Pierre Demarty – sur la plage
( extrait du livre » le petit garçon sur la plage » ed Verdier )
peinture: P Picasso – famille au bord de la mer
Ils gardent, comme lui, les yeux fixés sur la mer, ils ne tournent pas la tête vers lui pour le voir, déchiffrer son visage à cet instant, effrayés à l’idée d’y découvrir on ne sait quoi, quelque chose d’incompréhensible et d’interdit, de la tristesse, de l’impuissance, des larmes peut-être, de voir ce qu’on ne peut ou ne veut pas voir d’un père, jamais, et que celui-ci aussi s’efforce, de toutes ses forces s’efforce de ne pas montrer.
Ils demeurent ainsi sans rien dire à regarder simplement la mer, la mer et le ciel, en enfonçant leurs doigts dans le sable.
Et lui aussi, alors, fait ce geste, sans y penser, sans penser à rien, de plonger les mains dans le sable, remuer, écarter les doigts en dessous, puis les remonter à la surface, ne rien faire d’autre que ça, sentir le poids infinitésimal du sable sur les phalanges tendues, puis incliner la main, lentement, et regarder le sable couler, tomber en fine pluie, grain à grain, au fond du seau d’enfant posé entre ses jambes, et puis recommencer.
Plonger encore la main, chaque fois un peu plus profondément, serrer le poing dessous puis remonter, faire crisser le sable dans sa paume à pleines poignées maintenant et le laisser tomber dans le seau comme d’une clepsydre, le remplir, soudain il fait ça, remplir un seau d’enfant avec du sable, écouter le bruit que fait le sable en tombant, son souffle.
Et une fois le seau rempli, le renverser, vite, d’un coup de poignet vif pour en
perdre le moins possible, emprisonner le sable dessous comme on capturerait un petit animal, appuyer dessus, tasser, attendre un moment — magie — puis, du bout des doigts posés en ventouses sur le fond du seau, très lentement, le soulever.
Pendant une seconde apparaît alors une petite tour de sable, au sommet dentelé d’imparfaites et naïves crénelures, mais le sable trop fin, cherché pas assez profondément, là où il est plus mouillé, sombre et dur, s’écoule aussitôt, s’écroule, et l’éphémère édifice se disperse entre ses jambes, à peine bâti il s’est effondré et il n’en reste plus rien, et alors il recommence.
Sous les yeux de ses deux garçons il recommence, reprend le sable, enfonce la main dedans et remonte, et remplit le seau encore, avec une sorte de détermination à présent, une cadence, une façon de faire.
Il sent sur lui les regards, incrédules et peut-être affligés, embarrassés, ou peut-être amusés, ou peut-être un peu inquiets, des deux enfants, mais il ne lève pas la tête et il continue, et eux ne disent rien, ils le regardent et bientôt, sans rien dire, eux aussi ils commencent à plonger les mains dans le sable, à les mêler aux siennes en dessous, à fouiller, à creuser, remuer, remplir, verser.
Ils se relèvent alors, tous les trois, d’un même élan concerté dans le silence, puis ils s’agenouillent en cercle autour du sable fouillé, et à quatre pattes ils se mettent à travailler ensemble, à retrouver ces gestes que chacun enfant a faits et qui ne s’apprennent pas, plonger la main dans la terre pour en faire jaillir quelque chose, un château, un château forcément, puisque en vertu d’une très étrange loi immémoriale des hommes et des enfants, sans que personne n’y ait jamais trouvé rien à comprendre ni du reste à redire,
avec du sable c’est toujours des châteaux qu’on fait, et pas des arbres, pas des nuages, ni même des visages, et le leur, le château qu’ils font, pour rien et sans même l’ avoir décidé, comme ça, tour après tour, douve après douve, prend forme maintenant, ils y œuvrent, sérieux comme des enfants, ils font ça ensemble, tous les trois, le père et les fils, ils construisent un château de sable.
Leurs bras, leurs épaules, leurs mains se frôlent, eux dont les corps, à cause de l’âge que commencent à avoir les garçons maintenant, ont si peu souvent l’occasion de se toucher désormais, leurs épaules roulent et leurs mains dansent et travaillent dans le sable, travaillent le sable, comme une pâte, sculptent, avancent et s’enfoncent, lèvent des murailles, forent des tunnels, ajoutent sans cesse des tours et c’est la guerre.
Le château grandit, se dresse et à force bientôt il est fini, c’est fini, et tous trois alors, une dernière fois, plongent les doigts dans le sable et se mettent à creuser, tournant autour de l’édifice, traçant à main nue, les doigts droits, serrés, tendus contre la résistance du sable, une tranchée, un cercle parfait tout autour de la construction, pour l’exhausser et la protéger de la mer, ou rendre plus facile au contraire sa destruction prochaine et inéluctable, inviter la mer à venir se glisser comme un poison dans cette veine de sable circulaire pour cerner le château et le rompre par en bas, par en dessous, le faire s’écrouler, s’affaisser, défaire ce qu’ils ont fait.
Voilà, c’est fini et ils se relèvent alors, tous les trois, le père et les fils, ils regardent ça, le château de sable qu’ils ont construit ensemble tout à coup, pour rien, et ce n’est pas un très beau château, il est un peu fruste, mal balancé, inculte, et il n’a pas l’air bien solide non plus, la mousse acide de la mer n’en fera qu’une bouchée, mais il est là pour l’instant et ils le regardent, tous les trois, avec le sentiment partagé en silence de quelque chose d’accompli, sans savoir quoi.
Ils le regardent et ils ne se regardent pas, comme ils ne regarderont pas non plus la mer arriver et tout emporter, rompre, le père prend les deux garçons par la main et ensemble ils s en vont, ils tournent le dos au château, à la plage, à la mer, ils repassent par la dune pâle et le chemin aux aiguilles noires et collantes et ils rentrent, regagnent la maison, constellés de sable des pieds à la tête, étincelants ; et quand on leur demandera, les autres, où est-ce qu’ils étaient passés, est-ce qu’ils ont vu heure, et qu’est-ce qu’ils ont bien pu fiche pour se retrouver dans un état pareil, avec du sable partout, qu’ils mettent partout dans la maison, ils ne diront rien, ils ne parleront pas du château, qui est déjà un souvenir et un secret, entre eux, ils diront on a pris le chemin, on est allé sur la plage, on a marché le long de la mer et jusqu’à la digue
et voilà, c’est tout, on n’a pas vu le temps passer.
( en fait cet extrait n’est pas représentatif de la totalité du récit, puisqu’il se réfère essentiellement à la découverte de ce fils de migrants, découvert noyé , sur une plage )
Ludovic Degroote – la digue
peinture : La chapelle sur la digue à Collioure – Henri Jean Guillaume Martin
Pas de bout, pas aux choses, pas à soi,
peut-être pour ça qu’on va sur la digue,
on regarde la mer, les falaises, les villas,
à la fin on revient, on attend de recommencer,
au milieu de la vie qui passe.
La digue ça ne mène nulle part, ça n’engage à rien,
on regarde la mer, et puis on s’en va ;
les yeux naturellement sont portés là plus qu’aux villas ;
où il n’y a rien l’œil ne tombe pas, ça nous laisse d’abord à nous-même.
Les choses souvent on croit qu’elles sont là pour nous,
qu’on a d’elles une mémoire, un regard
– on est séparé de tout, les choses tiennent sans nous,
c’est pour ça qu’elles n’ont pas de bout.
–
On passe, on marche, on avance,
moments posés les uns près des autres,
on ne s’en rend pas forcément compte,
les pensées naissent et meurent,
elles glissent sans qu’on soit toujours là,
ou bien c’est nous qui glissons, à côté,
ou bien non, ça se fait comme ça, en dérive.
–
Sous le ciel, neutre, froid, calme,
durant dans le silence,
comme s’il ne restait plus qu’une enveloppe.
On sait que c’est là, évoluant entre la gorge et l’estomac,
ça bouche ce qui à l’intérieur demande à respirer.
Ça n’empêche pas de vivre, ça donne juste un goût aux choses,
on finit même par croire qu’on s’y fait.
Pas de sens pour faire la digue,
on commence n’importe où, pas de fin,
on en fait des bouts, des pans,
tout y paraît sans histoire, sans mémoire,
disloqué comme les choses sont en nous,
avec de grands pans de vide séparés comme des digues.
Les paysages sont intérieurs.
On ne connaît pas la souffrance des autres,
on se contente de soi.
Ce qui rend lourdes les choses s’est perdu au fond
et ne pèse plus.
Demeure le poids de notre présence face au monde,
ce qu’on pèse soi-même sur ses propres épaules.
Peu d’étale des choses, de transparence entre elles,
rien qui tienne hors de notre regard,
la digue on la fait hors de tout, ça n’est qu’au-dedans
que les choses apparaissent, par pans, par bouts,
et c’est de là qu’on les croit isolées,
alors que les espaces ne sont disloqués qu’en nous.
–
C’est la mer à gauche quand on va à la Pointe aux oies,
à droite ce sont les cabines, les villas, les immeubles récents,
et puis aussi le Grand Hôtel,
les choses, ça arrive, on ne les voit plus,
on croit les savoir par cœur,
on n’écoute plus rien.
–
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[La Digue, Draguignan, éd. Unes, 1995, p. 7-10]
Guy Goffette – Un peu d’or dans la boue
Un peu d’or dans la boue
I
Je me disais aussi : vivre est autre chose
que cet oubli du temps qui passe et des ravages
de l’amour, et de l’usure – ce que nous faisons
du matin à la nuit : fendre la mer,
fendre le ciel, la terre, tout à tour oiseau,
poisson, taupe, enfin : jouant à brasser l’air,
l’eau, les fruits, la poussière ; agissant comme,
brûlant pour, marchant vers, récoltant
quoi ? le ver dans la pomme, le vent dans les blés
puisque tout retombe toujours, puisque tout
recommence et rien n’est jamais pareil
à ce qui fut, ni pire ni meilleur,
qui ne cesse de répéter : vivre est autre chose.
II
Le temps qu’on se lève vraiment, qu’on se dise
oui de la pointe des pieds jusqu’au sommet
du crâne, oui à ce jour neuf jeté
dans la corbeille du temps, il pleut.
Ô l’exacte photographie de l’âme, ces deux mots
qui nous rentrent les yeux comme les ongles
dans la chair : il pleut. Le sang de l’herbe
est vert insupportablement et c’est en nous
qu’il pleut, en nous qu’une digue rompue
voit s’effondrer peu à peu, derrière la vitre
et parmi les voilures, avec des pans de vieux
regrets, d’attentes fatiguées,
les raisons de partir et d’habiller le froid.
III
Encore, si le feu marchait mal, si la lampe
filait un miel amer, pourrais-tu dire : j’ai froid,
et voler le coeur du noyer chauve, celui
du cheval de labour qui n’a plus où aller
et qui va d’un bord à l’autre de la pluie
comme toi dans la maison, ouvrant un livre,
des portes, les repoussant : terre brûlée, ville
ouverte où la faim s’étale et crie
comme ces grappes de fruits rouges sur la table,
vie étrange, inaccessible, présent
à celui qui ne sait plus désormais
que piétiner dans le même sillon
la noire et lourde argile des fatigues.
–
Guy Goffette
poème cueilli dans « La vie promise » précédée d' »Eloge pour une cusine
de province »
éditions poésie/gallimard
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