Natasha Kanapé Fontaine – Réserve II
peinture: T C Cannon
Ecoutez le monde
s’effondrer
ponts de béton
routes d’asphalte
Aho pour la joie
Aho pour l’amour
Surgit la femme
poings serrés
vers la lumière
Voici que migrent
les peuples sans terres
nous récrirons la guerre
fable unique
Qui peut gagner sur le mensonge
construire un empire de vainqueurs
et le croire sans limites
Ce qui empoisonne
ne méritera pas de vivre
ce qui blesse ne méritera pas le clan
cinq cents ans plus tard
sept générations après
Tous ces châssis pour barrer les routes
tous ces murs érigés entre les nations
tous ces bateaux d’esclaves
ces bourreaux n’auront eu raison de rien
Si j’étais ce pigeon qui vomit
sur les hommes de bronze
fausses idoles carnassiers ivres
se tâtant le pectoral gauche
avec la main droite
lavée par les colombes
Qui d’autre est capable
de provoquer l’amnésie
octroyer la carence
à ceux qu’il gouverne
Qui d’autre sait appeler union
ce qui est discorde
pour s’arracher le premier
pour s’arracher le meilleur
des confins de toutes les colonies
qui d’autre sait appeler croissance
ce qui est régression
construction
ce qui est destruction
les peuplades pillées à bon escient
au nom du roi et de la reine
au nom du peuple qui meurt de faim
à Paris
à Londres
à Rome
à New York
à Dubaï
à Los Angeles
à Dakar
au nom du peuple
qui se bâtit par douzaine
à Fort-de-France
à Port-au-Prince
à La Havane
à Caracas
à Santiago
à Buenos Aires
Aho pour la joie
Aho pour l’amour
Qui d’autre sait nommer le mensonge
pour le voiler
La ville persiste en moi
assise sur l’avenue des Charognards
je guette l’allégresse
la haine qui me pousse à hurler
Je guette le nom des ruelles
de la grande mer
qui laisse passer les pauvres
à l’abri des vautours
La guerre est en moi comme partout.
–
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Entaille de l’histoire de l’Afrique – ( RC )
–
Sur les pistes où sont passés jadis,
Au milieu des sables et des rocs,
Tant de caravanes, et de cris,
Tant d’esclaves enchaînés,
Aux êtres vendus comme bétail,
Arrachés les uns aux autres,
Sous le fouet
Et les griffures du soleil…
Sur ces pistes, ne subsistent,
Comme vestiges, juste le sable
Des couches en ont recouvert d’autres,
Comme les années l’ont fait .
L’entaille de l’histoire, cicatrice
Gravée de générations d ‘exil,
Est pourtant toujours ouverte
Mémoire du tribut du sang, de l’Afrique
–
RC – mai 2014
–
Anna Akhmatova – Rupture

photo Gilbert Garcin: la rupture
–
Rupture
Voici le rivage de la mer du Nord.
Voici la limite de nos malheurs et de nos gloires,
— Je ne comprends plus : est-ce de bonheur,
Est-ce de regret que tu pleures,
Prosterné devant moi?
Je n’ai plus besoin de condamnés,
De captifs, d’amants, d’esclaves ;
Quelqu’un que j’aime et qui soit inflexible
Partagera seul mon toit et mon pain.
Automne baigné de larmes, comme une veuve,
En vêtements noirs; le coeur est embrumé…
Elle se remémore les mots de son époux,
Elle ne cesse de sangloter.
Il en ira ainsi tant que la neige silencieuse
N’aura pas pitié de la malheureuse lasse…
Oublier la douleur, oublier les caresses —
On donnerait pour cela plus que sa vie.
–
1921
–
Jorge Luis Borges – les choses

photo: CoreyS5
Le bâton, les pièces de monnaie, le porte-clés,
la serrure docile, les lettres tardives
qui ne seront pas lues dans le peu de jours
qu’il me reste, les cartes de jeu et le tableau,
un livre, et, entre ses pages, la violette
flêtrie, monument d’un soir
sans doute inoubliable mais déjà oublié,
le rouge miroir occidental dans lequel
une illusoire aurore brille. Oh, combien de choses,
plaques, seuils, atlas, tasses, épingles,
nous servent d’esclaves tacites,
aveugles et si étrangement discrets !
Elles dureront au delà de notre oubli;
elles ne sauront jamais que nous sommes partis.
–
Traduit de l’espagnol par E. Dupas
–
Ernest Pépin – Le vent m’a demandé

Le vent m’a demandé
Quelle est ton histoire
C’est une histoire de vents et de mers enchaînés
Une histoire de caravelles et de bateaux négriers
Une histoire d’îles volées et de cimetières d’eau salée
Le vent m’a demandé
Quelle est ton histoire
C’est une histoire de cannes et de jardins créoles
Une histoire de maîtres et d’esclaves tourmentés par l’histoire
Une histoire des couleurs du monde
Une histoire de peuples qui déménagent les greniers du monde
Une goutte d’île dans l’histoire des continents
Le vent m’a demandé
Quelle est ton histoire
C’est une histoire de crabes amarrés et de liberté
Une histoire des droits de l’homme et de femmes violées
Une histoire de citoyens à part
Une histoire d’îles à part
Le vent m’a demandé
Quelle est ton histoire
C’est une histoire de révoltes et de nègres marrons
Une histoire de langue que j’ai inventée avec des restes de langues et des étincelles de mer
Une histoire d’épices et de cuisine créole
(Toute chose brûlante au midi de la faim)
Une histoire de femmes sans ailes et d’enfants arc-en-ciel
Une histoire d’êtres humains à réinventer
Le vent m’a demandé
Quelle est ton histoire
C’est une histoire de salaisons
Une histoire de rhum et de sucre amer
C’est une histoire de marchandises importées et d’idées toutes neuves
Une histoire de cyclones
De mémoire de volcans
De gens contrariés
Une histoire d’île en somme
Qui cherche son chemin sur la carte des oiseaux-malfinis
Le vent m’a demandé
Quelle est ton histoire
J’ai répondu
C’est l’histoire d’un vent fou de colère contre des siècles d’histoire
Querbes, le 07 août 09.
D’autres textes de E Pepin, sur « recoursaupoème »
Anna Akhmatova – la poitrine blanche de mon pays
–
Torturée par tes longs regards,
Moi aussi j’ai appris à torturer.
Puisque je suis née de ta côte,
Comment puis-je ne pas t’aimer?
Un antique destin m’a imposé
D’être la soeur qui te console.
Mais je suis devenue maligne, avide,
Je suis la plus douce de tes esclaves.
Et quand je me pâme, docile,
Sur ta poitrine blanche plus que neige
Comme jubile ton coeur de vieux sage,
Ton coeur, soleil de mon pays !
-1921
–
Georges le Gloupier – Ode à l’attentat (patissier)
–
ODE À L’ATTENTAT PATISSIER
de Georges le Gloupier
(de la satire en poèmes; justement adapté aux changements « politiques »), d’actualités
—
Il paraît que, c’est sûr, le ridicule tue.
Tuons donc sans pitié, du premier au dernier,
Les emmerdeurs fliqueux, les gagneurs de deniers,
les intellos foireux aux théories obtuses.
Tuons sans plus tarder les sales moucherons
Qui voudraient de l’ennui être les chaperons.
Tuons les empêcheurs de rigoler en rond,
En carré, en ovale, en ce qu’il vous plaira.
Tuons tous ces salauds, ces castrateurs, ces rats,
Tuons dès à présent tous ces vils scélérats.
Tuons les cons, les flics, les collecteurs d’impôts,
Les juges, les bourreaux, les suiveurs de troupeaux,
De tous ces cancrelats trouons vite la peau.
Tuons également des patrons les suppôts
Qui se font, pour trahir, délégués syndicaux.
Tuons les militants, des fachos aux cocos,
Qui prônent pauvrement de pauvres idéaux
Et freinent nos désirs qui montent vite et haut.
Envoyons en passant la calotte au poteau:
Curés, rabbins, pasteurs, tuons ces zigotos
Ainsi que leurs alliés soi-disant marginaux
Dont la stupide foi d’esclaves paranos
Insulte nos raisons de seigneurs surpuissants,
Nous qui sommes tous dieux dans notre propre sang.
Tuons évidemment les gardiens de prisons,
Tous les politiciens, tous ceux dont l’horizon
Est de borner le nôtre à de strictes limites
Qui donnent à bouffer la liberté aux mites.
N’épargnons point, non plus, messieurs les militaires;
Immolons ces guignols et faisons-les se taire.
N’oublions pas, mourdious! de tuer les psychiatres
Qui de nos subconscients se déclarent les pâtres.
Tuons tous ceux qui croient qu’un bulletin dans une urne
Changera le merdier qui nous casse les burnes.
Tuons qui se complaît, pourvu que l’on surnage,
Dans un monde vaseux qu’en vain l’on aménage
Tuons ce qui concourt par de pâles réformes
A garder nos vécus vassaux des vieilles formes.
—