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Articles tagués “école

Pierre Garnier – Heureux les oiseaux, ils vont avec la lumière


ce sont orthographes nouvelles :
abeille s’écrit abeil
soleil s’écrit soleille

les abeils habitent les abbayes
les soleilles sont désormais des sources

le féminin s’empare du soleille
le masculin s’empare de l’abeil

pendant cet instant la route de la mort
est barrée

l’abeil, la soleille
c’est la meilleure orthographe
apesant
le poète modifie le monde

la pomme devient poème
l’abeille courte devient abeil

les abeils et les soleilles se rapprochent
du presbytère
on y voit plus clair quand le poète
fait son orthographe

les abeils semblables à la lumière
et aux dentels –
les abeils, les abbés, les abbayes
proches maintenant
de la soleille

l’enfant regard’ le mur de l’écol’
par où passent triangles, losanges et sphères –
ainsi les papillons, les abeil’, les libellules –

le Vieil homme ne perd rien en perdant la vie
– il a atteint la cielle et l’abeil

origine : editions des Vanneaux


Souvenir d’école – ( Susanne Derève) –


Françoise Pétrovitch – Fillette à l’oiseau ( exposition Fonds Leclerc pour la culture – Landerneau)

 

Une fleur de papier  qu’on fixait à la toile

ou l’aile d’un moineau 

le froissement du crépon sur la peau

la soie délicatement abandonnée

au point de colle 

…  un  souvenir d’école

Et  dans la cage de l’oiseau l’éblouissement du vol

vertige funambule  l’éclipse des pinceaux 

un frémissement d’ailes

le vert brillant des plumes

l’ocelle noire de deux  yeux affolés

et sous le fin duvet le cœur désordonné  

de l’oiseau

petit corps tiède entre mes mains

qui  me disait la vie  dans une histoire sans paroles   

l’air de rien

                                                    

 

 


Julian Tuwim – Simplement


 

Ad Reinhardt - 40 Number 6 1946

Ad Reinhardt – Number 6 

 

 

 

Tout était si simple : cet instant, la forêt,

Ce matin-là, il y a déjà douze ans.

Par-dessus les buissons le monde s’ouvrait

A celui que j’étais : jeune, gai, chantant.

 

Ce qu’il faisait frais ! Après le déjeuner,

Je partis dans la forêt tremblante de pleurs

Je m’assis avec les maths sous les genêts,

Car il y avait un examen dans deux jours.

 

Comme il faisait triste et gai sous ce ciel !

Un oiseau piaillait avec paresse ;

Je pensai : oiseau… forêt… école… elle…

Sans joie et sans tristesse.

 

Je me pris à rêver — juste un instant,

Comme ça, simplement, à tout, à tout…

Et voici que passent les choses et les ans

Et je ne suis toujours pas de retour.

 

 

 

Traduit du Polonais par  Jacques Burko
Paroles en sang
Pour tous les hommes de la terre
Orphée La Différence

Luis Aranha – Poème Pythagore 11


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Après un tableau
Une sculpture
Après une sculpture
Un tableau
Anti-anatomique
Trait de vie sur une toile morte
Extravagant
Je voudrais être peintre !
J’ai dans mon tiroir des esquisses de bateaux
Je n’ai réussi que les marines
Nous sommes les primitifs d’une ère nouvelle
Egypte art synthétique
Mouvement
Excès de lignes
Bas-reliefs de Thèbes et de Memphis
Partir en Egypte
Comme Pythagore
Philosophe et géomètre
Astronome
Je découvrirais peut-être le théorème de l’hypothénuse et la table de multiplication
Je ne me rappelle plus
J’ai besoin de retourner à l’école
Le ciel est un grand tableau noir
Pour les enfants et pour les poètes
Circonférence
Le cercle de la lune
De Vénus je trace une tangente lumineuse qui va toucher quelque planète inconnue
Une ligne droite
Ensuite une perpendiculaire
Et une autre droite
Une sécante
Un secteur
Un segment
Comme la Terre qui est ronde et la lune une circonférence
il doit bien y avoir des planètes polyèdres des planètes coniques des planètes ovoïdes
Evoluant parallèlement elles ne se rencontrent jamais
Trapèzes de feu
Les astres décrivent dans le ciel des cercles des ellipses et des paraboles
Les ronds s’adossent les uns aux autres et tournent comme les roues dentées de machines
Je suis le centre
Autour de moi tournent les étoiles et voltigent les corps célestes
Toutes les planètes sont des ballons de baudruche colorés que je retiens par des ficelles entre mes mains
Je tiens dans mes mains le système planétaire
Et comme les étoiles filantes je change de place fréquemment
La lune pour auréole
Je suis crucifié sur la Croix du Sud
Avec dans le cœur
L’amour universel
Globules de feu
Il y a des astres tétraèdres hexaèdres octaèdres dodécaèdres et isocaèdres
Certains sont des globes de verre opaque avec des lumières à l’intérieur
Il y en a aussi de cylindriques
Les coniques unissent leurs pointes en tournant en sens contraire autour de l’axe commun
Prismes tronqués prismes obliques et parallélépipèdes lumineux
Les corps célestes sont d’immenses cristaux de roche colorés qui tournent dans tous les sens
La chevelure de Bérénice n’est pas une chevelure
Le Centaure n’est pas un centaure et le Cancer n’est pas un crabe
Musique colorée qui résonne dans mes oreilles de poète
Orchestre fantastique
Timbales
Les cymbales de la lune
Claquement des castagnettes des étoiles !
Elles tournent sans cesse
Furieusement
Il n’y a pas d’étoiles fixes
Les fuseaux filent
La voûte céleste est le hangar de zinc d’une usine immense
Et la laine des nuages passe dans l’engrenage
Trépidations
Mon cerveau et mon cœur piles électriques
Arcs voltaïques
Explosions
Combinaisons d’idées et réactions des sentiments
Le ciel est un vaste laboratoire de chimie avec cornues creusets tubes éprouvettes et tous les vases nécessaires
Qui m’empêcherait de croire que les astres sont des ballons de verre pleins de gaz légers qui se sont échappés par les fenêtres des laboratoires
Les chimistes sont tous des imbéciles
Ils n’ont découvert ni l’elixir de longue vie ni la pierre philosophale
Seuls les pyrotechniciens sont intelligents
Ils sont plus intelligents que les poètes car ils ont rempli le ciel de planètes nouvelles
Multicolores
Les astres explosent comme des grenades
Les noyaux tombent
D’autres montent de la terre et ont une vie éphémère
Astéroïdes astérisques
Fusées de larmes
Les comètes se désagrègent
Fin de leur existence
D’autres explosent comme des démons du Moyen Âge et des sorcières du Sabbat
Feux d’antimoine feux de Bengale
Moi aussi je me désagrégerai en larmes colorées le jour de ma mort
Mon cœur vaguera dans le ciel étoile filante ou bolide éteint comme maintenant il erre enflammé sur la terre                        Etoile intelligente étoile averroïste
Vertigineusement
En l’enroulant dans le fil de la Voie Lactée
J’ai jeté la toupie de la Terre
Et elle vrombit
Dans le mouvement perpétuel
Je vois tout
Bandes de couleurs
Mers
Montagnes
Forêts
Dans une vitesse prodigieuse
Toutes les couleurs superposées
Je suis seul
Grelottant
Debout sur la croûte refroidie
Il n’y a plus de végétation
Ni d’animaux
Comme les anciens je crois que la Terre est le centre
La Terre est une grande éponge qui s’imbibe des tristesses de l’univers
Mon cœur est une éponge qui absorbe toute la tristesse de la Terre
Bulles de savon !
Les télescopes pointent le ciel
Canons géants
De près
Je vois la lune
Accidents de la croûte refroidie
L’anneau d’Anaxagore
L’anneau de Pythagore
Volcans éteints
Près d’elle
Une pyramide phosphorescente
Pyramide d’Egypte qui est montée au ciel
Aujourd’hui elle est intégrée dans le système planétaire
Lumineuse
Son itinéraire calculé par tous les observatoires
Elle est montée quand la bibliothèque d’Alexandrie était un brasier illuminant le monde
Les crânes antiques éclatent dans les parchemins qui se consument
Pythagore l’a vue quand elle était encore sur terre Il a voyagé en Egypte
Il a vu le fleuve du Nil les crocodiles les papyrus et les embarcations de santal
Il a vu le sphynx les obélisques le temple de Karnak et le bœuf Apis
Il a vu la lune à l’intérieur du caveau où se trouvait le roi Amenemhat
Mais il n’a pas vu la bibliothèque d’Alexandrie ni les galères de Cléopâtre ni la domination anglaise
Maspero découvre des momies
Et moi je ne vois plus rien
Les nuages ont éteint ma géométrie céleste
Sur le tableau noir
Je ne vois plus la lune ni ma pyrotechnie planétaire
Une grande paupière bleue tremble dans le ciel et cligne
Un éclair farouche zèbre le ciel
Le baromètre annonce la pluie
Tous les observatoires communiquent entre eux par la télégraphie sans fil
Je ne pense plus car l’obscurité de la nuit tempétueuse pénètre en moi
Je ne peux plus mathématiser l’univers comme les pythagoriciens
Je suis seul
J’ai froid
Je ne peux écrire les vers dorés de Pythagore!…


Wislawa Szymborska – Certains aiment la poésie


document: galerie Angle  St Paul trois Châteaux

document:             galerie Angle — St Paul trois Châteaux

Certains –
donc pas tout le monde.
Même pas la majorité de tout le monde, au contraire.
Et sans compter les écoles, où on est bien obligé,
ainsi que les poètes eux-mêmes,
on n’arrivera pas à plus de deux sur mille.

Aiment –
mais on aime aussi le petit salé aux lentilles,
on aime les compliments, et la couleur bleue,
on aime cette vieille écharpe,
on aime imposer ses vues,
on aime caresser le chien.

La poésie –
seulement qu’est ce que ça peut bien être.
Plus d’une réponse vacillante
fut donnée à cette question.
Et moi-même je ne sais pas, et je ne sais pas, et je m’y accroche
comme à une rampe salutaire.


Gustave Courbet – Celui-là n’a jamais appartenu


Par cgat

Quand je serai mort, il faudra qu’on dise de moi :

celui-là n’a jamais appartenu à aucune école, à aucune église, à aucune institution, à aucune académie, surtout à aucun régime si ce n’est le régime de la liberté.

« Lettre ouverte de Gustave Courbet refusant la Légion d’honneur » (Le Siècle, 1870)


Danilo Kis – le château illuminé de soleil


art: bijou celtique

LE CHÂTEAU ILLUMINÉ DE SOLEIL

Mandarine, la plus belle vache du village, s’est perdue.
Et lui, il doit la retrouver à tout prix, quitte à la chercher toute
la nuit. Monsieur Molnàr ne lui pardonnerait pas :
Mandarine est la meilleure vache de monsieur Molnàr. C’est pour ça
qu’il va devoir fouiller tout le bois, et même plus loin s’il le
faut. Il demandera à Virâg de prendre avec ses vaches celles
de monsieur Molnàr et de lui dire : « Mandarine s’est perdue.
On dirait qu’elle s’est envolée. » Et de lui dire aussi : « Andi
demande à monsieur Molnàr de ne pas se fâcher contre lui. Il
fera tout pour retrouver Mandarine, car il sait que Mandarine
est pleine et que c’est la meilleure vache du village. Mais
voilà, on dirait qu’elle s’est envolée. » Et de lui dire enfin :

« Andi vous fait dire que s’il ne retrouve pas Mandarine d’ici
demain matin, qu’on ne l’attende pas. Il s’en ira au bout du
monde, il ne reviendra plus jamais au village. Que monsieur
Molnàr ne se fâche pas. » Et qu’on dise à sa mère, madame
Sâm, de ne pas pleurer. « Andi est parti au bout du monde
parce qu’il a perdu Mandarine. » Mais qu’on le lui dise avec
précaution, autrement.sa mère pourrait mourir, sous le coup.
Il vaut donc mieux qu’on lui dise seulement : « Andi a perdu
Mandarine. Il ne reviendra pas avant de l’avoir retrouvée. »
Oui, c’est ce qu’il dira à Virâg. Lui, il a toujours aidé Viràg
quand il perdait une vache.

Mais qu’est-ce qu’il dira à monsieur Molnàr s’il retrouve
Mandarine et qu’il la ramène très tard, en pleine nuit,
comme la dernière fois? Il lui expliquera que Mandarine
broutait tout près des autres vaches, et que, tout à coup, elle
a disparu, comme si elle s’était envolée.

« C’est comme ça que tu gardes les vaches ? » lui dira
monsieur Molnàr. « Dis, c’est comme ça que tu gardes les
vaches ? Qu’est-ce que tu fabriques dans le bois, hein ? »

« Rien, monsieur Molnàr », répondra-t-il. « Je sais que
Mandarine est pleine et je ne la laisse pas s’éloigner des
autres vaches. Mais, voilà, on dirait qu’elle s’est envolée. »
C’est ce qu’il lui dira s’il la retrouve.

À cet instant, l’enfant crut entendre des branches craquer dans les fourrés et il s’arrêta, essoufflé.
« Mandarine ! Mandarine ! »
II tendit l’oreille en retenant sa respiration.
Il entendit au loin la trompe d’un berger. Il se rendit compte que

l’obscurité avait envahi la forêt et que bientôt il ne pourrait plus distinguer le chemin.

«Dingo, dit l’enfant, où est Mandarine? Dis, où est
Mandarine ? »

Le chien se tenait devant lui et le regardait, attentif.
« Dingo, qu’est-ce qu’on va faire? » dit l’enfant.
Pendant qu’il parlait au chien, il le regardait droit dans les yeux et le chien le comprenait. Il remua la queue et gémit en inclinant la tête.

« Si on ne retrouve pas bientôt Mandarine, on ne rentrera pas chez monsieur

Molnàr », continua l’enfant pour le chien qui courait devant lui en gémissant.

Ils suivaient un sentier étroit et broussailleux en direction du Chêne Royal.

« Et tu viendras avec moi, dit l’enfant. Monsieur Berki ne
se fâchera pas trop, si je t’emmène. Il sait que tu es avec moi
et que tu ne manqueras de rien. Imagine un peu que tu
m’abandonnes! Imagine qu’un beau jour tu rentres au
village et que tu aboies devant la maison. Ils diraient tous :

 » Visiblement, Andi ne reviendra plus.  » Bien sûr, ils ne le
diraient pas tout fort, devant maman et Anna. Mais ils le
penseraient tous, si un jour tu revenais seul au village. »
Le chien s’arrêta et flaira quelque chose.

« Mon Dieu, dit l’enfant, aidez-moi à retrouver Mandarine. »

Dingo gémit et l’enfant comprit qu’il s’agissait d’une piste
de lièvre ou d’une tanière de renard. Il pouvait à peine distinguer le chien qui traversait les fourrés en gémissant.

« C’est pour ça qu’on va partir ensemble, toi et moi. Car imagine que tu reviennes seul :

maman et Anna, monsieur Berki et tous les autres sont devant toi et ils te demandent
avec un air de reproche :  » Dingo, où est Andi ?  » Maman
verrait tout de suite à ta tête que je suis mort et elle
s’effondrerait, tandis qu’Anna s’arracherait les cheveux.
Monsieur Berki, notre cousin, les consolerait en disant :

 » Mais enfin, madame Sâm, ne soyez pas ridicule. Qui vous
dit, réfléchissez un peu, qu’il est arrivé un malheur à Andi ?
Dingo est revenu tout simplement parce qu’il a faim ou parce
que Andi l’a chassé.  » C’est ce que dirait monsieur Berki, sans
se fâcher, car il serait lui-même persuadé que je suis mort, ou
que j’ai été capturé par des bandits de grand chemin, ou
que les loups m’ont dévoré, ou encore que je suis prisonnier
de la fée des bois. Mais il ferait semblant de ne pas penser à
tout cela à cause de ma mère et d’Anna… Mais, au fond,
qu’est-ce qu’il penserait de toi, hein ? Devant tout le monde,
il ne te dirait rien, mais une fois seul avec toi, il te regarderait
avec mépris, peut-être même qu’il te cracherait au museau
pour m’avoir abandonné. Je sais bien que tu n’oserais jamais
le faire, mais j’en parle, comme ça. Tu te souviens de ce livre,
L’homme, le cheval, le chien, que j’ai lu l’automne dernier ? Tu
te souviens sûrement, je le lisais pendant qu’on gardait les
vaches le long de la Voie Romaine. Après, je l’ai raconté à
tout le monde, à Virâg, et à Latsi Tôt, et à Bêla Hermann, à
tout le monde. Eh bien, tu te souviens comme ils étaient
fidèles les uns aux autres ; rappelle-toi. Le Far West tout
entier ne pouvait rien contre eux… Et si les loups nous
attaquaient ? Tu peux tenir tête au moins à deux loups, non ?
Et moi ? A ton avis, combien de loups peuvent abattre Andi et
Dingo s’ils restent tous les deux dans la forêt ? Et si on est
capturé par des bandits de grand chemin ? Tu me déferas
mes liens pendant leur sommeil. Après, ce sera facile. Ils
seront endormis, et moi, j’attraperai un pistolet. Non, deux
pistolets. Un dans chaque main. Tu crois que je ne sais pas
tirer? Tu n’en doutes pas, j’espère. Et après, on les conduira
à la police. Tout le monde sera bien étonné et on nous
interrogera longuement. Puis ils feront venir maman et
madame Rigô, la maîtresse. Maman aura très peur, car

lorsqu’on l’appellera à la police, elle pensera qu’on m’a
retrouvé mort ou que j’ai commis un crime horrible. Mais ils
la féliciteront et ils lui diront que j’ai arrêté les brigands les
plus dangereux et les plus cruels, contre qui on avait lancé un
mandat d’arrêt, sans pouvoir les capturer depuis des années.
Puis ils lui donneront la récompense. Une énorme somme
d’argent. Il faudrait des jours et des jours pour la compter.
Mais une telle somme, on ne la donne pas aux enfants, même
s’ils ont désarmé les plus dangereux bandits de grand
chemin. Madame Rigô sera là pour compter l’argent, et
pour qu’on lui explique que, d’après la loi, elle doit rayer
toutes mes absences. Et le lendemain, à l’école, elle dira :

 » Andi, lève-toi.  » Latsi et Virâg croiront que la maîtresse va
me demander d’aller chercher au jardin les verges pour me
battre. Mais au lieu de cela, elle dira :  » Mes enfants, Andréas
Sâm, élève de notre école, a capturé la plus dangereuse
bande de brigands.  » Bien sûr, elle dira qu’il a été aidé par
son chien, appelé Dingo. Et Julia Szabô pleurera d’émotion,
à l’idée de ce qui aurait pu m’arriver. »

II parlait tout haut. Hormis le chien, personne ne pouvait
l’entendre. Il faisait déjà sombre dans la forêt, seul au-dessus
des hautes branches apparaissait le ciel bleu nuit. L’enfant,
derrière le chien, traversait les fourrés, protégeant son visage
de ses mains. De ses pieds nus, il foulait la mousse et les
feuilles mortes, écrasant au passage le bois sec qui craquait
sous ses pas. II parlait tout haut, car la forêt s’était mise à
frémir de mille rumeurs et l’enfant avait l’impression d’être
à jamais perdu. Il n’entendait plus nulle part la voix des
bergers, les meuglements lointains des vaches s’étaient tus
depuis longtemps. Maintenant, Viràg avait sûrement rentré
les vaches de monsieur Molnàr et il lui avait probablement
raconté ce qui lui était passé par la tête, car ils n’avaient pas
eu le temps de se mettre d’accord. Il lui aura sûrement
raconté le pire, le traître. Comme il l’avait trahi l’année
passée, lorsque lui, Andi, avait monté Chocolatine. Monsieur
Molnàr l’avait su et il l’avait menacé de le renvoyer.

Ce Virâg aurait sûrement la bonne idée de tout raconter : qu’ils
gardaient les vaches dans le Bois du Comte, qu’ils avaient
fait un feu et que lui, Andi, leur avait raconté à tous Le
Capitaine de la Cloche d’Argent. Ensuite, lorsqu’ils avaient

voulu rassembler les vaches, car le soleil commençait à
descendre et les bergers de Baksa et de Csesztreg étaient déjà
rentrés, Andi avait remarqué qu’il manquait Mandarine. Et
maintenant monsieur Molnàr allait sûrement demander à
Virâg depuis combien de temps Andi n’avait pas regardé où
étaient les vaches. Et ce balourd de Virâg, ce Tsigane, il était
capable de lui raconter comment ce jour-là ils s’étaient mis
d’accord, Bêla Hermann, dit « B », et lui, Andi, pour que
« B » lui garde ses vaches, ou plutôt celles de monsieur
Molnàr : ainsi Andi pourrait terminer Le Capitaine de la
Cloche d’Argent et le leur raconter. Et voilà, Virâg allait tout
dévoiler. Quand « B » lui avait dit qu’il avait perdu Mandarine,

Andi s’était contenté d’envoyer le chien à sa recherche et avait continué sa lecture là où il l’avait arrêtée : au moment où la Métisse entrait dans la cabine du bateau et déclarait à
Alexandre Hywenth qu’elle allait s’empoisonner, par jalousie. Elle tenait une petite pilule blanche au creux de la main et ses yeux brillaient de l’éclat de la mer Caspienne…

« Et qu’est-ce qu’on ferait », dit l’enfant tout haut, en
s’adressant au chien dont il suivait les gémissements presque
à l’aveuglette, « qu’est-ce qu’on ferait si la fée des bois nous
ensorcelait ? Tu vois, c’est bien que tu sois avec moi. D’après
ce que je sais, ni les fées des bois ni les sorcières n’ont le
pouvoir d’ensorceler les chiens. Aussi, dès qu’on apercevra le
château, tu resteras en arrière, pour observer ce qui se passe.
Ne t’étonne pas, nous pouvons tomber d’un instant à l’autre
sur ce château. Mais surtout, n’aie pas peur. Si c’est un beau
château ancien, comme celui du Comte, derrière le Chêne
Royal, et s’il est illuminé, ce sera le château de la fée des bois.
Tu penses que je vais m’enfuir? Pas du tout. Peut-être que
c est elle qui a emmené Mandarine pour que je vienne la
chercher et que je tombe dans ses filets. Lorsque je l’apercevrai,

je ferai semblant de ne pas savoir que c’est la fée des
bois. Je lui dirai simplement bonjour, poliment, et je lui
demanderai :  » Mademoiselle n’aurait-elle pas aperçu une
vache pleine, couleur de mandarine ? » Ce à quoi, ne t’étonne
pas, elle se contentera de sourire, pour me séduire. Puis elle
s éloignera vers le château, comme si elle était intimidée. Tu
sais comment je la reconnaîtrai sans faute ? Elle sera tout en
blanc, comme vêtue de soie, ou plutôt de quelque chose d’encore plus léger et plus transparent. Car les fées sont toujours habillées en blanc. Je ferai comme si je ne remarquais rien,

je la remercierai bien et je continuerai mon
chemin, si je le peux. Si je me réveille, ce n’était qu’un rêve.
Si je ne me réveille pas et si je ne peux pas m’en aller, cela
veut dire que je suis ensorcelé. Je resterai alors chez elle
quelque temps, et il ne faudra pas te fâcher. Tu rentreras au
village et tu essayeras d’expliquer à ma mère et à monsieur
Berki que je ne suis pas mort — qu’une fée m’a ensorcelé.
Qu’ils ne s’inquiètent pas. Je resterai là-bas une année, peut-
être deux. Et tu sais, Dingo, c’est très dangereux. On y risque
sa tête. Personne n’en est jamais revenu. Ou bien parce qu’ils
s’y plaisaient tellement qu’ils avaient effacé tout autre
souvenir de leur mémoire, ou bien parce qu’ils ont été
châtiés. Mais moi, je m’enfuirai. Je suis malin. Je ne sais pas
encore comment, mais je m’enfuirai. À cause de maman. Elle
saura que je ne suis pas mort, et elle m’attendra. Mais toi,
Dingo, surtout n’aie pas peur quand tu verras le château tout
illuminé. »

II fit soudain plus clair. Devant eux, la forêt semblait

embrasée par un incendie. L’enfant et le chien s’arrêtèrent
un instant.

« On a retrouvé ta Mandarine, dit Viràg. Ce sont les
bergers de Baksa qui l’ont ramenée. Ils l’ont reconnue. »

Au milieu de la clairière, dans l’éclat du couchant, se tenait
Mandarine, écarlate comme une cerise.

« C’est la plus belle vache du village, dit l’enfant, c’est pour
ça qu’ils l’ont reconnue. »

II regretta tout à coup qu’on ait retrouvé la vache. Il pensa
que Viràg pourrait quand même tout raconter à monsieur
Molnàr. Et lui, il serait peut-être resté dans le château trois
années entières.