Philippe Delaveau – tout est musique

peinture E Vuillard – les collines bleues 1900
Le soleil au pupitre et sa baguette oblique
sur la prairie.
Jusqu’aux petits orchestres des sables
et des fontaines.
Jusqu’aux sous-bois emplis de murmures,
de harpes, de cascades.
Et la philharmonie de l’océan devant les colonnes d’Hercule :
au-delà, c’est Wagner, un mastic incolore.
Mais ici, une salle attentive.
Ils écoutent passionnément gronder
l’express vigoureux de Beethoven
sur la voie qui tressaille
dans le cerveau, profond tunnel.
Sur ces voies qui longent le précipice
du cœur, d’où tout est simple et visible.
Où le signal s’ouvre et se ferme.
Leurs narines frémissent comme dans la colère.
Leurs lèvres gonflent
dans cet amour aussi impérieux
qu’aux corps brûlants, l’orgasme.
L’orchestre en noir et blanc,
et les abeilles grises, étincelles de gris.
La pluie et ses marteaux sur le xylophone de la saison.
Les arbres, frères du violoncelle.
Tout est musique.
C’est vrai, certains ne l’entendent pas.
Ils préfèrent le bruit.
Les robinets des radios gouttent de sons échevelés.
Chutes du Niagara des écrans plats, image sur image.
Certains préfèrent les écouteurs à leurs oreilles
comme l’œillère des chevaux
qui tournaient, tournaient dans les nuits sous la terre.
Sans lune, sans étoiles,
sans feuilles d’arbres.
Mines, sordides catacombes.
Des dessins à la conquête du monde – ( RC )

dessin Sophie C
C’est sur cette page
qu’un enfant a compris
quel pouvoir il pouvait exercer,
par le seul fait du geste,
en train de poser
quelques traits sur le papier.
D’abord perdu dans la surface blanche,
il a bien fallu commencer,
d’abord, une trace hésitannte,
et puis promener son pinceau,
répandre des étoiles :
des taches d’encre violette
qu’il s’est mis à contourner,
comme si c’étaient
des rochers dans le sable .
On ne sait pas où l’art a commencé ,
comment il a fallu ordonner
rajouter, effacer
pour qu’il se passe quelque chose
qui relie la main à l’esprit
où les intentions du créateur
s’inscrivent, inimitables…
Personne ne peut expliquer,
vraiment, la création
On sait seulement qu’elle surgit
comme une évidence ,
unique et
indissociable de la personne ,
projetée entièrement en elle ,
au point de se confondre avec .
–
RC – sept 2018
Murièle Modely – leurs yeux sur moi

ils lancent leurs yeux sur moi
comme une lame
je sens leur rayon laser
leur récit fulgurant
jaillir
sous le derme
je sens remonter les picotements
l’emballement lyrique qui peine
à restituer d’un poème le scintillement
des étoiles du trou noir de leur cornée
Abdelkhebir Khatibi – Etoiles du jour étoiles de la nuit ( 1ère partie)

Etoiles du jour étoiles de la nuit
Votre éclat est-il le garant de notre serment ?
De notre beau secret sur sa fleur vocale ?
Et qui peut m’assurer que l’illusion ne s’est pas évanouie ?
Ou que le vertige du litige n’est pas en instance
Dans la caresse d’aujourd’hui que tu nous prêtes ?
Va et viens dans le cycle de l’Aimance
Je te passe l’anneau au centre du cœur
Ce qu’il reçoit de noblesse et de grâce
Ne l’avons-nous pas risqué en sa pensée la plus légère ?
Qu’avons-nous rassemblé dans l’ivresse de l’irréel ?
Chante-moi la forme du Nom sous sa parure transparente
Mais à l’oubli du temps ajoute la moindre blessure
Nous habitons d’heure en heure une jouissance passagère
Et ce que j’en retiens je le pense tout bas dans son rythme
Peut-être sommes-nous allés trop loin dans l’insouciance
Laissant au temps la mesure de la dispersion
Nous sortons du rire de l’enfance et de ses voyances
Es-tu ma maîtresse ? mon élue ? mon amie du bel âge ?
Lorsque j’entre dans ce lit surpris par son orgasme
Je me demande vers quelle distance le corps appareille
Vers quelle contrée qui nous défende de nous égarer
Dans la déraison d’un sentiment si tôt chancelant ?
Trop lourd, pour que je reste debout, à la surface du monde – ( RC )

gravure sur bois Lynd Ward
Le poids de ma tête est trop lourd
pour que je reste debout,
à la surface du monde.
Je le creuse avec les dents,
la face contre terre,
et il m’arrive de trouver,
quand je dévisse un membre,
mon double, sculpté dans le bois,
par ces racines revêches,
qui ont fini par absorber mon sang.
C’est ainsi que ma vue s’est brouillée,
sans doute à cause de la poussière,
qui, elle aussi encombre mon esprit.
Je ne pense qu’aux temps,
où, trop léger sans doute,
je planais à quelques mètres
au-dessus du sol.
Composé de plusieurs parties
prévues pour s’emboîter,
il a fallu les rassembler.
J’étais à la recherche de la pièce manquante,
qu’on déniche par inadvertance :
un visage à modeler,
qui, maintenant que j’y pense,
offre une certaine ressemblance
à celui qui me fait face et me regarde,
dans le dédale des racines .
Le poids de ma tête est trop lourd :
je ne peux que supposer
que trop d’années l’ont plombée :
le jour se confond avec la nuit,
et je ne peux saisir aucune de ces lueurs,
enfouies dans la terre.
Je ne peux que les imaginer…
car, si j’y voyais encore,
je verrais croître les arbres
se nourrissant de morceaux d’étoiles.
La mienne doit être quelque part,
car un jour je l’ai perdue…
José-Maria Alvarez – Le fruit d’or, lointain
Pour Carme Riera,

Les nuits où brille la lune
je me promène dans mes jardins
sur le port, je contemple les étoiles
et la mer calme.
Ah comme elle me rappelle Alexandrie,
l’air apporte les mêmes
arômes et la même fraîcheur,
et parfois j’imagine que sous mes yeux
ce sont ses rues joyeuses qui dorment.
Que sera devenu Phila ? Qui jouira cette nuit
de son corps que je désirai tant ?
Mon cœur est encore ouvert
à sa grâce adolescente,
je peux encore sentir sa bouche sur mon corps,
ses attitudes infantiles,
la musique de ses bracelets résonne encore
à mes oreilles et console mes nuits.
Pourquoi accepter qu’elle aura,
comme moi, vieilli?
Ni les dieux, ni la nuit ne la ramèneront.
Mais elle vit dans ma rêverie,
je peux en elle retenir ces heures-là.
Et fixer pour toujours dans mes vers
l’éclat de son corps presque impubère.
- extrait d’une parution dans la revue Apulée _2016
Laetitia Lisa – aux lignes de fuite

photo Benjamin Hilts
d’abord
la lumière s’était parée de tout son or
pour le déposer sur le feuillage
l’herbe elle-même
semblait animée d’une autre vibration
passant de la lumière crue de novembre
à celle de la chaleur elle-même
puis le soleil a disparu
entièrement
derrière les montagnes
que le ciel avait teintées d’un bleu gris tendre
laissant juste au-dessus d’elles
une portion de rouge orangé flamboyant
en remontant plus haut dans le ciel
une barre de nuages
découpée dans le même bleu
faisait écho aux montagnes
suspendue entre rien et tout
on avançait dans le paysage
dont on ne percevait plus les reliefs
tout baigné qu’il était
dans des tonalités de gris de Payne
dans l’alignement des lignes de fuite
de grands arbres
dont je connais l’image
mais pas le nom
se détachaient du ciel
resté étrangement lumineux
leur tronc semblant interminable
comme grandi par la nuit
leurs branches nues
s’élançaient vers les premières étoiles
et leurs rameaux tissaient vers elles
tout un réseau de dentelles et de velours
d’un noir profond
ils semblaient être la porte vers un autre monde
au matin duquel
ils relèveraient leurs filets
Yeux recousus – ( RC )

Il n’y a pas trop de choix,
dans la fuite du regard
quand les paupières se ferment
pour la dernière fois .
Le corps devenu froid
prolonge jusqu’à son terme
le secret de ce qu’ils ont vu
et que l’on ne connaît pas.
Leurs yeux recousus
regardent en-dedans.
On n’en saura pas plus
sur ce qu’ils voient.
C’est en dedans qu’ils s’égarent,
et leur nuit devient pâle
tout scintillants
de la lueur des étoiles.
–
« Où vont nos yeux quand les paupières se ferment pour la dernière fois ? »
est une citation de Max Jacob
Annie Salager – Lis de mer

à J.F .Temple
Tant d’années sans eux les lis
le léger inconfort des étangs
les vieilles cabanes de pêcheurs
les canaux les roselières
l’ennui pour eux de n’être pas la mer
soudain un champ de saladelles
je gémis attachée au train
je guette le mistral les flamants roses
je veux les lis de mer
les lieux d’exil terre ni mer
où travaille l’instable le néant de l’être
fouetté par-dessus tête
des courtes vagues du désir
et tout ce poids du temps
les mêmes
J’entends la mer balayer le rivage
entrer dans la chambre
la rumeur du sablier
le ciel est noir d’étoiles
la nuit le peuple
de lis en poussière de mer
j’ai soif d’eux
dans les senteurs du maquis
l’instant du vivre
tient en haleine
le même
Il est venu de loin
___en pétales sépales
corolle étamines pistil _
depuis l’union des dunes
_ silencieuses et des limpidités
dont l’eau meut: les anneaux
il est: vertu par les millions d’années
jaillir du sable fin où la pluie
lui conserve des souvenirs d’espace
et où le temps lui vient
pénétré de lumière
face au mien
de loin très neuf
nouveau venu et
lieu de culte où
seule en son parfum
demeure la présence
Louba Astoria – le la de mes étés

L’océan mouvant des épis s’est asséché
Juillet fauché
La paille des blés
A l’odeur sèche et drue
Des hérissons jaunis qu’elle a dressés dans les champs
Les soirs se laissent envoûter
Au ciel, d’étoiles pailletées
Ici-bas, d’une humidité serpentine, grimpante
Entre les vapeurs persistantes et dorées
Séduite par cet entrelacs d’odeurs
Les grésillements des grillons et les grelots des jeunes grenouilles
L’obscurité languissante
S’affaisse et enveloppe les derniers parfums de ces journées grouillantes
Repues de soleil et de poussière
Dans un voile de repos bien mérité
Alors un vent léger déroule sa tresse
Entre les feuilles déjà grillées des cerisiers
Disperse lentement les odeurs de ma jeunesse
Et caresse la nuit pour ne pas l’effrayer
Depuis je m’endors à la belle étoile
Pour goûter encore l’ivresse de ces soirs de moisson
Perdus
Le temps où les éclats du quatorze-juillet
Culminaient en ces enchantements béats
Et donnaient le la de mes étés
Plus proches des insectes que des étoiles – ( RC )

Je multiplie les voix,
colle mon oreille sur le sol.
J’entends le crépitement de l’univers
à même la terre.
Viennent des vibrations,
et l’enfance de l’herbe,
dont l’enthousiasme se nourrit
du temps et des vents.
De petits riens
que la pluie dépose.
Des feuilles s’ébrouent,
se développent et se ternissent.
C’est dans l’ordre des choses,
ainsi l’éclosion des roses,
leur parfum suave
comme l’éclat des astres.
Je ne vais rien décrire,
la couleur existe,
vibre de lumière,
elle se passe de moi.
Le monde est un chapiteau,
et le spectacle est à deux pas.
Nous sommes plus proches des insectes
que des étoiles.
Françoise Gérard – Arpèges

Si peu
trois mots
deux silences
le soupir de la lune
l’eau claire d’une nuit d’été
la chanson douce des étoiles
du bout des doigts sur la corde d’une guitare
dans le jardin parfumé de jasmin
quelques notes en cascade
éclaboussent les passants
en riant
voir le site de l’auteure
Des anges suspendus par les pieds – ( RC )

—
Un tracé dans le ciel;
un lien entre les étoiles;
des figures dans l’espace…
- et la nuit nous observe
par les signes du zodiaque…
…. des anges trépassent.
Si j’en crois les manuscrits,
rien n’est dit
de la géométrie aléatoire
qui se dessine dans le noir.
On voit jusque dans les sourates
des anges pendus par les pieds.
Eux n’ont pas de stigmates:
mais nous les reconnaissons :
( ils ont trahi leur mission
en se rendant visibles
aux yeux d’un dieu
irascible ).
Fallait-il qu’ils rangent leurs ailes,
restent discrets
dans l’espace immatériel ,
étant tenus au secret
derrière les aurores boréales ?
exemptant l’humanité du mal.
Car c’est ce que leur reproche:
l’assemblée des dignitaires,
et de leurs proches…
il fallait des boucs émissaires,
les condamner
à une peine à perpétuité.
Dans leurs puits,
ils iront rejoindre la nuit,
méditer sur le mal
( là où il n’y a pas d’étoiles )
Jacques Duron – jazz des années folles

Saxophone dauphin des profondes marées
Saxophone sorcier d’étoiles éphémères
Inimitable amant nocturne enchantement
Des sanglots que la chair arrache aux dieux sauvages
Saxophone féerie des peuples sans châteaux
Fol montreur de trésors perdus pour le grand jour
Ondulante magie de notre connivence
Neptune déchaînant l’aventure aux aguets
Saxophone incendie dans le sein rougissant
D’une captive en fleurs ivre d’un sang nouveau
Misérable fureur déluge de folies
Déluge sur l’idée de la mélancolie
Dédale de langueurs ténèbres de délices
Serpents de quel grand cœur moderne et malheureux
Roulez de notre ennui les flots vastes et vains
Où s’abîment sans joie les ombres de l’amour.
Mon cœur de mère- (Susanne Derève)

J’ai déchiré lentement une feuille de papier pour entendre le bruit que fait mon coeur de mère à l’instant des adieux Comment pourrais-je l’écrire ? Enfant, que la Nuit de Pessoa t’accompagne, la nuit radieuse invincible du départ, la nuit blanche de mon coeur en morceaux; j’ai chaussé mon masque de lune pour dérober mes larmes, pendant que se brisait mon coeur dans la jarre de porcelaine des sanglots. Mais toi,Enfant, emporte vers l’Orient mon sourire de mère impassible et serein, et que la Nuit de Pessoa,nuit de villes lointaines,nuit de mer,de coquillages et de corail, la nuit brûlante des Tropiques te porte vers ton rêve, du sable de tes mains naisse une pluie d’étoiles, et la musique étourdissante de la nuit dans sa marche intrépide et glorieuse te fasse Reine en piétinant mes larmes.
Sandrine Davin – Lettre d’un soldat
photo : les animaux de l’ombre de la Première
Sur un sol nauséabond
Je t’écris ces quelques mots
Je vais bien, ne t’en fais pas
Il me tarde, le repos.
Le soleil toujours se lève
Mais jamais je ne le vois
Le noir habite mes rêves
Mais je vais bien, ne t’en fais pas …
Les étoiles ne brillent plus
Elles ont filé au coin d’une rue,
Le vent qui était mon ami
Aujourd’hui, je le maudis.
Mais je vais bien, ne t’en fais pas …
Le sang coule sur ma joue
Une larme de nous
Il fait si froid sur ce sol
Je suis seul, je décolle.
Mais je vais bien, ne t’en fais pas …
Mes paupières se font lourdes
Le marchand de sable va passer
Et mes oreilles sont sourdes
Je tire un trait sur le passé.
Mais je vais bien, ne t’en fais pas …
Sur un sol nauséabond
J’ai écrit ces quelques mots
Je sais qu’ils te parviendront
Pour t’annoncer mon repos.
Je suis bien, ne t’en fais pas …
Fernando Pessoa – Deux fragments d’odes (I)

Viens, Nuit très ancienne et identique, Nuit Reine qui naquis détrônée, Nuit intérieurement égale au silence, Nuit semée d’étoiles pailletées au rapide éclat sous ton vêtement frangé d’infini. Viens, vaguement, viens, légèrement, viens toute seule, solennelle, les mains abandonnées contre ton flanc, viens et amène les monts lointains auprès des arbres proches, fonds dans un champ à toi tous les champs que je vois, de la montagne fais bloc avec ton corps, estompe toutes ses différences que de loin je distingue, toutes les routes qui la gravissent, tous les arbres divers qui la montrent vert sombre au loin, toutes les maisons blanches avec de la fumée entre les arbres, ne laissant qu’une lumière ici et là, et puis une autre, dans la distance imprécise et vaguement troublante, dans la distance subitement infranchissable. Notre Dame des choses impossibles que nous cherchons en vain, des rêves qui nous rejoignent au crépuscule, à la fenêtre, des velléités qui nous caressent sur les grandes terrasses des hôtels cosmopolites au son européen des musiques et des voix proches et lointaines, et qui font mal parce qu’on les sait irréalisables... Viens et berce-nous, viens, et dorlote-nous, baise-nous silencieusement le front, si impalpablement que nous ignorions qu’on le baise, hormis, peut-être, par cette différence dans l’âme et ce sanglot vague à la déchirure mélodieuse au plus ancien de nous là où racinent tous ces arbres de merveille dont les fruits sont les rêves que nous chérissons parce que nous les savons sans relation avec le contenu de la vie. Viens, très solennelle, très solennelle et pleine d’une secrète envie de sanglots, peut-être parce que l’âme est grande et petite la vie, que tous les gestes sont prisonniers de notre corps, que nous n’atteignons rien au-delà de la portée de notre bras et que nous ne voyons que dans le champ de notre regard. Viens, douloureuse, Mater-Dolorosa des Angoisses des Timides, Turris-Eburnea des Tristesses des Méprisés, main fraîche au front fiévreux des humbles, saveur d'eau sur les lèvres sèches des Fatigués. Viens, du fond là-bas de l’horizon livide, viens et arrache-moi du sol d’angoisse et d’inutilité où je verdoie. Cueille-moi sur mon sol, marguerite oubliée, feuille à feuille lis en moi je ne sais quelle bonne aventure, et effeuille-moi pour ton plaisir, pour ton plaisir silencieux et frais. Une feuille de moi pointe vers le Nord, où sont les cités d’Aujourd’hui que j’ai tant aimées ; une autre feuille de moi pointe vers le Sud, où sont les mers qu’ouvrirent les Navigateurs. Une autre de mes feuilles darde vers l’Occident, où brûle d’un éclat vermeil ce qui peut-être est l’Avenir, que j’adore, moi, sans même le connaître. Et l’autre, les autres, tout le reste de mon être tend vers l’Orient, l’Orient d’où vient toute chose, et le jour et la foi, l’Orient pompeux et fanatique et chaud, l’Orient excessif que jamais je ne verrai, l’Orient bouddhiste, brahmanique, shintoïste, l’Orient qui a tout ce que nous n’avons pas, l’Orient qui est tout ce que nous ne sommes pas, l’Orient où — qui sait? — le Christ peut-être vit encore aujourd’hui, où Dieu peut-être existe en vérité et commande à tout chose... Viens par-dessus les mers, par-dessus les mers majeures, par-dessus les mers sans horizons précis, viens et passe la main sur ce dos de bête fauve et calme-le mystérieusement, ô dompteuse hypnotique de tout ce qui s’agite fortement! Viens, précautionneuse, viens, maternelle, à tapinois infirmière très ancienne, qui t'es assise au chevet des dieux des fois perdues, qui as vu naître Jupiter et Jéhovah et qui as souri parce qu’à tes yeux tout est faux et inutile. Viens, Nuit silencieuse et extatique, viens envelopper dans le blanc manteau de la nuit mon cœur... Sereinement comme une brise dans le soir léger, tranquillement ainsi qu’une caresse maternelle, avec les étoiles qui luisent entre tes mains et la lune masque mystérieux sur ton visage. Tous les sons résonnent autrement lorsque tu viens. À ton entrée baissent toutes les voix, nul ne te voit entrer. Nul ne sait quand tu es entrée, sinon tout à coup, en voyant que tout se recueille, que tout perd arêtes et couleurs, et qu’au firmament encore clairement bleu, croissant déjà net, ou disque blanc, ou simple clarté nouvelle en train de poindre, la lune commence à être réelle.
Poésies d’Alvaro de Campos
in : Le Gardeur de troupeaux
préface Armand Guibert
nrf Poésie Gallimard
Candice Nguyen – la nourriture des méduses

Ces mots prisonniers des rochers et l’eau qui bat entre, inlassablement.
C’est une lumière noire qui décline sur la peau de visages rougis par le froid et les sourires piqués par les sels sont laissés là en feu sur la route des marées. Ils flotteront dans le bleu de l’obscurité toute la nuit et disparaîtront dès les premières agitations au matin. C’est la Baltique, en octobre, une nuit, c’est un silence lourd cassé par le ronronnement des machines et le reflux des méduses qui capturent en leur ombrelle toute la lumière des étoiles dont elles se repaissent avides, exclusives, affamées, en ces heures creuses du monde. Elles ne partagent pas. Elles conservent jalousement le trésor précieux et dans une lenteur agressive et gracieuse, elles attendent la mort pour renaître. Les méduses se reproduisent lors de leur mort. Coefficients, force des vents et l’écume blanche qui dégouline alors de nos corps mouillés, souillés, à bout, c’est dans la vase maintenant que nos lèvres se débattent et nos langues abandonnées au vide et l’absence de sens fouillent et triturent la nourriture des méduses en espérant y retrouver leur jeunesse et les balbutiements des premiers instants, des premiers jours – les premiers mots, inlassablement.
Sous les étoiles liquides – ( RC )
- variation sur « Ondine » de Gaspard de la Nuit de Aloysius Bertrand

En ton palais fluide,
ta robe de moire
s’orne d’ocelles:
que forment , au fond du lac ,
les ombres frêles des poissons.
Le chemin qui mène à ta demeure
serpente au gré des courants :
c’est un sentier changeant ,
bien oublieux
d’une terre qui se meurt.
De mornes rayons de lune
caressent en nuances de bleu
le balcon de ta nuit étoilée :
éclats de rires diffus
des losanges de ta fenêtre.
Verras-tu mon visage
se penchant sur l’eau ,
à contre-jour
à travers ces vitraux
dont tu ignores les contours ?
Pleureras-tu des larmes de sel
– giboulées légères ;
toi, mortelle emmurée
dans ce temple maudit
au lointain de ton continent englouti ?
Mon corps lourd de la nuit – ( RC )

J’ai le corps lourd de la nuit
qui pèse à plat sur moi,
– ma doublure effacée par le sommeil-.
Un nuage m’entoure
me coupe le souffle.
Il est de plomb.
Entraîné par son poids
je décroche de mes rêves
pour chuter d’un coup
dans le présent,
éteignant
mes étoiles d’argent.
Digitales – (Susanne Derève)

Vénéneuses ,
étrangement mortelles
comme il se doit des fleurs
dans le long cortège du soir,
elles font face à la nuit ,
les rouges digitales
au bazar des étoiles – Orion ,
Chariot de feu , Beltégeuse –
et Minuit tend sa toile d’araignée
songeuse sous le plafond du bal
où le vent les épuise
comme un feu de Bengale
Passagers de la nuit – (Susanne Dereve)

La nuit dérivait lentement
pas une nuit d’argile ni de mousse
ni de la froide clarté des constellations de Juillet
ni de l’ombre des pins , noire , où balançait le vent
ni du roulement des vagues ou de celui du temps
perdu , éperdu , amassé
– telles ces piécettes d’or miroitant
sous l’eau des fontaines –
Une nuit d’étreintes et de baisers
du lourd parfum des pluies d’été
saturé d’humus et de braise
– sait-on jamais ce que pèse
le poids des mots et des regrets –
La lune s’était levée ,
paupières closes , lèvres scellées ,
et ses lançons d’argent vibraient sur l’eau
épousant le flot incertain du courant ,
la gravant en nous comme un sceau
Passagers de la nuit arpentant les étoiles ,
nous étions deux amants …
Denise Le Dantec – sept étoiles à la Grande Ourse

Les Hyperboréens ont compté sept étoiles à la Grande Ourse
Lié l’amour à l’adieu dans le champ des pommiers
Nos têtes sont devenues sourdes
Batailleuses nos mains dans l’eau des rocs
Le long de la côte
L’ombre enroule les fils du soleil
Et tire les images de la lumière dans l’herbe
la cendre et la fumée
Face au Nord sur la roche l’Ange s’assied
Et comme un oiseau qui prend son vol,
couleur de soleil, il s’élève
Sourds et nus sont le sable et le poisson sur le rivage
Et comme l’aiguille entraîne le fil le vent
entraîne les nuages
Sous l’archivolte du porche orné de fleurs-paratonnerre
L’Ange pénètre ma chair
Au fond des nuits il y a d’autres nuits
Sous l’ombre des feuilles d’akènes pourries
d’autres ombres
O les repaires insaisissables des bêtes
Dans les tourelles du givre et les rouelles du froid
Les mûres de mes seins sont devenues noires
Plus loin il y a un bois d’hiver noir et profond
qu’on nomme Bois des Loups
Les sentiers sont coupés de branchages si hauts
qu’on les dirait prêts aux bûchers
En novembre les fileuses d’étoupe filent leurs
manteaux de brindilles et de cheveux,
sur les troncs équarriés
Leurs yeux épèlent l’alphabet des étoiles,
Leur écheveau est une torche d’où s’échappent
les mèches de leurs crânes tondus
De leurs bouches s’égoutte le sang de leurs
engelures
L’Ange apaise ma blessure et me porte
Jusqu’à cette église, ô la Sainte,
Aux portes de digitales et de poison
Pour te battre
Comme la mer sur les côtes
Aux portes de misère et de foudre
Où, pour plus de mal encore, tous mes sens m’abandonnent
Armand Rapoport – sur une route blanchie par la lune froide d’hiver

Et femme et homme sur une route blanchie par la lune froide d’hiver
Portant aux épaules un enfant légendaire qui n’était pas de leur chair
Marchant dans la campagne nocturne comme si le son lointain d’un clocher
Accompagnait leurs pas résonnant sur la chaussée durcie par gel récent
Comme si la route pavée berçait l’enfant dressant la tête vers la galaxie
D’Orion où le balancement des étoiles emportait son regard tout ébloui
Par la nuit d’hiver comme s’il eût quitté un village un récit inachevé
D’une vieille grand-mère bredouillant près d’un feu à peine enflammé
Passant d’une épaule à l’autre sans dire mot la tête appuyée à la nuit
Les yeux toujours rivés aux étoiles comme si chaleur dût venir de si loin,
Réchauffant ses petites mains agrippées nerveusement au cou de celle celui
Qui allongeait le pas vers un autre village où joyeuses lumières dansaient.
Quand le matin trop clair rendait vaine toute impatiente longue vue
Sombres-Voyants, Clairs-Aveugles, Sourds-Entendants, Rêveurs si courts
L’Astronome les emportait dans son sommeil comme des valises-Optiques
Sucres ou Vergers trempés de pluie enfouis sous récits pauvres d’ici
Sans renier les malaises trop décrits ou gommés dans le Sous-Entendu
Le Trop-Su, comme si la planète tournait autrement dans l’incomparable
Hiver, loin des vareuses béates poudrées de gel de soleils trop fades
Comme si le rire d’une matinale musicienne égayait l’enfant-Orphelin
Par jeux ou ruses par gammes taquines quasi humaines afin que nul être
Ne soit ici montré du doigt comme surplus d’indifférence oeuvre pieuse
Où Absence de grâce se rattrapait en ricanements gras en défi charitable
Rendant la ville si inhabitable comme si des vents acides la corrodaient.
Nathaniel Tarn – les sternes

Toute la nuit sur nos têtes en attente du sommeil
grattements et clabauderies de sternes fuligineuses
au sommet des palmiers (du point de vue cosmique
quelle est la question que se posent les autres espèces ?
Comment pensent-elles ce monde : où va-t-il,
avec nous – ou bien sans nous ?)
Ensuite, sommeil dans les bras de la mer
recouverts de ses épaules d’un bleu insondable
nous protégeant des étoiles incendiaires –
« tout cet or et ce soleil, en joie » dis-tu –
féroces planètes nôtres, nos demeures.