En quittant la Cène – ( RC )

Tu peux mettre la table,
puis renverser la sauce,
découper le gigot en petits morceaux,
sceller le fromage dans un coffre.
Mais oublieras-tu ta faim éternelle,
les osselets qui tintinnabulent
dans une boîte en fer blanc,
identique à celle que tu portes
depuis la naissance ?
Tu as quitté la Cène,
en oubliant ton auréole,
mais tu pourras toujours
témoigner du dernier repas,
et placer des reliques
dans les églises,
les garantissant authentiques.
Un certificat d’origine sera fourni,
avec un ruban rouge
et un petit cachet portant foi,
marqué d’une croix.
Certains utilisent ce symbole
pour en faire de petits couteaux,
qui s’enfoncent à merveille
dans la chair des vivants.
Miroslav Holub – Napoléon

Quand est-ce qu’il est né
Napoléon Bonaparte ?
demande le maître aux enfants.
Il y a mille ans, disent les uns.
Cent ans, disent les autres.
L’année dernière, dit quelqu’un.
Personne ne sait.
Enfants, demande le maître
Qu’est-ce qu’il a fait
Napoléon Bonaparte ?
Il a gagné la guerre, disent les uns.
Perdu la guerre, disent les autres.
Personne ne sait.
Notre boucher avait un chien,
dit quelqu’un,
il s’appelait Napoléon.
Le boucher battait le chien
et le chien est mort de faim
l’année dernière.
Et aussitôt tous les enfants pleurent.
Pauvre Napoléon.
René Depestre – La machine Singer

Salvador Dali – Machine à coudre avec parapluies
Une machine Singer dans un foyer nègre
Arabe, indien, malais, chinois, annamite
Ou dans n’importe quelle maison sans boussole du
tiers-monde
C’était le dieu lare qui raccommodait
Les mauvais jours de notre enfance.
Sous nos toits son aiguille tendait
Des pièges fantastiques à la faim.
Son aiguille défiait la soif.
La machine Singer domptait des tigres.
La machine Singer charmait des serpents.
Elle bravait paludismes et cyclones
Et cousait des feuilles à notre nudité.
La machine Singer ne tombait pas du ciel
Elle avait quelque part un père,
Une mère, des tantes, des oncles
Et avant même d’avoir des dents pour mordre
Elle savait se frayer un chemin de lionne.
La machine Singer n’était pas toujours
Une machine à coudre attelée jour et nuit
A la tendresse d’une fée sous-développée.
Parfois c’était une bête féroce
Qui se cabrait avec des griffes
Et qui écumait de rage
Et inondait la maison de fumée
Et la maison restait sans rythme ni mesure
La maison ne tournait plus autour du soleil !
Et les meubles prenaient la fuite
Et les tables surtout les tables
Qui se sentaient très seules
Au milieu du désert de notre faim
Retournaient à leur enfance de la forêt
Et ces jours-là nous savions que Singer
Est un mot tombé d’un dictionnaire de proie
Qui nous attendait parfois derrière les portes
une hache à la main !
Minerai noir
Anthologie personnelle
et autres recueils
Poésie Points
Jacques Prévert – « La grasse matinée ».

Wayne Thiebaud Sardines 1962
Il est terrible
le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim
elle est terrible aussi la tête de l’homme
la tête de l’homme qui a faim
quand il se regarde à six heures du matin
dans la glace du grand magasin
une tête couleur de poussière
ce n’est pas sa tête pourtant qu’il regarde
dans la vitrine de chez Potin
il s’en fout de sa tête l’homme
il n’y pense pas
il songe
il imagine une autre tête
une tête de veau par exemple
avec une sauce de vinaigre
ou une tête de n’importe quoi qui se mange
et il remue doucement la mâchoire
doucement
et il grince des dents doucement
car le monde se paye sa tête
et il ne peut rien contre ce monde
et il compte sur ses doigts un deux trois
un deux trois
cela fait trois jours qu’il n’a pas mangé
et il a beau se répéter depuis trois jours
Ça ne peut pas durer
ça dure
trois jours
trois nuits
sans manger
et derrière ces vitres
ces pâtés ces bouteilles ces conserves
poissons morts protégés par les boîtes
boîtes protégées par les vitres
vitres protégées par les flics
flics protégées par la crainte
que de barricades pour six malheureuses sardines…
Un peu plus loin le bistrot
café-crème et croissants chauds
l’homme titube
et dans l’intérieur de sa tête
un brouillard de mots
un brouillard de mots
sardines à manger
œuf dur café-crème
café arrosé rhum
café-crème
café-crème
café-crime arrosé sang !…
Un homme très estimé dans son quartier
a été égorgé en plein jour
l’assassin le vagabond lui a volé
deux francs
soit un café arrosé
zéro franc soixante-dix
deux tartines beurrées
et vingt-cinq centimes pour le pourboire du garçon.
Il est terrible
le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim.

Wayne Thiebaud – Deviled eggs
Paroles Ed. folio
audio : Jacques-prevert-la-grasse-matinee-
Renée Vivien – un éclair qui laisse les bras vides
Ta forme est un éclair qui laisse les bras vides,
Ton sourire est l’instant que l’on ne peut saisir…
Tu fuis, lorsque l’appel de mes lèvres avides
T’implore, ô mon Désir !
Plus froide que l’Espoir, ta caresse est cruelle
Passe comme un parfum et meurt comme un reflet.
Ah ! l’éternelle faim et soif éternelle
Et l’éternel regret !
Tu frôles sans étreindre, ainsi que la Chimère
Vers qui tendent toujours les vœux inapaisés…
Rien ne vaut ce tourment ni cette extase amère
De tes rares baisers !
____________(Études et préludes, 1901)
Saint-Pol Roux – Des flammes
Des langues !
Une fois la semaine, une douzaine de fantoches
(et ce citron de perspective qu’ils seront
pions de province demain) envahissent ma table.
Après qu’avec les tisonniers
jaillis de leurs yeux ils se sont réciproquement
écarté leurs cendres de moustache,
une flamme avivée rampe, se tord,
pétille, gicle en chacune des douze bouches
aux joues réfractaires,
et ces flammes tant s’expriment
qu’on ne distingue plus qu’elles bientôt
et que leur somme parvient
à symboliser un bûcher de sectaires ridicules,
martyrisant la pureté, la vaillance,
la gloire vraie, la merveille absolue,
et les femmes et les amis absents…
0 ces opiniâtres aspics !
Ce jour-là, le Supplice du Feu m’est familier
dans son intégrale épouvante.
Aussi passer devant un rôtisseur me rappelle que,
chez moi, l’on rôtit hebdomadairement,
et que ma patience (ô ma pauvre, ta lassitude ?)
m’y transforme en oie (suis-je modeste !)
de première grandeur.
D’écœurement mon front se dore,
de dépit mon foie se racornit,
de stupeur mes os craquètent…
A se jeter par la fenêtre dans la faim des mendiants qui rôdent !
Mais le devoir d’hôte me rive à la broche.
Des langues !
Paris, 1888 SAINT-POL-ROUX « Les Reposoirs de la Procession » (II)
Jacques Borel – le loup
Le loup n’a que la peau, les os,
Mais il enterre sous la neige
Le plus précieux de ses fardeaux,
La victime veuve et dorée
Qui pourrait seule le nourrir
Il la préserve de mourir
Dans la glaciale profondeur
Où la raniment ses désirs
Puis, les yeux clos sur une image,
Brûlant d’un feu de pierreries,
Il file seul entre les pièges
Et c’est sa faim qui le nourrit.
Abdallah Zrika – Les murs vides de mon corps
–
Je ne sais pas. Mais ce que je sais, c’est le jour où j’ai décidé de m’arracher de mon corps. Je ne sais pas comment cela est arrivé. Mais je me suis trouvé comme ça : j’ai ôté tous mes vêtements.
J’ai ouvert un peu la porte. Je ne sais pas comment j’ai fait. J’ai voulu sortir tout nu.
J’ai voulu tout jeter comme on jette une ordure. J’ai senti à ce moment-là que tous les gens étaient contre moi, que même les mots me fuyaient, que j’étais devenu vide.
Complètement vide.
Un vide qui résonne. Et complètement vide de mots. Moi qui avais décidé de ne mettre aucun vêtement, aucun nom, aucune désignation…
J’ai senti que toute chose se détachait de moi, se dissipait, je n’avais pas ôté seulement mes vêtements – leurs vêtements si je puis dire, leurs : je ne sais pas dire autrement – , mais j’ai ôté tout ce que j’ai vécu.
Peut être n’ai-je rien à laisser qui m’appartienne, tout leur appartient, même mes ordures. J’ai ouvert encore un peu la porte. J’ai vu le premier mur devant la porte.
Même ce mur m’est apparu tout nu, rasé, chauve. J’ai reculé un peu pour écrire le premier mot qui m’est venu après avoir pris une décision. mais j’ai senti que ma tête était vide, d’un vide incroyable. Le papier est resté blanc, d’une blancheur presque bleue. j’ai senti que les mots sont comme les vêtements, lourds et suant, que toute chose est lourde d’une lourdeur insupportable et qu’il n’y a que moi à être léger, très léger. Puis je me suis retrouvé en train d’ouvrir toutes les fenêtres, même le robinet d’eau, et d’allumer toutes les allumettes que j’avais.
Plus tard, j’ai entendu frapper et une lettre glisser sous la porte ; une voix suffocante disait : facteur. je ne sais pas pourquoi mes doigts n’ont pas bougé affin de toucher la lettre restée, moitié à l’intérieur, moitié à l’extérieur, sous la porte. Je ne pouvais rien toucher comme si une paralysie totale me prenait. je sentais seulement mes yeux qui bougeaient tout seuls, ou il me semblait qu’ils bougeaient, je ne savais pas.
C’est terrible ce qui m’arrivait, une faim incroyable m’avait prise mais je ne pouvais toucher le pain qui était sur le coin de la table. Puis j’ai vu que le mur était vide, d’un vide que je n’avais jamais vu, que je n’avais jamais senti avant. Et ces jambes – mes jambes – , allongées là, avec des poils lourds, d’une lourdeur que je ne peux supporter. Je n’ai pas su ce qui s’est passé lorsque la nuit est venue. Je n’ai pas allumé la lumière, les heures se sont succédées, et je n’ai pas senti le sommeil.
Et au matin, je n’ai pu distinguer les mots que j’entendais de loin. Je n’ai pas ouvert la porte quand j’ai entendu frapper encore. Et lorsque je les ai entendus, en plein jour, je ne suis pas sorti comme je l’avais décidé le premier jour. Je n’ai pas fait attention à la voix du robinet ouvert.
Et je n’ai pas touché – oui, touché – le pain posé sur le coin de la table, je l’ai jeté par la suite afin que la table soit tout à fait vide. Je ne supportais rien, même pas un tout petit point sur la table. J’ai jeté plusieurs papiers sur lesquels j’avais écrit, avant. J’ai laissé la chaise et je me suis assis sur le froid du sol. Je me suis réjoui de voir le verre vide, les allumettes brûlées jetées ici et là.
J’ai éprouvé une joie énorme en voyant une mouche morte. Je me suis vu comme cette mouche, sans mouvements. Les pattes croisées et déformées. Je suis resté comme ça, sans bouger, lorsque j’ai entendu des voix, dehors, et je n’ai pas regardé par la fenêtre. Tout est loin. Loin. Je me sens très petit, d’une petitesse sans égale, et toute chose est plus grande, très grande. Même ce point que je vois sur le mur.
Tout est grand, très grand. Comment ne m’en suis-je pas rendu compte auparavant ? Je me sens très détaché de tout, solitaire, d’une solitude terrible. Même la faim s’est détachée de moi.
Je la sens plus grande que moi, plus grande que cette pièce même. Je ne parviens pas à la distinguer. J’ai vu une lettre posée là, une lettre que je n’ai pas ouverte, là depuis trois jours. Je ne l’ai pas touchée. Je sens que ma tête est vide, complètement vide, et aucune pensée n’est dedans. Rien. Rien. Ce mot qui résonne vide dans mon vide. Je sens que quelque chose me tient cloué là, entre ces choses qui ne me concernent pas.
J’ai encore entendu – ou imaginé – frapper avec insistance à la porte. Ce sont les autres. C’est leur porte. Ce n’est pas moi, je n’ai aucune porte. Je n’ai aucun mur. Ce sont les murs des autres. Je n’ai aucune maison.
Même ces choses-là leur appartiennent, à eux. Ce sont eux qui les ont jetées hors de leurs portes à eux, ce sont eux qui m’ont jeté ici. J’habite entre leurs murs et devant leurs portes.
Les gens qui frappent à cette porte, frappent à leurs portes, et peut-être me disent-ils de m’éloigner de leurs portes, de leurs murs.
Que vais-je dire ?
Ai-je vraiment quelque chose à dire ?
———
Abdallah Zrika dans Petites proses, éditions de l’Escampette.
Gaston Miron – Une fin comme une autre
(ou une mort en poésie) Si tu savais comme je lutte de tout mon souffle contre la malédiction de bâtiments qui craquent telles ces forces de naufrage qui me hantent tel ce goût de l'être à se défaire que je crache et quoi dire que j'endure dans toute ma charpente ces années vides de la chaleur d'un autre corps je ne pourrai pas toujours, l'air que je respire est trop rare sans toi, un jour je ne pourrai plus ce jour sera la mort d'un homme de courage inutile venue avec un froid dur de cristaux dans ses membres mon amour, est-ce moi plus loin que toute la neige enlisé dans la faim, givré, yeux ouverts et brûlés
Max Pons – Eve
– Bas-relief , Autun , art roman – tentation d’Eve
–
ÈVE
Toi la première et la dernière
Je te recommence patiemment
Toi perdue et retrouvée
Détruite et reformée
Toujours la même
Me voici
Lucide et heureux
Devant cette glèbe
Cette argile fertile
Te pétrir
Te lisser
Te polir
Te reconnaître enfin
Te finir
Me voici
Devant ce val délicatement veiné
À la naissance d’un fleuve d’ombre et de feu
Estuaire au limon de vie
Devant ces meules lourdes de louanges
Cette fête de courbes
Ce langoureux
ballet
Paysage pour la grande faim
Du dehors et du dedans
Me voici
Après une longue errance
Aux confins de toute une flore
D’algues et de mousses
Depuis toujours je te connais
Inventée avant de te toucher
Faite pour que je te révèle
Ce que tu es
Astrid Waliszek – La faim de Mandelstam
–
Il est des jours – j’aimerais ne pas savoir qu’ils ont existé. Il est des nuits si noires à se souvenir de tout, de tout ce qu’on sait. De la joie lente devant une fleur d’hiver je voudrais garder l’ourlet, suave broderie à poser sur ce cauchemar comme un soupir.
Cette jacinthe, la planter en pleine terre
Sur son glacial pays rectangulaire – cette tombe, muette comme la pierre
Qu’enfin, l’odorante solitaire aux cent fleurs
Nourrisse ses songes de sa foison colorée
Dans sa brume opaque, un dièse sur une portée.
– plus d’infos sur Mandelstam
Un chaos au plus près – ( RC )

– image d’actualité ( Congo) site dw.de
–
Si c’est un homme,
Alors, laisse le marcher,
Et garder tête haute,
Sous le soleil,
De son pays,
Sans pour autant,
Lui faire respirer
La haine et l’envie.
–
Les lumières artificielles,
Des écrans et néons ;
Une civilisation,
Où des hommes de néant,
Commercent le droit de vivre,
Si seulement trouver à se nourrir,
Au delà de la poussière
D’un soleil retiré, reste possible.
–
Au lendemain de l’émeute,
Les boîtes de médicaments,
Vidées, – concentrés de richesse ,
Les pharmacies pillées
Et eux, avalés comme des bonbons,
… Les dollars eux-même,
Ne sont pas plus comestibles…
Que le sourire du bourreau.
–
Avec ceux qui n’ont rien,
Et n’auront jamais rien,
Que la faim au ventre,
Générant des hordes,
D’ enfants soldats,
Le pays cerné
Par sa propre misère.
A défaut d’avenir.
–
( en rapport avec « white material », film de Claire Denis )
–
RC – août 2014
Abdallah Zrika – Les murs vides de mon corps
LES MURS VIDES DE MON CORPS
Je ne sais pas.
Mais ce que je sais, c’est le jour où j’ai décidé de m’arracher de mon corps. Je ne sais pas comment cela est arrivé.
Mais je me suis trouvé comme ça : j’ai ôté tous mes vêtements. J’ai ouvert un peu la porte. Je ne sais pas comment j’ai fait.
J’ai voulu sortir tout nu.
J’ai voulu tout jeter comme on jette une ordure. J’ai senti à ce moment-là que tous les gens étaient contre moi, que même les mots me fuyaient, que j’étais devenu vide. Complètement vide.
Un vide qui résonne. Et complètement vide de mots. Moi qui avais décidé de ne mettre aucun vêtement, aucun nom, aucune désignation…
J’ai senti que toute chose se détachait de moi, se dissipait, je n’avais pas ôté seulement mes vêtements – leurs vêtements si je puis dire, leurs : je ne sais pas dire autrement – , mais j’ai ôté tout ce que j’ai vécu. Peut être n’ai-je rien à laisser qui m’appartienne, tout leur appartient, même mes ordures. J’ai ouvert encore un peu la porte. J’ai vu le premier mur devant la porte.
Même ce mur m’est apparu tout nu, rasé, chauve. J’ai reculé un peu pour écrire le premier mot qui m’est venu après avoir pris une décision. mais j’ai senti que ma tête était vide, d’un vide incroyable.
Le papier est resté blanc, d’une blancheur presque bleue. j’ai senti que les mots sont comme les vêtements, lourds et suant, que toute chose est lourde d’une lourdeur insupportable et qu’il n’y a que moi à être léger, très léger.
Puis je me suis retrouvé en train d’ouvrir toutes les fenêtres, même le robinet d’eau, et d’allumer toutes les allumettes que j’avais. Plus tard, j’ai entendu frapper et une lettre glisser sous la porte ; une voix suffocante disait : facteur. je ne sais pas pourquoi mes doigts n’ont pas bougé affin de toucher la lettre restée, moitié à l’intérieur, moitié à l’extérieur, sous la porte. Je ne pouvais rien toucher comme si une paralysie totale me prenait. je sentais seulement mes yeux qui bougeaient tout seuls, ou il me semblait qu’ils bougeaient, je ne savais pas.
C’est terrible ce qui m’arrivait, une faim incroyable m’avait prise mais je ne pouvais toucher le pain qui était sur le coin de la table. Puis j’ai vu que le mur était vide, d’un vide que je n’avais jamais vu, que je n’avais jamais senti avant. Et ces jambes – mes jambes – , allongées là, avec des poils lourds, d’une lourdeur que je ne peux supporter. Je n’ai pas su ce qui s’est passé lorsque la nuit est venue. Je n’ai pas allumé la lumière, les heures se sont succédé, et je n’ai pas senti le sommeil.
Et au matin, je n’ai pu distinguer les mots que j’entendais de loin. Je n’ai pas ouvert la porte quand j’ai entendu frapper encore. Et lorsque je les ai entendus, en plein jour, je ne suis pas sorti comme je l’avais décidé le premier jour. Je n’ai pas fait attention à la voix du robinet ouvert. Et je n’ai pas touché – oui, touché – le pain posé sur le coin de la table, je l’ai jeté par la suite afin que la table soit tout à fait vide.
Je ne supportais rien, même pas un tout petit point sur la table. J’ai jeté plusieurs papiers sur lesquels j’avais écrit, avant. J’ai laissé la chaise et je me suis assis sur le froid du sol. Je me suis réjoui de voir le verre vide, les allumettes brûlées jetées ici et là. J’ai éprouvé une joie énorme en voyant une mouche morte. Je me suis vu comme cette mouche, sans mouvements. Les pattes croisées et déformées. Je suis resté comme ça, sans bouger, lorsque j’ai entendu des voix, dehors, et je n’ai pas regardé par la fenêtre.
Tout est loin. Loin. Je me sens très petit, d’une petitesse sans égale, et toute chose est plus grande, très grande. Même ce point que je vois sur le mur. Tout est grand, très grand. Comment ne m’en suis-je pas rendu compte auparavant ? Je me sens très détaché de tout, solitaire, d’une solitude terrible.
Même la faim s’est détachée de moi.
Je la sens plus grande que moi, plus grande que cette pièce même. Je ne parviens pas à la distinguer. J’ai vu une lettre posée là, une lettre que je n’ai pas ouverte, là depuis trois jours. Je ne l’ai pas touchée. Je sens que ma tête est vide, complètement vide, et aucune pensée n’est dedans. Rien. Rien.
Ce mot qui résonne vide dans mon vide. Je sens que quelque chose me tient cloué là, entre ces choses qui ne me concernent pas. J’ai encore entendu – ou imaginé – frapper avec insistance à la porte. Ce sont les autres. C’est leur porte.
Ce n’est pas moi, je n’ai aucune porte. Je n’ai aucun mur.
Ce sont les murs des autres. Je n’ai aucune maison. Même ces choses-là leur appartiennent, à eux.
Ce sont eux qui les ont jetées hors de leurs portes à eux, ce sont eux qui m’ont jeté ici. J’habite entre leurs murs et devant leurs portes. Les gens qui frappent à cette porte, frappent à leurs portes, et peut-être me disent-ils de m’éloigner de leurs portes, de leurs murs.
Que vais-je dire ?
Ai-je vraiment quelque chose à dire ?
–
Abdallah Zrika dans Petites proses, éditions de l’Escampette.
–
Je pars (RC )
Comme le coeur s’égare,
Aux parcours d’existence,
Et barreaux du silence,
— Je pars
Comme ça, sans préavis,
Travailler l’âme,
la silhouette d’une femme,
Pour révéler le côté d’une vie.
Si tu me donnes la main,
Au lever du jour,
Mon désir d’amour,
Cette grande faim,
Pour encore l’ assouvir,
Et puis à consumer,
Entrevoir l’être aimé,
En effacer le martyre…
RC mars 2013
–
Nicole Pairoux – A chaque aube

photo linternaute: aube et fonte des glaces
A CHAQUE AUBE
Décrocher à chaque aube
un peu de rêve fou
le croquer dur et tendre
sous une faim avide
Dans le terrain aride
créer la fleur de miel
pour l’écraser vermeille
sur les lèvres peureuses…

peinture: Caspar David Friedrich; femme devant l’aube
légende du capitaine Fracasse

Gravure d’Abraham Bosse – le capitaine Fracasse… le texte ci dessous est exactement celui de la légende…
Je suis un vrai foudre de guerre
Invincible dans les dangers
Et mon haleine est un tonnerre,
Contre les efforts étrangers
Aussi je viens pour défier
La Faim, qui dompte les plus Braves
Ayant pour me fortifier
Des aulx des oignons et des raves.
–
Soleils de nuit ( RC )
Soleils de nuit
—
Poussés par nos pas alignés
Sur la crête de tant d’ années
D’errance et d’insolence
A ne pas voir les soleils de nuit.
L’acharnement du survivre
A la faim et tempêtes
De sable, aura obscurci le nôtre
Notre regard limpide d’enfant
Porté en revers décisif
Se heurtant aux filets du court
Ou sortant des limites étroites
Du terrain de vie, en jeu
Il nous faudrait l’oracle,
La chamane du destin
Jardinier de l’infini,
La tête satellite
Pour traduire
Les leçons à venir
Devin de l’histoire en marche
Et prévenir le parcours des astres
Arrêtant dans leur élan
La chute des sources
Réparant blessures et drames
Incendies ravalés et flammes
Et aligner dans le bon ordre
Les numéros de l’espérance
Pour qu’au ciel on danse
Et qu’on rectifie le passé…
Mais la joie d’être mortels
De macérer dans nos défaites
Et de toujours tenir tête
Interdit de relire le manuel
De changer de mode d’emploi.
A chacun de porter sa croix
Il n’existe aucun raccourci
Pour voir de plus près les paradis.