Jean-Michel Espitallier – La chute –

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La chute, molle.
Dans le volume du cylindre,
La coulée des graisses s’étale sans plisser, régulièrement.
Des mèches finissent de se consumer.
Des bouts,
Quelques fragmentations,
Un voile d’essences volatiles,
Et c’est tout.
La chute.
Une attente allongée, flottante.
Une attente sans sonorité
(Les résonances du volume sont si amples).
Tout est arrondi.
La chute.
L’effondrement des pans,
La violence des projectiles,
La tendre épaisseur du vide sans vertige,
Elle choit,
Livrée à l’immédiat de sa détente,
Dans le déferlement strident de la lumière.
Ponts de Frappe
Biennale Internationale des Poètes en Val-de-Marne
Joseph PONTHUS – Feuillets d’usine (extrait)

Après le sommeil de plomb
Les clopes et le café du réveil avalés
À l’usine
L’attaque est directe
C’est comme s’il n’y avait pas de transition avec
Le monde de la nuit
Tu re-rentres dans un rêve
Ou un cauchemar
La lumière des néons
Les gestes automatiques
Les pensées qui vagabondent
Dans un demi-sommeil de réveil
Tirer tracter trier porter soulever peser ranger
Comme lorsque l’on s’endort
Ne même pas chercher à savoir pourquoi
ces gestes et ces pensées s’entremêlent
À la ligne
C’est toujours s’étonner qu’il fasse jour
à l’heure de la pause quand on peut sortir
fumer et boire un café
Je ne connais que quelques types de lieux
qui me fassent ce genre d’effet
Absolu existentiel radical
Les sanctuaires grecs
La prison
Les îles
Et l’usine
Quand tu en sors
Tu ne sais pas si tu rejoins le vrai monde
ou si tu le quittes
Même si nous savons qu’il n’y a pas de vrai monde
Mais peu importe
Apollon a choisi Delphes comme centre du monde
et ce n’est pas un hasard
Athènes a choisi l’Agora comme naissance
d’une idée du monde et c’est une nécessité
La prison a choisi la prison que Foucault a choisie
La lumière la pluie et le vent ont choisi les îles
Marx et les prolétaires ont choisi l’usine
Des mondes clos
Où l’on ne va que par choix
Délibéré
Et d’où l’on ne sort
Comment dire
On ne quitte pas un sanctuaire indemne
On ne quitte jamais vraiment la taule
On ne quitte pas une île sans un soupir
On ne quitte pas l’usine sans regarder le ciel
La débauche
Quel joli mot
Qu’on n’utilise plus trop sinon au sens figuré
Mais comprendre
Dans son corps
Viscéralement
Ce qu’est la débauche
Et ce besoin de se lâcher se vider se doucher
pour se laver des écailles de poissons mais l’effort
que ça coûte de se lever pour aller à la douche
quand tu es enfin assis dans le jardin
après huit heures de ligne
Demain
En tant qu’intérimaire
L’embauche n’est jamais sûre
Les contrats courent sur deux jours une semaine
tout au plus
Ce n’est pas du Zola mais on pourrait y croire
On aimerait l’écrire le XIXe
et l’époque des ouvriers héroïques
On est au XXIe siècle
J’espère l’embauche
J’attends la débauche
J’attends l’embauche
J’espère
Attendre et espérer
Je me rends compte qu’il s’agit des derniers mots
de Monte-Cristo
Mon bon Dumas
« Mon ami, le comte ne vient-il pas de nous dire que l’humaine sagesse était tout entière dans ces deux mots : Attendre et espérer ! »
A LA LIGNE
Feuillets d’usine (extrait du Chapitre I)
Ed La Table Ronde