Pier Paolo Pasolini – Sans manteau , dans l’odeur de jasmin –

Sans manteau, dans l’odeur de jasmin je me perds dans ma promenade vespérale, respirant — avide et prostré, jusqu’à ne plus exister, à être fièvre dans l’air, la pluie qui germe et le ciel bleu qui plombe aride sur les chaussées, signaux, chantiers, troupeaux de gratte-ciel, amas de déblais et d’usines, pénétrés d’obscurité et de misère... Je marche sur une sordide boue durcie, et je rase des taudis récents et délabrés, à la lisière de chauds terrains herbeux... Souvent l’expérience répand autour d’elle plus de gaieté, plus de vie, que l’innocence; mais ce vent muet remonte de la région ensoleillée de l’innocence…L’odeur précoce et fragile de printemps qu’il répand, dissout toute défense dans ce coeur que j’ai racheté par la seule clarté : je reconnais d’anciens désirs, délires, tendresses éperdues, dans ce monde agité de feuilles. *
Poésie
1943-1970
nrf Gallimard
.

Michel Foissier – un pressentiment rongé par la fuite du temps

avaler un sandwich un demi pression un café
laver les pieds des morts avant le petit jour
se coucher enfin parmi les débris de vaisselle sale
parmi les pétales de fleurs fanées comme si la torture n’était qu’un mauvais
à passer
un pressentiment rongé par la fuite du temps
une promenade à petits pas de laine grise
sous les ponts la richesse se consomme à la va-vite
les doigts des amourettes construisent des plaisirs de bouts de ficelle
toute blessure se limite à l’impossible
entre pompes à essence et supermarchés
chaque chose en son temps rappelle-toi
il faut agir de nuit dans les odeurs acides du sommeil
substituer l’acte à l’intention
penser la mort comme une étincelle
il est comme quelqu’un qui renoue ses lacets
il dit qu’il attend et qu’il choisit pour cela cette version obscure du monde
il dit qu’il paye la faute de vivre ainsi en équilibre
et que le refus est écrit dans la peur
et que la peur est son testament
il est armé et le geste s’accompagne du cri d’un jour nouveau
et la lune s’est usée dans le grand cercle de la nuit
et puis occupé par les menus travaux de la guerre il attend dans le fantôme du vent
et son geste est très grand
personne n’est dans le camp de personne et
seul il imite le hurlement de la nuit
comme un cheval sellé qui ne sait encore rien de la course
ni du marchandage de la main et des jambes
en ces temps on disait la révolution
et l’âme des peuples était invisible
elle se cachait dans le secret des caves et ne sortait qu’à minuit
il pense que si sa tête éclatait il serait là à ramasser les morceaux à quatre pattes sur
le goudron de la nuit
il pense à ces kilomètres de mots
à ces lignes appliquées à l’encre violette
et qui ne touchent jamais la barrière du ciel
ni le sable bleu des déserts ni le souffle
ni ces petits riens de carton-pâte
l’habitude nous fait vivre à un millimètre de nous-même
dans la posture accroupie de la femme qui lave le linge à la rivière
de l’histoire nous ne savons que la calomnie
ici les murs nous font la grâce d’une lecture
aveugles nous déchiffrons les impacts de la fusillade
et le film est projeté en plein cœur
les acteurs sont soumis au grain de la maçonnerie
marionnettes ou créatures de rêve
une cérémonie à couper au couteau
le bétail s’allonge dans la manigance des corps
les hommes dorment les femmes dorment les enfants dorment
les chiens urinent puis grattent le bois des portes avec
des ongles malpropres
elle est assise dans l’ombre
il dit donne-moi tes mains j’en ferai bon usage dans
les giclées du soleil dans
les chuchotements du sous-bois
il connaît cette peur de granit cette trahison minuscule
demi-sel un char d’assaut quelque chose comme une prison qui s’avance
un bruit de métal frappé dans la fatalité du sang
Basculés derrière l’horizon- ( RC )
photo Phil F-
Sous nos yeux étonnés,
se déroule un grand film .
Panoramique,
il occupe tout l’espace ,
mais change à vive allure,
comme si les champs
poussaient les montagnes,
les montagnes, le lac,
le lac, la ville,
la ville, les forêts…
basculés derrière l’horizon .
Tout s’en va,
tout s’efface ,
derrière l’écran de la fenêtre .
> Sans certitude
sur le bon endroit,
celui où les choses s’attachent ,
où l’arbre demeure,
des siècles durant.
Le mouvement du train
zappe l’éternité
pour un temps éphémère,
un temps compressé ,
qui demeure curieusement
étranger
à la lente caresse du vent
dans l’ondulation des blés .
–
RC – juill 2017
Restes d’une langue électrique ( RC )
image extraite d’un film « noir » américain
–
Au sommet d’immeubles,
Les lettres s’échappent, s’agitent.
Certaines se précipitent, se mêlent
finissent par retrouver leur ordre.
En néons verts se disputant aux rouges.
Ce sont les façades voisines qui assistent à leur course.
Balbutiant leur clignotement.
Deux lettres, presque au milieu du mot,
lassées , vibrent d’une lumière déteinte,
maladive, à leur base.
Personne ne songe à les remplacer.
Leur message n’est sans doute pas indispensable,
c’est sans doute un reste de langue électrique,
qui peut ne s’exprimer
que par onomatopées :
il peut s’échapper des syllabes,
cela n’a que peu d’importance,
Une partie du paysage urbain,
s’activant dès que le soir
commence à épaissir le ciel.
De l’endroit où je l’observe,
Ce que je vois, est à l’envers.
J’ai le vague souvenir d’un film, de gens sur les toits,
poursuivis par d’autres, et la lumière émise,
les cachant plus qu’elle ne les révèle .
J’imagine les passants
gardant autour de leur corps
une auréole de néon,
alternativement verte et rouge,
qu’ils emporteraient avec eux.
Mais l’arrivée du bus me ramène sur terre.
Je monte dedans.
Avec l’avenue empruntée,
je devrais pouvoir lire l’enseigne à l’endroit,
quand il aura fait le tour du rond-point.
Mais un rideau d’arbres
aux feuilles encore denses s’interpose.
Décidément cela ne me semble pas destiné,
pas plus qu’à mes voisins,
le regard absent, pressés de rentrer chez eux, sans doute.
–
RC – oct 2015
Anonyme ( RC )
peinture: oeuvre de Peter Philipps 1963
–
Anonyme –
L’anonyme se confond avec les murs
Une brume flottante envahit la scène
Tout est opaque, les sons de portent pas
A plus de cinq mètres, et les tentatives
de distinguer , du brouillard, au-delà du rideau
Se heurtent à un voile dense et ouaté
C’est l’instant où la lumière est bue
Où, même la cloche de Big-Ben est « tue »
Où se tourne le film de toutes les terreurs
Et qui peut surgir alors ? C’est Jack the Ripper…
Je suis un anonyme, que rien ne distingue
Dans la foule, je suis gris,
et porte peut-être , un parapluie
Je suis en kaki, au milieu de la soldatesque
Matricule numéroté, élément casqué
Se fondant dans la masse, je suis l’automate
Sans sentiments, lisse et hors de l’ âge
Pas besoin de tenue de camouflage
Sans aucun avis, et rien ne dépasse
Je suis mon destin, celui de ma race
Ne maîtrisant rien, – et l’avenir m’embrasse
Flottant dans un fleuve, des petits points, des faces
Ne choisissant pas , la courbe , les trajectoires
Au p’tit bonheur la chance, et gardez bon espoir
De revoir un jour, un peu de lumière
Devenir quelqu’un , sortir de l’hier
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RC – 24-mai -2012
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l’année dernière à Marienbad (RC)
« l’année dernière à Marienbad » ( souvenir du film d’A Resnais )

image du film
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Quand je repasse le film sur l’écran
C’est le retour, pas pour longtemps
Des acteurs et parcours typiques
Reproduisant une danse à l’identique
De l’année dernière à Marienbad
Compassée, solennelle , mais un peu fade
Au jardin à la française aux allées symétriques
Qui n’a rien , des Alyscamps de l’Arles antique
L’homme aime une femme inaccessible
C’est en rêve , mais aussi cauchemar indicible
Et ne permet pas de bousculer un temps scellé
Comme revient l’oubli, sur la pellicule, gelé.
RC