Dominique Grandmont- ET CERTAINS SOIRS

ET CERTAINS SOIRS le monde approchait de sa fin. La lumière
rasait les murs, les voitures se faisaient rares,
en passant on entendait tout ce qu’on disait,
il n’y avait presque pas de spectateurs, le décor
flanchait, des carreaux déchirés, par terre des colonnes
de fourmis, quelque chose qui se profilait
sur fonds d’arbres dessinés n’importe comment,
l’écho démesuré : vallée, ravin plutôt, les étoiles étaient si
proches
qu’on se croyait au bord du précipice,
on inventait ce qu’on voyait, un réverbère dans la forêt, l’oiseau
muet dans une cage
et le feu qui chantait dans la cheminée, de quoi continuer sans
doute
comme le soir d’avant, comme si rien ne s’était passé,
que rien ne devait se passer qu’on n’ait d’avance imaginé,
même sans se l’avouer on attendait une surprise, on parlait de tout
sauf de ça,
de péniches dans la brume, d’une mobylette tombée
un jour dans le canal, plus de détours alors, fallait voir les autres
courir,
quand ils avaient trop bu ils rêvaient de prendre les armes
et d’évasion spectaculaire ou d’un boa sur un piano, façon, qu’y
a-t-il d’autre
de parler aussi de tout et de rien ou parce qu’ils parlaient tous à la
fois,
et que chaque minute comptait et qu’on ne savait pas tous les jours
où aller
ni quel argument avancer, on n’y pensait même plus, on s’attardait
exprès
sur des riens, sur les conditions atmosphériques, le reste ils le
savaient
mieux que toi, c’était entendu, accepté, ça faisait bizarre d’insis-
ter,
personne n’insistait d’ailleurs, mais comme l’honneur était sauf et
qu’il en était sûr,
il regardait ailleurs et c’était toujours le présent,
mais le présent était ce qu’il n’était pas jusque-là.
Dans Poésie 84 (Revue )
Janvier Février 1984
(Pierre Seghers)
Dominique Grandmont – le spectacle n’aura pas lieu ( extrait 01 )
photo Josef Südek
De sorte évidemment qu’ils seraient là sans l’être sous la peau déchirée des murs où des lambeaux d’annonces dessineraient pour eux une carte inconnue peut-être
un quartier comme un autre ces cafés agrandis par la résonance construits tout en longueur pour qu’on ne puisse pas compter les silhouettes ni trouver l’entrée
Un tel silence pourtant le samedi après-midi les guêpes s’énervaient tu le lui disais un peu plus quand on entendait l’hymne national qu’on se serait cru dans un studio après quoi dans des cours envahies d’herbes folles qui atteignent la poitrine ou bien quand tu t’arrêtes en plein milieu d’une phrase la lumière est si fausse que toute la ville est vide
C’est seulement quand ils tournaient la tête qu’on s’apercevait qu’ils n’avaient
qu’un seul profil et pas de visage ou restée dans les yeux mais verts tu l’oubliais toujours comme à travers une vitre l’ombre sans vêtement une route sur la colline
‘
du chapitre « L’autre côté du vide »
« Le spectacle n’aura pas lieu » a été publié chez messidor 1986, dispo aussi en version numérique.