René Depestre – Nostalgie

Myrtha HALL – Joueur de bambou 2001
Ce n’est pas encore l’aube dans la maison
la nostalgie est couchée à mes côtés
elle dort, elle reprend des forces
ça fatigue beaucoup la compagnie
d’un nègre rebelle et romantique.
Elle a quinze ans, ou mille ans,
ou elle vient seulement de naître
et c’est son premier sommeil
sous le même toit que mon sang
Depuis quinze ans ou depuis trois siècles
je me lève sans pouvoir parler
la langue de mon peuple,
sans le bonjour de ses dieux païens
sans le goût de son pain de manioc
sans l’odeur de son café du petit matin
je me réveille loin de mes racines
loin de mon enfance
loin de ma propre vie.
Depuis quinze ans ou depuis que mon sang
traversa en pleurant la mer
la première vie que je salue à mon réveil
c’est l’inconnue au front très pur
qui deviendra un jour aveugle
à force d’user ses yeux verts
à compter les trésors qu’on m’a volés.
La Havane Octobre 1963
Un été indien de la parole (2002)
Points
Rêves d’Amérique – ( RC )
–
C’est une image que colporte le rêve :
C’est toujours mieux ailleurs,
Alors…
Tu as rêvé de l’Amérique,
Comme tant d’autres ,
parcourant les mythes,
et celui, bien entretenu,
de la géante de cuivre,
portant haut la flamme, et ceinte,
Comme pourraient l’être ceux qui s’en réclament,
D’une bannière aux multiples étoiles,
Etoiles blanches sur un bleu profond,
parfaitement alignées,
comme les tombes, dans les cimetières de la liberté,
des soldats ( américains, justement).
« America, America » d’Elia Kazan,
révèle le parcours de l’immigrant,
prêt à affronter tous les obstacles,
pour réaliser son rêve, qui coïncide aussi
à la perte de son identité,
parti pour un voyage sans retour.
Vivant de l’intérieur la sensation de déracinement
malgré son désir d’appartenance .
Les hommes qu’on croise,
n’ont plus le visage des conquérants.
Seul le commerce porte à le croire :
Ils ont les paupières lourdes ;
Ils ont englouti leur passé,
Et n’ignorent plus que ,
sur la bannière,
Les bandes rouges peuvent être aussi,
Un chemin de sang,
Comme l’a été celui de millions d’hommes,
Importés comme esclaves,
Il n’y a pas si longtemps.
Tu as rêvé d’Amérique,
Mais les étoiles ont pâli,
Et le ciel est sale.
La liberté tant vantée,
( surtout celle de faire de l’argent, )
Se mesure à leur poids de dollars
Où rivalisent ceux qui ont réussi.
C’est une partie de l’Amérique qui fanfaronne,
qui joue de sa sur-puissance,
et va guerroyer au Viet-Nam, ou ailleurs.
Mais il y a l’autre côté, qui étend ses bras de pieuvre
Le côté plus obscur, celui
des « raisins de la colère »,
Celui des hommes meurtris,
Dont on ne parle pas .
Eux connaissent l’Amérique de l’intérieur,
Et leur destin empêché les enfonce
dans la catégorie des « loosers » :
Leurs songes ne sont pas les mêmes… ;
Les étoiles se sont changées en pluie de larmes…
—
Ainsi , tu ne rêves plus d’Amérique ?
–
RC – juill 2015