce chemin où tu pleuras doucement notre
jour dont déjà penchait la tête sur les collines à sépulcres.

N’étais-tu pas ma longue lumière d’été au soir de qui, accablé par l’amour, je
sombrais dans un rêve obsédé d’astres ?

Quand le frémissement de ton approche me réveillait avant le chant du coq, n’aurai-je
donc descellé mes paupières que pour me rendormir sur ma naissance ?

La destruction nous profane et son prince nous marche sur les yeux mais c’est en vain
que ses démons me raclent la mémoire sous le crâne où ton nom ne cesse guère.

De quel puits sont sortis sur le monde tant de dieux souterrains avec leur face de
houille et leurs tenailles sans empêcher tes os phosphorescents de traverser ma nuit ?

Certes je me tais mais les phrases en débris murmurent encore à la cime des
trembles ton âme qu’elles cachaient.

 

Jean Grosjean, Élégies [1967]


Cheminement contradictoire – ( RC )


Sorry Giotto is a new LED lighting collection by Italian brand Catellani & Smith. The name refers to the legendary perfect freehand circle drawn by Italian painter Giotto di Bondone in the 14th century. The modern circular objects in question are made from hand painted copper and LED, projecting relaxing warm light on the vertical surface. The collection includes a wall and a floor versions, the latter of which has already scored the ‘Best Floor Light’ award at the Wallpaper Design Awards ...:

 C’est devenu une habitude :
Je supporte mon corps
Apparemment sans effort .
Ses poumons  s’ouvrent  à l’air  extérieur,
Le cœur  est  toujours en lieu sûr,
Et se manifeste par une pulsation,
d’ une évidence, portant à l’oublier.

Le chemin est tout tracé pour le sang :
Il suit son cycle, sans qu’on ait à ouvrir la mécanique,
Ni qu’on la remonte  avec un ressort .
Les muscles  sont  en place,
se contactent  quand  on le leur  demande,

Mais il y a toujours un fossé,
où le corps, dans  sa familiarité ;
voisine l’esprit,
sans intention de lui nuire :
Un décalage au monde,
comme  si la langue  que je pratique,
n’était pas celle des autres .

Un cercle invisible  difficile à franchir,
occupé par les gestes  quotidiens,
âme prisonnière de son destin,
côtoyant les démons intérieurs
qu’elle  souhaite pourtant combattre.

Et où en trouver  l’énergie,
si tous se nourrissent du même  sang,
de l’air que je respire et des mêmes pensées ?
De leur bavardage  continuel,
ils conduisent mes pas :
d’une démarche  qui se veut  assurée,  
dans des intentions contradictoires .

Je connais leur  dialecte,
mais je n’ai pas, pour les comprendre,
la version complète,
chacun empiétant sur l’autre
en une oscillation perpétuelle  .


RC –  sept 2015


Marina Tsvetaieva – Mes vers écrits à l’aube de ma vie


 

peinture: Jerôme Bosch

peinture: Jerôme Bosch

 

 

 

 

 

 

 

Mes vers écrits à l’aube de ma vie de poète,

Lumière vive, telle la queue d’une comète,

Jaillis comme l’onde d’une fontaine,

Brutaux démons, feux impatients

Forçant silence, dignité et encens

Des temples ordonnés, bienséants,

Poèmes d’amour, de sang, de vie,

Vers de passion, de joies, éclairs perdus,

Oubliés aux recoins de vieilles boutiques,

Enfermés, poussiéreux, jamais lus, :

Tels de grands vins au fond de leurs barriques

Sauront attendre le temps de leur précieux prix.

 

(Moscou, 1913.)

 

– extrait des  « écrits de Vanves »

 

 


Adbdellatif Laâbi – Mon cher double


peinture:   Zoran Mušič– Double portrait : Ida Barbarigo et Zoran Mušič  1981

Mon double
une vieille connaissance
que je fréquente avec modération
C’est un sans-gêne
qui joue de ma timidité
et sait mettre à profit
mes distractions
Il est l’ombre
qui me suit ou me précède
en singeant ma démarche
Il s’immisce jusque dans mes rêves
et parle couramment
la langue de mes démons
Malgré notre grande intimité
il me reste étranger
Je ne le hais ni ne l’aime
car après tout
il est mon double
la preuve par défaut
de mon existence

Avec lui
je perds mon humour
qui paraît-il
réjouit mes amis
Fustiger la bêtise
la sienne y comprise
et tous les jours que diable fait
n’est donné
qu’à une poignée d’élus
Pourtant
et c’est là que réside mon orgueil
je pense que ma candidature
n’est pas usurpée
J’ai découvert cette propension
sur le tard
et suis navré de la voir réduite
à la portion congrue
à cause d’une ombre
fantasmée si ça se trouve
Alors que faire ?
comme disait le camarade Lénine

Cultiver mon unicité ?
Cela ne me ressemble pas
Consulter ?
Rien à faire
Me mettre en chasse de mes sosies
les attraper au filet tel un négrier
et les enfermer dans une cale ?
Non
je n’ai pas cette agressivité
Écrire des petits poèmes
sur les fleurs et les papillons
ou d’autres bien blancs et potelés
pour célébrer le nombril de la langue ?
Très peu pour moi
quand les cornes du taureau
m’écorchent les mains
et que le souffle de la bête
me brûle le visage
Autant crier à mon double
en agitant devant lui la muleta :
Toro
viens chercher !


Georg Heym – Les Démons des villes


peinture: Gorge Grosz la grande ville – 1917

Georg Heym – Les Démons des villes (Die Dämonen der Stadt, 1911)

À travers la nuit ils parcourent les villes
Qui se tapissent, noires, sous leur pied.
Comme des barbes de marin, à leurs mentons
Se pressent les nuages, charbonneux de fumée et de suie.
Leur ombre longue tangue sur l’océan des toits
Et étouffe les lumières en enfilade dans les rues.
Elle rampe comme un brouillard pesant sur le pavé
Et, léchant maison après maison, lentement progresse.

Plantés d’une jambe sur une place
De l’autre agenouillés sur une tour,
Ils se dressent là où la pluie tombe noire, soufflent,
Sous la tourmente des nuages, dans leur flûte de Pan.

À leurs pieds tournoie la rengaine
De l’océan des villes à la musique triste,
Vaste chant de mort. Tantôt sourde, tantôt perçante
La tonalité change, s’élève dans le ciel obscur.

Ils progressent sur le courant qui noir et large
Comme un reptile au dos tacheté de jaune
Par les réverbères, dans l’obscurité de noir
Couvrant le ciel se faufile tristement.

Ils s’appuient lourdement au mur d’un pont
Et ils plongent leurs mains dans la chaleur
Aux hommes puisée, comme les faunes sur la rive
Des marais enfouissent le bras dans la vase.

L’un se lève. À la lune blanche il accroche
De noires mandibules. La nuit
Qui comme du plomb tombe du ciel ténébreux
Enfonce les maisons dans le puits de l’obscurité.

Les épaules des villes craquent. Et un toit
Éclate, un feu rouge en fait son lit.
Ils sont assis à califourchon sur sa cime
Et hurlent comme des chats au firmament.

Dans une chambre emplie de ténèbres
Hurle une femme grosse, dans les douleurs.
Son corps puissant se dresse haut hors des coussins,
Autour de lui se tiennent les grands diables.

Elle s’agrippe tremblante à son lit de douleur.
La pièce autour d’elle tangue sous son cri,
Voici son rejeton. Son giron se déchire, rouge et béant,
Sanglant il s’ouvre et livre passage au rejeton.

Les cous des démons s’allongent comme ceux de girafes.
L’enfant n’a pas de tête. Sa mère le tient
Devant elle. Son dos est déchiré sous la terreur
Aux doigts de crapauds, quand elle retombe étendue.

Or les démons grandissent, monstrueux.
Leur corne déchire le ciel rougi.
Le tonnerre d’un séisme parcourt le giron des villes
Sous leur sabot d’où jaillit l’étincelle.

***

Georg Heym (1887-1912)Le Jour éternel (Der ewige Tag, 1911)