Anna Akhmatova – ils ont abandonné leur terre

peinture Josef Sima
Ils ont abandonné leur terre
Aux ennemis qui la déchirent,
Je ne suis pas de leur côté.
Leurs flatteries sont grossières,
Je ne les écoute pas.
Ils n’auront pas mes chansons.
Mais j’ai pitié toujours de l’exilé,
Du malade, du prisonnier.
Errant, ton chemin est obscur,
Amer, le pain de l’étranger.
Ici, dans la sombre fumée
De l’incendie, laissant périr
Ce qui restait de la jeunesse,
Nous n’avons esquivé aucun coup.
Plus tard, lors de la pesée,
Chaque instant sera justifié.
Nous en avons la certitude.
Il n’est personne dans ce monde,
Qui ait moins de larmes que nous,
Ni qui soit plus fier et plus simple .
Pourquoi te démener, maudit ?
Que regardes-tu, le souffle coupé?
Tu l’as compris : on a forgé
Pour nous deux une seule âme.
Oui, je te consolera
Comme personne n’ose le rêver.
Et si tu me blesses d’un mot féroce,
Tu auras mal toi-même.
En ces années fabuleuses
Maram al-Masri – Un étranger me regarde –

Un étranger me regarde, un étranger me parle, je souris à un étranger, je parle à un étranger, un étranger m’écoute. Devant ses peines propres et blanches, je pleure, sur la solitude qui unit les étrangers.
Cerise rouge sur carrelage blanc,
Editions Bruno Doucey
Mokhtar El Amraoui – J’écris avec le râle de ma valise

J’écris avec le râle de ma valise
Remplie d’algues et de corail.
J’écris avec l’encre de mon ombre,
Affiche de mes nuits.
J’écris une langue comète
Aux rides assoiffées.
J’écris les nymphes
Caressant mes pieds d’étranger,
La spirale verte
De ma titubante amnésie.
J’écris avec les baves de l’éclair,
Cette déchirure du texte sans étoiles,
L’envol mousseux du triangle,
Le rat aux griffes de chat
Qui interroge les égouts,
Ruisseaux coulant des masques
De nos morts inavouées,
Peaux froides de cadavres froissés
Comme ces paquets de frileuses raisons
Que tu inocules à ton enfant, en toutes saisons
Comme ces chimères que tu caresses
Dans tes ronflements de cube tamisé,
Quand tes oreilles de cire
Fondent dans la cire noire
Des phonos de la peur,
Perte d’extension,
Tubes aux arômes de plastique
Puant dans la crème
De ce four ébouriffé
Où tu éjacules ta peur cravatée !
J’écris avec ce rat qui mâche des étoiles
Et téléphone aux muses
Avec ce croissant-gondole !
J’écris avec ses numéros épileptiques,
Ecumes rouges
Léchant la flamme du bateau
Qui ne reviendra plus !
J’écris, sans ancre,
Avec ma valise qui vole
Comme cette symphonie nerveuse des mouettes !
Poisson d’eau douce,
Sirote ta mort !
Le rat et moi,
Nous peignons,
Sur les écailles jaunes du trottoir,
Des transes d’éclairs
Trop chauds pour les gorges des fourmis !
Dors, mort inavouée !
Le rat et moi,
On a bu le poème !
Julio Ramon Ribeyro – à l’écart de la réalité
Pauvre petit animal péruvien !
Dans sa pampa la vie n’est pas facile non plus:
il porte de lourds fardeaux,
il grimpe des pentes escarpées,
le muletier lui donne des coups de pied.
Mais il n’y est pas un étranger.
Je suis si plongé en moi-même et si à l’écart de la réalité
que si je le rendais en ce moment dans la rue
pour acheter des cigarettes,
je ne m’étonnerais pas de me retrouver en plein Moyen Age
ou à l’aube du Paléolithique .
Je croiserais sans doute des guerriers mutilés
de retour de quelque guerre Sainte
ou des humanoïdes prognathes
et velus chassant le bison.
Mais présence me serait aussi naturelle
et indifférente que celle des milliers de piétons
que je heurte tous les jours rue de Sèvres.
Je me contenterais de balbutier un “Pardon, monsieur”(1)
distrait et je poursuivrais mon chemin
Mais bien entendu,
je ne trouverais pas mon bureau de tabac.
(1)
* en français dans le texte.
Pentti Holappa – depuis le rivage
–
Depuis le rivage
Semant ses bienfaits un nuage vole puis un aigle, messager.
Seules les îles gémissent vers le rivage à leur départ,
quand le vent sous le gel se fige, pleurant sur leur sort.
Et la mort du nuage et la fin de l’aigle
et le dernier cri sont une suffisante genèse.
Les lueurs de l’Est ne dorent pas les eaux du rivage,
et les lumières de l’Ouest
ne recouvrent pas l’homme qui regarde.
Seul jusqu’au destin du rivage résonne
le chant de ceux qui s’en vont :
Adieu, étranger aux visages enfouis.
( Le fils de la terre 1953)
Bernat Manciet – Sonets – XIV
XIV
Toi qui m’es songe plus même que songe
lorsque te tresses en lierre dans mon sommeil
l’éclairant de grappes noires
songeur de mille songes souples
m’acheminant aux sentiers sûrs du somme
plus ils se démêlent et plus je m’y élance
plus ils s’assombrissent et plus je m’enflamme
jusqu’à l’étreinte en resplendissant rien
d’écarts de fuites tu me réconfortes
tu m’es le vent qui se meurt aux jardins
un Etranger qui fonde ma maison
car plus solide que pierre de taille
plus sûr qu’en juin le grand soleil
le mal de toi qui dort dans ma poitrine.
–
Bernat Manciet est un auteur occitan, natif des Landes, ce texte est extrait d’un recueil appelé « Sonets »…
Salah Al Hamdani – Centré
À genoux
Oui
à genoux dans la cruauté calme du jour
et cette absurdité sans limite
Marche, marche pauvre type
jusqu’à l’extrémité de l’ombre
et rejoins tes rêves
ensevelis sous la lenteur ridicule de leurs nuits
Laisse tes souvenirs à la traîne
l’éblouissement d’un quai désert
et au-delà
emprunte la courbe de ton exil
La gloire du couchant est là
sans écho
esseulée sur le lit de l’étranger
comme un appel de la falaise .
( extrait du recueil – « Rebâtir les jours « : ed Br Doucey )
Le périmètre, qui maintient l’étranger à distance – ( RC )
photo: junipergallery.com
Je m’installe à une table.
Elle est très longue
il y a des traînées de bière qui brillent ;
les bancs sont des barres revêches,
sous des néons verdâtres;
c’est dans un quartier populaire de Prague ;
un groupe d’ouvriers, aux vestes matelassées,
s’assoit.
il fait froid dehors ;
des trams fatigués scindent un espace de brume,
on voit jusqu’au terre-plein au centre de l’avenue,
avec des herbes roussies qui s’obstinent .
Ici, le carrelage s’essaie à la géométrie
sombrant dans des zones où le ciment le nivelle.
L’ordonnance des panneaux où les spécialités
locales, sont alignées en colonnes,
est contredite, par un nuage échappé
d’une huile de friture, quelque part dans la cuisine .
Je pense à d’autres endroits ;
L’ailleurs des quartiers des ports,
l’odeur persistante du mazout,
et toujours le périmètre,
qui maintient l’étranger à distance .
Il faut du temps ,pour secouer
le manteau de solitude,
au milieu de quelques plantes maigres,
qui, elles aussi,
ne semblent pas à leur place.
–
RC – janv 2015
Du corps j’ai perdu l’empreinte – ( RC )

photo: Ivar Ivrig
–
Des brûlures noires,
Aux paroles tendues
Se consument encore
Dans un Styx immobile
Quand la pensée se fige,
Etranger à son propre corps,
Un pays natal, où s’oxyde
Une eau au goût,
Qu’on ne reconnaît plus .
Ou seulement le goût
De la cendre,
A regarder s’éloigner,
Toujours davantage,
La rive, les champs.
Ils ne sont plus que surfaces ocres,
Et les arbres une masse sombre,
Un crépuscule du désir,
Et les braises éteintes ;
( du corps j’ai perdu l’empreinte ) .
On y distingue même plus,
Les fleurs piétinées,
Le tout sera bientôt,
Recouvert par un rideau de fumée…
–
RC – 28 novembre 2013
–
Edith Södergran – Moi, je suis une étrangère en ce pays
–
Moi
Je suis une étrangère en ce pays,
s’étendant profondément sous le poids de la mer,
les regards du soleil sont rayons qui se faufilent
et l’air s’écoule entre mes mains.
On dit que je suis née en captivité –
ici pas un visage qui me soit connu.
Étais-je une pierre, qu’on jeta au fond ?
Étais-je un fruit, trop lourd pour la branche ?
Ici je m’étends, à l’affût, au pied de l’arbre qui murmure,
comment puis-je me mettre debout sur les racines glissantes ?
Là-haut les cimes oscillent et se rencontrent,
ici je veux rester, et guetter
la fumée des cheminées de mon pays natal…
Edith Södergran –
–
François Cheng – À l’écoute de l’ocre de Sienne

peinture: Antoni Tapiès
Ivre de clarté terrestre,
L’ange du visible est passé.
L’étranger, lui, venu des sources
Et des nuages, a nostalgie
Du vallon irrévélé ;
Assis au creux de la pénombre,
À l’écoute de l’ocre de Sienne.
–
Edmond Jabès – angoisse d’une seule fin ( 01 )
Être encore où l’on n’est plus
que cet « encore » à vivre.
Les mots de l’amitié précèdent,
toujours, l’amitié comme si
celle-ci, pour se manifester,
attendait d’être annoncée.
I.
Nous ne pouvons avoir une image
de nous-mêmes.
En avons-nous une d’autrui?
Sans doute, mais nous ne savons, jamais, hélas, si elle est la bonne.
Voir, comme on dirait « au revoir » à un
étranger, en le regardant partir.
Ce qui passe éclaire le passage.
Ce qui demeure, l’annule.
Ouvre mon nom.
Ouvre le livre.
Le bonheur que l’on éprouve à aimer n’est pas, forcément, lié à un amour heureux. Il est besoin d’amour.
Dans le miroir de ma salle de bain, je vis apparaître un visage qui aurait pu être le mien mais dont il me semblait découvrir, pour la première fois, les traits.
Visage d’un autre et, cependant, si familier.
Groupant mes souvenirs, je retrouvais, à travers lui, l’homme avec lequel on me
confond mais dont je suis seul à savoir que, de tout temps, il fut, pour moi, un étranger. Brusquement, le visage disparut et le miroir,
ayant perdu sa raison d’être, ne refléta plus que le pan de mur, lisse et blanc, qui lui faisait face.
Page de verre et page de pierre, dialoguant
entre elles, solitaires et complices.
Le livre n’a point d’origine.
Jeune est le monde au regard de l’éternité et
si vieux, au regard de l’instant.
Demande-t-on à une île qui elle est?
La mer la flatte et l’étourdit.
Un jour, elle l’engloutira.
Fixée à rien. Fixée à l’eau.
–
ces bois qui crient – (variation -réponse sur « Entailles », de Norbert Paganelli) – ( RC )

Bois sauvés du temps ( sculptures gauloises retrouvées dans les sources de la Seine)
Il y a du silence, de l’importance
Aussi bien qu’au passage en siècles
Dans les sources de la Seine
Ce sont, avec nous, les bois noirs
Qui portent leur gloire et espérance
Bardés d’entailles, qui crient
Croyances et magies
Restés enfouis, témoins
Tandis que passent les royaumes,
Trépassent, et révolutions,
C’étaient eux c’étaient nous
Peut-être ( étrangers ? )
De peu de palabres
Et qui nous parlent, pourtant.
–
Etranger de peu de palabres
Tu es fait d’un maître bois
Et d’une glorieuse renommée
Etranger qui naît et grandit
Lorsque le temps
Lui aussi entonne le chant
Feuilles fleurs
Entailles à faire bomber les torses
Etranger de ta grande moitié
Fais comme tu le souhaites
Vis si tu le veux
Même sans nous
– Le texte de Norbert Paganelli, peut être lu sur son site Invistita, consacré à la littérature corse
( versions bilingues)
–
ex -votos de bronze Musée archéologique de Dijon – provenance photos: dossier flickr de magika42000

ex -votos de bronze Musée archéologique de Dijon
Nicolas Sarafian – foule et solitude

Erevan et mont Ararat : provenance
Nicolas ou Nigoghos Sarafian est un auteur arménien,
qui s’est exprimé sur le génocide perpétré en son pays, et dont on peut retrouver des extraits sur cette page pdf
ainsi que dans le blog de poésie arménienne ( quelques textes sont traduits en français)
« J’aimais la foule, quelquefois. Dans la grande ville, de rue en rue, les soirs, je me livrais au courant du fluide électrique émanant de milliers de corps. Je m’enivrais au bruit marin des innombrables pas. Mais peu à peu, au fil des ans, cette foule m’a jeté dans la solitude. J’ai reconnu la différence entre eux et moi. Et j’étais seul dans ma différence. Et une nuit, sur un trottoir visqueux de
pluie, dans les lumières diverses qui étincelaient au fond du miroir noir, je me suis soudain senti
au-dessus du vide. L’étranger.Mais également un mal plus cruel encore. La terre était seule, errante dans l’espace. Seuls et errants étaient les êtres. Et en même temps l’individu était absent.
Je songeais que l’homme avait été ainsi depuis l’époque préhistorique. Il marchait, parlait, mangeait,
copulait,riait, pleurait, se sacrifiait, poursuivant toujours un mirage, attendant toujours un avenir
qui ne vient pas. Le trottoir bouillonnait sous mes pieds, des pourritures de milliers d’années. Et
moi, seul et errant, je me demandais ce qui se préparait.Un chrême* ou une mixture infernale ? Le
trottoir mouillé du sang d’innombrables vers écrasés. Et les lumières blanches et rouges, vertes et
jaunes des boutiques de luxe qui éclairaient les teignes de la pluie par milliards et qui donnaient
aux passants un masque funèbre comme s’ils fussent tous des morts, se reflétaient dans le trottoir
mouillé, remuaient là quelques générations de méduses et de vipères visqueuses et grouillantes.
J’avais vu la civilisation, mon rêve d’adolescence…
Je l’avais vue et je m’y perdais… »
Tristan Cabral – le pays d’où je viens
le pays d’où je viens n’est d’aucune mémoire
et la mer en novembre y monte jusqu’aux toits
les maîtres de naufrages attendent sur les dunes
qu’un bateau étranger se perde dans les Passes
le pays d’où je viens à la couleur des lampes
que les enfants conduisent aux limites du sable
on y marche toujours au pays des légendes
la trace des hommes s’y perd dans une Ville d’Hiver
le pays d’où je viens a la douleur des landes
on y porte parfois des épaves insensées
il y a parfois des bêtes blanches à la lisière des eaux
et des forêts de feu près des océans morts
le pays d’où je viens a la blessure des rames
on y voit quelquefois des traces de passages
qui mènent à des marées mortes depuis longtemps
souvent les chalutiers battent pavillon noir
le pays d’où je viens est plein d’hommes de guerre
des maisons de ciment que l’on dit allemandes
tombent depuis toujours dans les océans gris
une femme m’y attend et depuis m’y conduit
en face de Saint-Yves lors de la messe en mer
des prêtres sur les vagues jettent des pains de sang
tandis que des enfants en uniformes noirs
crèvent le long des plages des bancs de méduses blanches
le pays d’où je viens n’a jamais existé
un vieil enfant de sable y pousse vers le large
un bateau en ciment qui ne partira pas
le pays d’où je viens s’endort en chien de fusil
le pays d’où je viens n’est d’aucune mémoire
un Casino Mauresque y brûle sous les eaux
une femme s’y promène au bras d’un étranger
le pays d’où je viens n’a jamais existé…
–
–
Bassam Hajjar – voyages et funérailles
Il n y a personne ici,
et ici
on n’appelle pas les tombeaux même
habités par les morts ceux
que les voyageurs laissent derrière eux tombeaux
mais points de repère
pour des voyageurs qui passeront par là
après eux
et laisseront à côté
une gourde, des vivres, des couvertures, et des traces de pas.
les Processions vers eux ne s’appellent pas funérailles
mais voyages,
les tombeaux au bord de la route
-mêmes inhabités ne s’
appellent pas tombeaux
mais mausolées.
(Comme si se présentait l’étranger, le passant, et laissait a
côté d’eux un foulard, un châle, un mégot, ou un caillou qu’il
choisit soigneusement comme souvenir, et puis qu’il jette sur
le tas de graviers et de pierres non pour laisser une trace mais
pour l’effacer car ni le mausolée n’est un point de repère, ni le
caillou ni l’étranger.)
Maisons improvisées dans l’étendue vide
pas encore achevées
et vides encore
d’ habitants.
Mais elles sont, depuis le commencement, habitées par le personnage
des souvenirs.
(Comme s’il n’y avait pas de mur et qu’avec cela, malgré cela,
on y ouvrait une porte. Comme s’il n’y avait pas de père, de
mère, d’enfants, et qu’avec cela, malgré cela, il y avait des
lits, des vases, des livres et une table. Comme s’il n’y avait pas
de salle de séjour et qu’avec cela, malgré cela, il y avait des
canapés, une table basse, une lampe, une télévision, des tiroirs
pour le papier à lettres, les journaux intimes, les numéros de téléphone,
les adresses postales, la note de l’épicier, la facture
d’électricité, la boîte d’aspirine, les stylos à encre, les crayons
à papier, le livret de famille, le vieux passeport, la boîte de
dragées et la vieille montre, la boucle d’oreille qui reste en
attendant de retrouver l’autre, le carnet, beaucoup de clés,
dispersées ou reliées par un anneau et personne ne se souvient
maintenant si elles ouvraient des portes et où sont ces
portes…)
ils ne s’appellent pas des tombeaux car personne n’y repose
de simples signes
celui qui passe, rapide dans sa voiture, tourne la tête vers eux
ou bien celui qui marche à côté d’eux,
distrait,
pas d’arbres hauts et plaintifs pour les entourer et les ombrager
pas de pierres debout
pas de noms
pas de murailles •
pas d’insignes
pas de sentiers.
Edifice d’un passage fugace ..
lorsque tu passes à côté de lui en t’éloignant
il s’amenuise doucement avant que le carrefour ne le dérobe
à tes yeux
avant que ne te dérobe à ses yeux
le carrefour.
Tu n’es rien
et ta parole est passagère, comme toi,
parmi des gens de passage
c’est pourquoi
je parle de moi,
moi,
qui ne passe pas souvent
dans ton horizon.
–
extrait final de « tu me survivras » ed Actes/sud 2011
–
Dans la nuit livide ( RC )

photo : Tom Stanley Janca
Dans la nuit livide où je suis parvenu ,
sous le dais circulaire d’une terre,
Elle porte, en ses fantomatiques vergers .
La trahison du jour, ne laisse qu’un disque d’eau, mouvante
Cette chose sombre sans lumière pour l’éclairer
Capte cependant ma silhouette incertaine ,
A son bord, une sombre matière électrique
une chose
Grimaçait au fond de ma conscience,
m’appelait, tel un Narcisse des profondeurs
Et jouait de son œil vague, lassé d’un univers
d’où je n’étais, plus qu’un étranger à ma propre image,
Lassé des étoiles et des ailleurs
–
RC – 25 avril 2012
–
JC Bourdais – L’arbre à bière Bernard Noël – grand arbre blanc
–
« Autrefois dans ce pays
On ne pouvait pas dire
pour désigner la fin d’un arbre qu’il était mort.
Seuls l’homme et l’animal pouvaient mourir.
On raconte que pour éloigner l’étranger du village,
On lui disait :
« Tu n’as pas ton arbre ici »
——————-
JC Bourdais , L’arbre à bière,Rhizome,2002, Nouméa
–
auquel j’ajoute » grand arbre blanc » de Bernard Noël
Grand arbre blanc
à l’Orient vieilli
la ruche est morte
le ciel n’est plus que cire sèche
sous la paille noircie
l’or s’est couvert de mousse
les dieux mourants
ont mangé leur regard
puis la clef
il a fait froid
il a fait froid
et sur le temps droit comme un j
un œil rond a gelé
grand arbre
nous n’avons plus de branches
ni de Levant ni de Couchant
le sommeil s’est tué à l’Ouest
avec l’idée de jour grand arbre
nous voici verticaux sous l’étoile
et la beauté nous a blanchis
mais si creuse est la nuit
que l’on voudrait grandir
grandir
jusqu’à remplir ce regard
sans paupière grand arbre
l’espace est rond
et nous sommes
Nord-Sud
l’éventail replié des saisons
le cri sans bouche
la pile de vertèbres grand arbre
le temps n’a plus de feuilles
la mort a mis un baiser blanc
sur chaque souvenir
mais notre chair
est aussi pierre qui pousse
et sève de la roue
grand arbre
l’ombre a séché au pied du sel
l’écorce n’a plus d’âge
et notre cour est nu
grand arbre
l’œil est sur notre front
nous avons mangé la mousse
et jeté l’or pourtant
le chant des signes
ranime au fond de l’air
d’atroces armes blanches qui tue
qui parle le sang
le sang n’est que sens de l’absence
et il fait froid grand arbre
il fait froid
et c’est la vanité du vent
morte l’abeille
sa pensée nous fait ruche
les mots
les mots déjà
butinent dans la gorge
grand arbre
blanc debout
nos feuilles sont dedans
et la mort nous lèche
est la seule bouche du savoir
*
.Bernard Noël..
–
Quai – douleur- Je ( RC )
–
Je, ( lui ), n’attends rien
Sur le quai d’une gare
Une valise triste
Un voyage de peut-être.
Je , un ciel obscurci
posé sur les épaules
Le manteau offert aux assauts du vent
L’intime et l’étranger
Je, en pensées
Futur en douleurs
Se projette demain
Le train qui portera, loin
Je, le petit jour
L’estomac noué
Vers un inconnu,
aux routes d’exil.
–
RC – 20 septemre 2012
–
légende du capitaine Fracasse

Gravure d’Abraham Bosse – le capitaine Fracasse… le texte ci dessous est exactement celui de la légende…
Je suis un vrai foudre de guerre
Invincible dans les dangers
Et mon haleine est un tonnerre,
Contre les efforts étrangers
Aussi je viens pour défier
La Faim, qui dompte les plus Braves
Ayant pour me fortifier
Des aulx des oignons et des raves.
–
Romain Verger- Ascension
Romain Verger, à l’écriture foisonnante, est l’auteur de « Grande Ourse », et plus récemment « Forêts noires », que je recommanderai pour la richesse de la langue et des images…
De ses parutions « feuilleton » de ses sept collines
C’est arrivé. D’un coup, sans douleur. Comme une dent morte extirpée d’une gencive blette. À chaque pas, la membrane gluante qui nous enveloppe se lézarde au coude et au genou, se déchire et tombe au sol en lambeaux.
Corps aimé j’étais, devenu étranger, rejeté et abandonné au jour cru, à pied d’œuvre : l’impressionnante ascension qui m’attend! Droit devant, mais jusqu’où ? C’est une cascade inversée de pâturages et de frisons ponctuée d’enrochements d’une blancheur d’os ou de meringue. Et ça monte vers la lumière, se répétant à l’infini. Un sol étagé, hérissé de séracs curieusement souples, qui appesantissent le pas. Et l’écorchée qui pèse, enroulée autour de mon cou, la tête engoncée dans ma peau pour fuir la lumière. Quand je détache le regard du sol, j’ai bien les yeux qui brûlent encore un peu — depuis quand n’ai-je plus vu le jour ? — mais elle… l’a-t-elle seulement connu ? Exposée au soleil, sa chair cramoisie ruisselle dans mon cou, d’un sang mêlé d’humeurs. Elle sue ou saigne, quelle différence ? Une caresse, une simple torsion de ma tête et la bête se liquéfie. Alors je sens ses griffes et crocs s’enfoncer dans ma peau, y fouiller pour retrouver le noir d’où nous venons.
Je monte. Je monte ébloui. La colline étincelle. Au loin, certains rochers ont des allures de villes suspendues. On y grouille et le lait de tigresse coule en abondance. Allez petite ! Accroche-toi !
—
Joseph Brodsky – Elégie
–
ÉLÉGIE
Ma bonne amie, c’est bien toujours le même
bistrot, le même barbouillage aux murs,
les mêmes prix… Le vin est-il meilleur?
Je ne crois pas. Non, ni meilleur ni pire.
Pas de progrès, et c’est très bien ainsi.
Seul le pilote de l’avion postal
picole, ange déchu.
Les violons
continuent de troubler, par habitude,
mon imagination.
A la fenêtre,
blancs comme la virginité, des toits.
Les cloches sonnent. Il fait déjà sombre.
Pourquoi as-tu menti?
Pourquoi mon ouïe
ne sait plus distinguer la vérité
et le mensonge, veut des mots nouveaux,
sourds, étrangers, que tu ne connais pas
mais qui ne peuvent être prononcés
que par ta voix, comme avant…
Joseph Brodsky
1968
(Traduit par Michel Aucouturier)(éditions Gallimard)
–
Edmond Jabès – Chanson de l’étranger
–
Chanson de l’étranger
Je suis à la recherche d’un homme que je ne connais pas,
qui jamais ne fut tant moi-même
que depuis que je le cherche. A-t-il mes yeux, mes mains
et toutes ces pensées pareilles
aux épaves de ce temps ?
Saison des mille naufrages,
la mer cesse d’être la mer,
devenue l’eau glacée des tombes.
Mais, plus loin, qui sait plus loin ?
Une fillette chante à reculons et règne la nuit sur les arbres,
bergère au milieu des moutons.
Arrachez la soif au grain de sel
qu’aucune boisson ne désaltère.
Avec les pierres, un monde se ronge
d’être, comme moi, de nulle part.
Chansons pour le repas de l’ogre (1943-1945)
–
Monique Atoch, – Poèmes à l’étranger
Monique Atoch, qui nous livre un texte sur le rapport à l’étranger
( C’est la suite de la parution dans Poéziques )
—
Une nuit d’orages et de sarcasmes
au sommeil usé
et au petit matin à peine rassuré
la lumière encore vierge
découvre une flaque d’amertume
tristesse argentée de l’enfance
douceur d’une chevelure bleutée
à force d’être noire
refrain de l’amour perdu et retrouvé
sentiers escarpés de la rencontre
tombes muettes, fleuries de silences en bémol.
Les rêves me réveillent sans vraiment dire pourquoi.—-
Poézique-zique, tique et pique- mots et grammes
texte extrait du recueil « dans tous le sens « .
Plus de pain
plus de miel
terre promise arrachée
collines crochues
qui lacèrent les serments
maison qui se reruse
terrasses arides
plats ébréchés
qui n’offrent rien
ouragan d’acide
vitriol au visage.
Le verdict est vomi :
pas d’étrangère ici.
Mercredi dans les Alpes (RC)
——–
Pourquoi j’ai choisi ce titre ?
Hein, -sans doute parce que
Cà sonne comme un jour changeant ,
Et les sonnailles du bétail dispersé.
Le lendemain, transforme le monde,
Les murailles gris bleu sont maintenant orange
En tournant la tête, je déchire quelques nuages
Cavalcade de quelques bouquetins en éboulis
Le lendemain est aussi tout à l’heure
L’épaule suspendue de la montagne
Se teinte d’éclairages d’hiver et la fantaisie
d’oiseaux de Magritte englués dans le roc
Sages tracés de remontées mécaniques
striant les pentes de lignes mobiles
Ruches bourdonnantes d’immeubles agglutinés
Comme d’excroissances vénéneuses.
Le lendemain changeant me dit le pays voisin
Transformant la parole, en langage étranger
Mon père disait » mâcher de la paille »
En absence – Prévert -de passage- muraille
Et de tunnels routiers audacieux
Et les spirales des voies ferrées d’antan
Forant des kilomètres rocheux
Et jouant des ponts si improbables
C’est vers Tende, je me souviens
Me rappeler pourquoi, avant la mer
Les pentes sont encore les Alpes
Les replis gardant de petits lacs miroirs
Autant de joyaux liquides
Aux balcons des pentes velours
Le lendemain qui transforme le monde
Attend en silence le départ de l’ombre
Le rideau de lumière, combattant la nuit
Après avoir happé les crêtes,
Peu à peu lui grignote une part de jour
En allégeant son triangle- c’était en rosé
Le lendemain est aujourd’hui, posé
L’aube a relégué mercredi
D’un éclairage nouveau le haut fantasme
de glaces construit le jeudi.
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RC
5 fev 2012