Petite mère (4) , fantômes (Susanne Derève)

.
Je n’ai nul besoin de fantômes.
Petite Mère arpente pour moi les couloirs
du temps à pas menus,
frôlant d’autres spectres aux mains vides.
Les rives du Léthé sont des jardins
d’ombres arides, d’épaves chancelantes,
essarts de blanche hermine ensemencés
d’oubli.
.
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Armand Dupuy – Un avant-goût de ne rien dire

image-collage Jane Cornwell
Un avant-goût de ne rien dire, ce temps friable autour.
Les images n’apaisent plus, les aplats stagnent.
On repousse les bords, aussi fort que possible, on s’entasse sur ses pieds.
On cherche un espace où loger son charabia, loger l’écume, mais pas d’issue — chut!
Flot ferme, fermé – on écoute ce peu, petit ciel sale et bas, son air déjà lu, même usé.
La brume s’est levée dans la forme, dis-tu, soudain moins étroite.
Alors on cherche ce fantôme, immobile et loin – les restes d’une courbe en tête.
Avec le tissu rayé du sommier, son odeur de paille et de ferraille.
Il reste cette lumière sur les pages et les tempes plus claires.
–
texte extrait de « Chut! » – recueil « sans franchir » éditions Faï Fioc 2014
Michel Foissier – un pressentiment rongé par la fuite du temps

avaler un sandwich un demi pression un café
laver les pieds des morts avant le petit jour
se coucher enfin parmi les débris de vaisselle sale
parmi les pétales de fleurs fanées comme si la torture n’était qu’un mauvais
à passer
un pressentiment rongé par la fuite du temps
une promenade à petits pas de laine grise
sous les ponts la richesse se consomme à la va-vite
les doigts des amourettes construisent des plaisirs de bouts de ficelle
toute blessure se limite à l’impossible
entre pompes à essence et supermarchés
chaque chose en son temps rappelle-toi
il faut agir de nuit dans les odeurs acides du sommeil
substituer l’acte à l’intention
penser la mort comme une étincelle
il est comme quelqu’un qui renoue ses lacets
il dit qu’il attend et qu’il choisit pour cela cette version obscure du monde
il dit qu’il paye la faute de vivre ainsi en équilibre
et que le refus est écrit dans la peur
et que la peur est son testament
il est armé et le geste s’accompagne du cri d’un jour nouveau
et la lune s’est usée dans le grand cercle de la nuit
et puis occupé par les menus travaux de la guerre il attend dans le fantôme du vent
et son geste est très grand
personne n’est dans le camp de personne et
seul il imite le hurlement de la nuit
comme un cheval sellé qui ne sait encore rien de la course
ni du marchandage de la main et des jambes
en ces temps on disait la révolution
et l’âme des peuples était invisible
elle se cachait dans le secret des caves et ne sortait qu’à minuit
il pense que si sa tête éclatait il serait là à ramasser les morceaux à quatre pattes sur
le goudron de la nuit
il pense à ces kilomètres de mots
à ces lignes appliquées à l’encre violette
et qui ne touchent jamais la barrière du ciel
ni le sable bleu des déserts ni le souffle
ni ces petits riens de carton-pâte
l’habitude nous fait vivre à un millimètre de nous-même
dans la posture accroupie de la femme qui lave le linge à la rivière
de l’histoire nous ne savons que la calomnie
ici les murs nous font la grâce d’une lecture
aveugles nous déchiffrons les impacts de la fusillade
et le film est projeté en plein cœur
les acteurs sont soumis au grain de la maçonnerie
marionnettes ou créatures de rêve
une cérémonie à couper au couteau
le bétail s’allonge dans la manigance des corps
les hommes dorment les femmes dorment les enfants dorment
les chiens urinent puis grattent le bois des portes avec
des ongles malpropres
elle est assise dans l’ombre
il dit donne-moi tes mains j’en ferai bon usage dans
les giclées du soleil dans
les chuchotements du sous-bois
il connaît cette peur de granit cette trahison minuscule
demi-sel un char d’assaut quelque chose comme une prison qui s’avance
un bruit de métal frappé dans la fatalité du sang
Le temps est une île, le temple est sur l’île – ( RC )
Le temps est un île
dérivant sur le lac .
Jamais elle ne heurte les bords .
Grenouilles et serpents
fréquentent eaux et roches
sous le regard étonné de l’enfant solitaire,
recueilli par un moine.
Le temple est sur l’île .
La barque est le lien nécessaire
qui le rattache au monde .
On y pénètre par une porte fictive .
Derrière laquelle se jouent passion et cruauté ,
échappée trompeuse sur la liberté,
une pierre attachée aux pieds .
Les choses se répètent
de générations en générations ;
les fantômes glissent
lentement dans un rideau de brume.
Ou bien apparaissent dans un trou d’eau
quand le gel pétrifie la surface
et les branches dégarnies des arbres .
Les saisons se succèdent,
comme il se doit.
Les rides se creusent sur les visages.
Le printemps revient :
c’est un rite immuable
inscrit dans les choses,
et dans la pierre que l’on porte, encore .
–
RC – juin 2017
( en rapport avec le film printemps été automne hiver … et printemps ) de Kim Ki-duk )
L’abandon des cuirasses – ( RC )
Des décombres et poutres fumantes,
les restes des samouraïs
que l’on voit après la bataille
et, contre toute attente
perdus au milieu de champs magnétiques .
Le masque de quelqu’un a occupé la place,
et se cache derrière leur face
– un sourire énigmatique – .
De quelle espèce, de quelle famille … ?
une trace que l’existence imprime,
le regard indécis de l’anonyme,
comme dans la roche, un fossile .
Ainsi, des tenues de protection
les mineurs au corps absent …
Il en reste l’habit pesant,
devenu, au musée, pièce à conviction .
L’activité est suspendue ,
faute de rentabilité ;
les mines ont périclité,
des fantômes d’ouvriers, semblables à des pendus .
Des êtres vidés de leur substance
ont abandonné leurs cuirasses :
le passé est voué à la casse ,
à mesure que l’on avance….
–
RC – juin 2017
- cet écrit a rapport à un précédent » musée de la mine »… qui évoque celui de St Etienne.
Alejandra Pizarnik – Parfois, dans la nuit
sculptures Henri Laurens
–
L’amour dessine dans mes yeux le corps convoité
comme un lanceur de couteaux
tatouant sur le mur avec crainte et adresse
la nudité immobile de celle qu’il aime.
Ainsi, dans l’ombre, fragments de ceux que j’ai aimé,
lubriques visages adolescents,
parmi eux je suis un autre fantôme.
Parfois, dans la nuit,
ils m’ont dit que mon cœur n’existait pas.
mais j’écoute les chansons ambiguës
d’un pays dévasté par les pluies.
–
Gabriela Mistral – L’attente inutile
sculpture en bronze représentant une fille tenant un cadran solaire, au jardin botanique de Brooklyn
—
J’avais oublié qu’était devenu
rendre ton pied léger,
et comme aux jours heureux
Je suis sortie à ta rencontre sur le sentier.
J’ai passé vallée, plaine, fleuve,
et mon chant se fit triste.
Le soir renversa son vase
de lumière, et tu n’es pas venu !
Le soleil s’effilocha,
coquelicot mort consumé;
des franges de brume tremblèrent
sur la campagne. J’étais seule!
Au vent automnal craqua
d’un arbre le bras blanchi.
J’eus peur et je t’appelai ;
Bien aimé, presse le pas!”
J’ai peur et j’ai amour,
presse le pas, bien-aimé!
Mais la nuit s’épaississait
et croissait ma folie.
La espéra inûtil.
—
J’avais oublié qu’on t’avait
rendu sourd à mes cris;
j’avais oublié ton silence,
ta blancheur violacée;
ta main inerte, malhabile
désormais pour chercher ma main,
tes yeux dilatés
sur la question suprême!
La nuit agrandit sa flaque
de bitume; augure maléfique,
le hibou, de l’horrible soie de son aile,
griffa le sentier.
Je ne t’appellerai plus
car tu ne parcours plus ton étape;
mon pied nu poursuit sa route,
le tien est au repos.
C’est en vain que j ’accours au rendez-vous
par les chemins déserts.
Ton fantôme ne prendra plus corps
entre mes bras ouverts!
Joseph Brodsky – un fantôme avait vécu ici
J’ai jeté mes bras autour de ces épaules, regardant
Ce qui a émergé derrière ce dos,
Et vis une chaise poussée légèrement en avant,
Se fondant maintenant avec le mur illumimé.
La lampe semblait trop éblouissante pour montrer
à leur avantage le mobilier défectueux ,
Et c’est pourquoi un canapé en cuir marron
Brillait d’une sorte de jaune dans un coin.
La table avait l’air nue, le parquet brillant,
Le poêle assez sombre, et dans un cadre poussiéreux
Un paysage n’a pas bougé. Seul le buffet
M’a semblé avoir quelque animation.
Mais une mite tourna autour de la pièce,
m’arrêtant du regard
Et si, à un moment donné, un fantôme avait vécu ici,
Il était parti, abandonnant cette maison.
- titre original: mes bras autour de ces épaules
( tentative de traduction,: RC )
–
I threw my arms about those shoulders, glancing
at what emerged behind that back,
and saw a chair pushed slightly forward,
merging now with the lighted wall.
The lamp glared too bright to show
the shabby furniture to some advantage,
and that is why sofa of brown leather
shone a sort of yellow in a corner.
The table looked bare, the parquet glossy,
the stove quite dark, and in a dusty frame
a landscape did not stir. Only the sideboard
seemed to me to have some animation.
But a moth flitted round the room,
causing my arrested glance to shift;
and if at any time a ghost had lived here,
he now was gone, abandoning this house.
Joseph Brodsky
Bernat Manciet – Parmi ce monde aérien le crépuscule
Image Ulla Gmeiner
Parmi ce monde aérien le crépuscule
se fait gouffre bleu puis jardin incendié
puis lampe haute puis flambeau des infernaux
par lande et par bruyère il se cherche un repos
le voici donc mon temps de mauvaise farine
mon lit s’en va avec le soir et le marais
où trouverai-je où se meure ma destinée mauvaise?
où m’endormir en remuant sur un mauvais sommier?
souffle ou songe ton rutilant fantôme
vainement cherche aussi un lieu de refuge
aux fins d’une dernière et triste flambée
une âme comme une carafe nette un angle aigu
où puisse un ciel de neige monter et se
retirer sur une épaule vaine et proche au ciel perdu
Nicolas Rouzet – le cercle et la parole
photo: Ernst Haas
Il y a le cercle et la parole
et l’heure où chaque naissance
annonce l’aube rageuse
l’attente du regard
Une main aveugle
dure à tâtons
devance le jour
dessine comme par jeu
la frontière qui sépare
le silence de la parole
le geste du murmure
De son pouce
se traverse la brèche
s’effleure le néant
d’où l’on sauve
la braise
et la brindille
Et que l’oreille
se tende
vers ce soupirail
qu’elle entende
que nos fantômes
n’ont pas changé de nom
que tous se croient encore vivants
dans l’espace ouvert
par l’éclat
le mirage
de nos âmes !
Alejandra Pijarnik – 5 très courts
embrassant ton ombre dans un rêve
mes os ployaient comme des fleurs
*
le rebord silencieux des choses
le tu qui parcourt la présence des choses
*
ces yeux
ne s’ouvrent que
pour évaluer l’absence
*
qui m’a perdue
dans le silence fantôme des mots ?
*
des pas dans le brouillard
du jardin de lilas
le cœur retourne
à sa lumière noire
*
un furtif passage – ( RC )
Quelle est cette lumière étrange
Qui ici, soudain, règne ?
Est-ce la parole de l’ange,
qui , tout – à – coup, saigne,
Dans cette pièce austère
Où rien ne bouge,
Au fond du verre
aux reflets rouges ?
J’y vois un mur transpercé,
L’éclair fendant les nuages ;
Ton image inversée,
Celle de ton visage.
L’arrondi des sourcils…
Le reste se fond dans l’obscur,
Une vision, du reste , bien fragile,
Qui se dissout lentement dans le mur.
C’est peut-être un vestige de la pensée,
Certains y verraient un mirage,
Un fantôme tentant la traversée
des apparences, – comme en furtif passage…
–
RC – oct 2015
Bill Herbert – Ghost
***
Fantôme
(Variation sur un thème par Matthew Sweeney)
Le fantôme qui ne connaît pas son chemin mais doit rentrer chez lui
trébuche dans le désert en traversant le jour
et cherche par des cols, dans le noir.
Il rassemble des cailloux comme des cartes pour repérer son passage
de l’autre côté de la grande steppe en hiver.
Il s’immerge lui-même dans des lacs pour ressentir
ce que ressentent les racines des bouleaux, il s’assied
dans le corps des moutons et des chèvres
dont le sang ne peut stopper le froid.
Il voyage de moustique en moustique dans
l’air gras de l’été,
il s’enveloppe dans les écorces tombées des arbres
comme le texte dans un livre pourri.
Il ne connaît que le Nord et du coup
il peut voyager dans la mauvaise direction pendant des mois.
Parfois il pense reconnaître l’aspect d’un peuplier
alors une grande terreur descend.
Il s’allonge avec les asticots et les excréments sous
une rangée de toilettes dans la Ville Couteau.
Il se souvient des visages vus sans avoir su que c’était pour
la dernière fois. Les souvenirs ont diminué
et doivent être comptés l’un après l’autre comme des perles :
le cliquet dans la gorge de la vieille femme,
l’odeur du papier journal bon marché dans
un aéroport maintenant sans nom,
la main qui tire nerveusement un rideau,
la pupille noire de l’enfant qui bat.
—
Ghost
(Variation on a theme by Matthew Sweeney)
The ghost which doesn’t know its way but must get home
stumbles in the desert through the day
and searches through the passes in the dark.
It gathers pebbles into maps to guess at its passage
across the great steppe in winter.
It immerses itself in lakes to feel
what the birch roots feel, it sits
in the bodies of sheep and goats
whose blood can’t halt the chill.
It travels from mosquito to mosquito in
the fat summer air,
it wraps itself up in fallen trees’ bark
like the text in a rotten book.
It only knows North and consequently
may be travelling in the wrong direction for months.
Sometimes it thinks it recognises
a configuration of poplars
and a great dread descends.
It lies with the maggots and the excrement beneath
a row of toilet stalls in Knife City.
It remembers faces seen with no thought that this was for
the last time. Memories are diminished
and must be counted out like beads:
the ratchet in the old woman’s throat,
the smell of cheap newsprint in
a now nameless airport,
the hand nervously gathering a curtain,
the baby’s black button blink.
–
traduction Roselyne Sibille
Giacomo Leopardi – Le songe
* LE SONGE – *
C’était le matin, et à travers les volets fermés, par le balcon, le soleil glissait sa première blancheur dans ma chambre sombre, quand, au moment où le sommeil plus léger et plus doux voile les paupières, se dressa à mon côté et me regarda en face le fantôme de celle qui, la première, m’enseigna l’amour, et puis me laissa dans les larmes.
Elle ne me paraissait pas morte, mais triste, et telle que se montrent à nous les malheureux.
Elle approcha sa main de mon front et me dit avec un soupir :
Vis-tu, et gardes-tu quelque souvenir de moi?
— D’où viens-tu et comment es-tu venue, ô chère beauté? répondis-je.
Combien, ah ! combien je t’ai pleurée et te pleure encore ! Je ne croyais pas que tu dusses jamais le savoir, et cela rendait ma douleur plus inconsolable.
Mais vas-tu me quitter une seconde fois?
J’en ai grand’peur.
Maintenant, dis-moi, qu’advint-il ?
Es-tu bien celle d’autrefois?
Et qu’est-ce qui te consume intérieurement? •
— L’oubli embarrasse tes pensées et le sommeil les rend confuses, dit-elle.
Je suis morte, et il y a plusieurs lunes que tu m’as vue pour la dernière fois. »
— A, ces mots, une douleur immense m’oppressa jusqu’au fond de la poitrine.
Elle poursuivit : « Je me suis éteinte dans la fleur des années, alors que la vie est la plus douce, et avant l’âge où le cœur s’assure de la vanité de toute espérance humaine.
Le mortel qui souffre ne doit vivre que peu de temps pour en arriver à désirer celle qui le délivre de tout chagrin ;
mais l’approche de la mort est affreuse pour ceux qui sont jeunes, et c’est une cruelle destinée que celle de l’espérance qui va s’éteindre sous terre.
Il est inutile de savoir ce que la nature cache aux inexpérimentés de la vie,
Qui sait?
Ne voyons-nous pas souvent, en été, tomber les étoiles?
Il y a tant d’étoiles que c’est une petite perte si l’une ou l’autre vient à tomber, alors qu’il en reste des milliers.
Mais il n’y a que cette lune, au firmament, et personne ne l’a jamais vue tomber, si ce n’est en rêve.
(1819)
Verre de thé – ( RC )
Le verre dans ta main,
Lentement de vert, se teint.
Je vois ton visage inversé,
Derrière le verre de thé,
Une infusion lente,
Conjuguée de menthe.
Une vapeur, une brume,
T’enveloppe et te parfume
Tu bois doucement, tu sirotes,
Quelques feuilles flottent
Encore dans le liquide,
Que peu à peu tu vides,
La chaleur passe du verre à tes yeux,
Plus sombres qu’un grand feu,
Des rêves bleus de notre histoire,
Ont viré au noir,
Au fond du verre quelques feuilles,
Se recroquevillent dans leur deuil,
Expirant leur saveur, leur arôme,
Du bonheur, reste leur fantôme,
Une forme molle, sans utilité
Que tu vas bientôt pouvoir jeter.
–
RC – 1er novembre 2013
–
Photo – Eric Wyllie
Claude Saguet – Belle, pour quel désert suis-je promis ?
–
Belle, pour quel désert suis-je promis, pour quel autre
désert s’il faut, à chaque instant, retrouver sa solitude dans tous les yeux qui passent ?
Lorsque les routes se dédoublent et s’amoncellent les fleuves ; lorsque lentement, dans le matin, s’élève l’haleine rouge des heures, je voudrais m’ouvrir comme une parole privée d’air depuis longtemps.
La mer, de tous ces plis, m’apporte des chants sans mémoire qui vont, avec l’entêtement obscur de l’oiseau, pour retrouver un goût de terre et d’orage.
Désert, désert partout ! dans les cercles criants de la sève, dans l’arbre qui se tord pour ne plus exister
Et j’ai peine à croire à notre langage immobile sous les pierres, à ce reflet dans le miroir brisé à l’aube des cascades.
(l’œil déserté version 2 éditions dé bleu 1980)
La nuit m’apporte
un poème d’eau fraîche.
La nuit venue du fond
de ton corps mutilé
je peux la prendre dans mes bras ;
je peux l’avaler toute jusqu’au premier rayon.
La nuit venue du fond de ton corps flagellé
est-elle femme
ou rose noire ?
J’ai fermé portes et fenêtres.
Est-elle femme,
est-elle écho
la nuit venue du fond
de ton corps décharné ?
Je veux en elle
trouver un visage, de quoi me remettre à vivre.
La nuit couvre la plaine
de son lierre fantôme
et j’imagine un corps vivant.
La nuit comme une forêt morte
sur un chemin hanté de plaintives lueurs.
(l’œil déserté version 2 éditions dé bleu1980)
Jean Daive – Le monde est maintenant visible .
Le monde est maintenant visible
entre mers et montagnes.
Je marche entre les transparences
parmi les années
les fantômes
et le matricule de chacun.
Les pierres
les herbes sont enchantées.
Tout se couvre
jusqu’au néant
de pétroglyphes.
Je compte les mâts
penchés près du rivage.
À perte de vue, la prairie des cormorans
car chaque maison est un navire
qui se balance.
Plutôt le crime ou plutôt
la mort des amants ou
plutôt l’inceste du frère
et de la sœur ou ―
je prends le temps
de manger une orange.
Dans ces moitiés d’assiettes et
autres fragments trouvés
avec pierres taillées, dessinées ou peintes
masse de cailloux, graviers avec sable
mesurent un site
une ville que j’explore
avec l’énergie d’un oiseau.
.
Jean Daive, L’Énonciateur des extrêmes, Nous, 2012, pp. 39-40.
–
Luis Cernuda – La gloire du poète
La gloire du poète
Invocations (1934-1935)
La gloire du poète
Démon, ô toi mon frère, mon semblable,
Je t’ai vu pâlir, suspendu comme la lune du matin,
Caché sous un nuage dans le ciel,
Parmi les horribles montagnes,
Une flamme en guise de fleur derrière ta petite oreille tentatrice,
Et tu blasphémais plein d’un ignorant bonheur,
Pareil à un enfant quand il entonne sa prière,
Et tu te moquais, cruel, en contemplant ma lassitude de la terre.
Mais ce n’est pas à toi,
Mon amour devenu éternité,
À rire de ce rêve, de cette impuissance, de cette chute,
Car nous sommes étincelles d’un même feu
Et un même souffle nous a lancés sur les ondes ténébreuses
D’une étrange création, où les hommes
Se consument comme l’allumette en gravissant les pénibles années de leur vie.
Ta chair comme la mienne
Désire après l’eau et le soleil le frôlement de l’ombre ;
Notre parole cherche
Le jeune homme semblable à la branche fleurie
Qui courbe la grâce de son arôme et de sa couleur dans l’air tiède de mai ;
Notre regard, la mer monotone et diverse,
Habitée par le cri des oiseaux tristes dans l’orage,
Notre main de beaux vers à livrer au mépris des hommes.
Les hommes, tu les connais, toi mon frère;
Vois-les comme ils redressent leur couronne invisible
Tandis qu’ils s’effacent dans l’ombre avec leurs femmes au bras,
Fardeau d’inconsciente suffisance,
Portant à distance respectueuse de leur poitrine,
Tels des prêtres catholiques la forme de leur triste dieu,
Les enfants engendrés en ces quelques minutes dérobées au sommeil,
Pour les vouer à la promiscuité dans les lourdes ténèbres conjugales
De leurs tanières, amoncelées les unes sur les autres.
Vois-les perdus dans la nature,
Comme ils dépérissent parmi les gracieux châtaigniers ou les platanes taciturnes,
Comme ils lèvent le menton avec mesquinerie,
En sentant une peur obscure leur mordre les talons ;
Vois-les comme ils désertent leur travail au septième jour autorisé,
Tandis que la caisse, le comptoir, la clinique, l’étude, le bureau officiel
Laissent passer l’air et sa rumeur silencieuse dans leur espace solitaire.
Écoute-les vomir d’interminables phrases
Aromatisées de facile violence,
Réclamant un abri pour l’enfant enchaîné sous le divin soleil,
Une boisson tiède, qui épargne de son velours
Le climat de leur gosier,
Que pourrait meurtrir le froid excessif de l’eau naturelle.
Écoute leurs préceptes de marbre
Sur l’utilité, la norme, le beau ;
Écoute-les dicter leur loi au monde, délimiter l’amour, fixer un canon à l’inexprimable
beauté,
Tout en charmant leurs sens de haut-parleurs délirants ;
Contemple leurs étranges cerveaux
Appliqués à dresser, fils après fils, un difficile château de sable
Qui d’un front livide et torve puisse nier la paix resplendissante des étoiles.
Tels sont, mon frère,
Les êtres auprès de qui je meurs solitaire,
Fantômes d’où surgira un jour
L’érudit solennel, oracle de ces mots, les miens, devant des élèves étrangers,
Gagnant ainsi la renommée,
Plus une petite maison de campagne dans les inquiétantes montagnes proches de la
capitale ;
Pendant que toi, caché sous la brume irisée,
Tu caresses les boucles de ta chevelure
Et contemples d’en haut, d’un air distrait,
ce monde sale où le poète étouffe.
Tu sais pourtant que ma voix est la tienne,
Que mon amour est le tien ;
Laisse, oh, laisse pour une longue nuit
Glisser ton corps chaud et obscur,
Léger comme un fouet,
Sous le mien, momie d’ennui enfouie dans une tombe anonyme,
Et que tes baisers, cette source intarissable,
Versent en moi la fièvre d’une passion à mort entre nous deux ;
Car je suis las du vain labeur des mots,
Comme l’enfant est las des doux petits cailloux
Qu’il jette dans le lac pour voir son calme frissonner
Et le reflet d’une grande aile mystérieuse.
Il est l’heure à présent, il est grand temps
Que tes mains cèdent à ma vie
L’amer poignard convoité du poète;
Que tu le plonges d’un seul coup précis
Dans cette poitrine sonore et vibrante, pareille à un luth,
Où la mort elle seule,
La mort elle seule,
Peut faire résonner la mélodie promise.
Luis Cernuda
(Traductions inédites de Jacques Ancet)

photo: Matt Black travailleurs immigrés Fresno, California
Mohammed Fatha – Je m’en vais la tête haute
Je m’en vais la tête haute
Absorber la misère
Moi l’ami des exilés
Mes dessins animés
Pour maintes évasions
Millénaires
Les regards assassinés
La veille des morts
A toi l’honneur
Monsieur l’Ermite
Dépuceler la sagesse
Les pistes dépeuplées
Nos vierges se complaisent
Dans les couleurs nocturnes
Nos sentiers n’ont jamais été
Impasses
Jamais indiscrets
De minables camarades
Les caravanes anonymes
Les poisons qui se crispent
En dehors des malaises
A long terme l’Exil
Tant de cimetières
Déjà au feu des croisades
AILLEURS
Offre-moi des strapontins
Je suis l’Exil
Et j’ai honte
Car j’ai vécu
Le désarroi des douars
L’enterrement des mille et une nuits
La chasse aux kasbahs
A plat-ventre
Dans mon pays
Il y a des régions oubliées
Dans les bas-fonds des mémoires
Ecartelés sans musique
Sans lecture
Des coupoles de thé
Vert. Non des fraîcheurs
Comme a dit l’Autre
Toute la ville a souffert
De lagunes par toi
Et les miettes à fond noir
Les tombeaux tuberculeux
A même le sol. Hélas
Le ciel pour une fois
S’est effondré dans ma coupe
Je suis sec
Car c’est moi ce prisonnier
Des fantômes à venir
Et non cet homme nu
Là-bas
Qui se cramponne à la foudre
Qui ne sait que pleuvoir
Sur la mer
Une pluie mordue de châtaignes
Et de figues sèches
Moi l’ami des Exilés
Millénaires
Parmi tous ces regards
Assassinés
La veille des morts
J’ai maintes fois dépassé
Les abreuvoirs à tortures
Et je viens vous offrir
Maintenant
Mon cadavre
Non ma pitié
Jamais inerte
Une charogne dérobée
A l’heure sacrilège
Voici les vautours.
–
Automne du manoir – (RC)
–
C’est l’automne au manoir, et ses vitres troublées.
Le rendez-vous des fantômes et leur vie moulée
Dans les interstices des boiseries du château
Les tissus étanches d’araignées pensives
Voiles pendantes, de temps étirés
Aux tains ternis des miroirs piquetés
Et des lattes vermoulues, qui cèdent sous les pieds
Mais pas ceux des spectres, toujours attentifs
A rapporter les légendes à mademoiselle la hulotte
Qui manifeste son intérêt en secouant ses ailes
Et qu’approuve toujours un nuage de poussière
Grisaillant un peu plus les livrées des laquais
Suspendues dans l’office, seulement rafraîchies
Par la pluie qui s’infiltre à travers la toiture effeuillée
Et la porte dégondée, qui baille au passage
Sur les malles ouvertes aux cuirs affaissés.
——–Négligence coupable du personnel de service
Qui a laissé se voûter, la splendeur des pourpoints olive
Les perruques poudrées d’une époque , sans plus avoir
Sur la glace, de la cheminée de style, un humble reflet.
Le parc à l’ordonnancement sarcastique
Et symétrique , les allées encombrées de ronces
A fini par renoncer aux mathématiques
Clos par sa haute grille, – et scellé par le temps.
RC 11 avril 2012
–
Ile d’atomes ( RC)

affiche du film "pluie Noire" d'après le roman de Masuji Ibuse
–
C’est une île fantôme
Peuplée de courants d’air
Et venins de vipères
Désertée par les hommes
Vagues aux reflets diamantés,
C’est une longue suite
D’errances et de fuites,
Sur la mer démontée
C’est une ville fantôme,
Peuplée d’activités mortes-nées
D’usines sinistres abandonnées,
Au bourdonnement des atomes
C’est un pays haut en tensions,
Hanté par ses tombes
L’éclair d’une bombe,
Soumis aux radiations.
C’est un avenir bien morne
A l’empoisonnement lent
D’une terre qui attend
Un futur difforme
Qu’on laisse dériver
Au gré de l’océan
Quelque part dans le néant
Pour ne jamais arriver…
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It’s a phantom island
Inhabited by air streams
And vipers venoms
Deserted by men
Waves ,with shimmering diamond
This is a long suite
On the vagaries and escapes,
Upon the rough sea
This is a ghost town,
Full of still-dead business
On claims abandoned factories,
To the hum of atoms
It is a country with high voltages,
Haunted by his graves
The flash of a bomb,
Subjected under their radiations.
This is a very dull future
A slow poisoning
In a land waiting
A distorted future
Left to drift
At the will of the ocean
Somewhere in the nothingness
To never arrive …
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( en relation avec les évènements subis ou portés par le Japon: Hiroshima, Fukushima, et l’ouvrage « pluie noire » du roman éponyme de Ibuse Masuji et porté à l’écran par Shōhei Imamura ).
In relation with the Japan’s events like Hiroshima, Fukushima, and the novel of Masuji Ibuse » black rain »…
( see the movie with the same name of Shohei Inamura)
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RC 22-03-2012
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Jean-Claude Pirotte – Blues – 02
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tu brûles de parler encore
à ton fantôme
pour ne pas dire adieu
ce que tu dis l’éloigné
or parler de si loin
te rapproche du ciel (crois-tu)
mais le malheur
on l’entend dans les mots
qui ne touchent personne
c’est l’adieu des fantômes
d’on ne sait quel ailleurs
où tu n’iras jamais
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extrait du recueil » le promenoir Magique » ( La Table Ronde)