Octavio Paz – l’amphore brisée

Le regard intérieur se déploie, un monde de vertige et de flamme
naît sous le front qui rêve :
soleils bleus, tourbillons verts, pics de lumière
qui ouvrent des astres comme des grenades,
solitaire tournesol, œil d’or tournoyant
au centre d’une esplanade calcinée,
forêts de cristal et de son, forêts d’échos et de réponses et d’ondes,
dialogues de transparences,
vent, galop d’eau entre les murs interminables
d’une gorge de jais,
cheval, comète, fusée pointée sur le cœur de la nuit,
plumes, jets d’eau,
plumes, soudaine éclosion de torches, voiles, ailes,
invasion de blancheur,
oiseaux des îles chantant sous le front qui songe !
J’ai ouvert les yeux, je les ai levés au ciel et j’ai vu
comment la nuit se couvrait d’étoiles.
Iles vives, bracelets d’îles flamboyantes, pierres ardentes respirantes,
grappes de pierres vives, combien de fontaines,
combien de clartés, de chevelures sur une épaule obscure,
combien de fleuves là-haut, et ce lointain crépitement de l’eau
sur le feu de la lumière sur l’ombre.
Harpes, jardins de harpes.
Mais à mon côté, personne.
La plaine, seule : cactus, avocatiers,
pierres énormes éclatant au soleil.
Le grillon ne chantait pas,
il régnait une vague odeur de chaux et de semences brûlées,
les rues des villages étaient ruisseaux à sec,
L’ air se serait pulvérisé si quelqu’un avait crié : « Qui vive ! ».
Coteaux pelés, volcan froid, pierre et halètement sous tant de splendeur,
sécheresse, saveur de poussière,
rumeur de pieds nus dans la poussière, et au milieu de la plaine,
comme un jet d’eau pétrifié, l’arbre piru.
Dis-moi, sécheresse, dis-moi, terre brûlée, terre d’ossements moulus,
dis-moi, lune d’agonie, n’y a-t-il pas d’eau,
seulement du sang, seulement de la poussière,
seulement des foulées de pieds nus sur les épines
seulement des guenilles, un repas d’insectes et la torpeur à midi
sous le soleil impie d’un cacique d’or ?
Pas de hennissements de chevaux sur les rives du fleuve,
entre les grandes pierres rondes et luisantes,
dans l’eau dormante, sous la verte lumière des feuilles
et les cris des hommes et des femmes qui se baignent à l’aube ?
Le dieu-maïs, le dieu-fleur, le dieu-eau, le dieu-sang, la Vierge,
ont-ils fui, sont-ils morts, amphores brisées au bord de la source tarie ?
Voici la rage verte et froide et sa queue de lames et de verre taillé,
voici le chien et son hurlement de galeux, l’agave taciturne,
le nopal et le candélabre dressés, voici la fleur qui saigne et fait saigner,
la fleur, inexorable et tranchante géométrie, délicat instrument de torture,
voici la nuit aux dents longues, au regard effilé,
l’invisible silex de la nuit écorchante,
écoute s’entre-choquer les dents,
écoute s’entre-broyer les os,
le fémur frapper le tambour de peau humaine,
le talon rageur frapper le tambour du cœur,
le soleil délirant frapper le tam-tam des tympans,
voici la poussière qui se lève comme un roi fauve
et tout se disloque et tangue dans la solitude et s’écroule
comme un arbre déraciné, comme une tour qui s’éboule,
voici l’homme qui tombe et se relève et mange de la poussière et se traîne,
l’insecte humain qui perfore la pierre et perfore les siècles et ronge la lumière
voici la pierre brisée, l’homme brisé, la lumière brisée.
Ouvrir ou fermer les yeux, peu importe ?
Châteaux intérieurs qu’incendie la pensée pour qu’un autre plus pur se dresse, flamme fulgurante,
semence de l’image qui croît telle un arbre et fait éclater le crâne,
parole en quête de lèvres,
sur l’antique source humaine tombèrent de grandes pierres,
des siècles de pierres, des années de dalles, des minutes d’épaisseurs sur la source humaine.
Dis-moi, sécheresse, pierre polie par le temps sans dents, par la faim sans dents,
poussière moulue par les dents des siècles, par des siècles de faims,
dis-moi, amphore brisée dans la poussière, dis-moi,
la lumière surgit-elle en frottant un os contre un os, un homme contre un homme, une faim contre une faim,
jusqu’à ce que jaillisse l’étincelle, le cri, la parole,
jusqu’à ce que sourde l’eau et croisse l’arbre aux larges feuilles turquoise ?
Il faut dormir les yeux ouverts, il faut rêver avec les mains,
nous rêvons de vivants rêves de fleuve cherchant sa voie, des rêves de soleil rêvant ses mondes,
il faut rêver à haute voix, chanter jusqu’à ce que le chant prenne racine, tronc, feuillage, oiseaux, astres,
chanter jusqu’à ce que le songe engendre et fasse jaillir de notre flanc l’épine rouge de la résurrection,
Veau de la femme, la source où boire, se regarder, se reconnaître et se reconquérir,
la source qui nous parle seule à seule dans la nuit, nous appelle par notre nom, nous donne conscience d’homme,
la source des paroles pour dire moi, toi, lui, nous, sous le grand arbre, vivante statue de la pluie,
pour dire les beaux pronoms et nous reconnaître et être fidèles à nos noms,
il faut rêver au-delà, vers la source, il faut ramer des siècles en arrière,
au-delà de l’enfance, au-delà du commencement, au-delà du baptême,
abattre les parois entre l’homme et l’homme, rassembler ce qui fut séparé,
la vie et la mort ne sont pas deux mondes, nous sommes une seule tige à deux fleurs jumelles,
il faut déterrer la parole perdue, rêver vers l’intérieur et vers l’extérieur,
déchiffrer le tatouage de la nuit, regarder midi
face à face et lui arracher son masque,
se baigner dans la lumière solaire, manger des fruits nocturnes,
déchiffrer l’écriture de l’astre et celle du fleuve,
se souvenir de ce que disent le sang et la mer,
la terre et le corps, revenir au point de départ,
ni dedans, ni dehors, ni en dessus ni en dessous,
à la croisée des chemins, où commencent les chemins,
parce que la lumière chante avec une rumeur d’eau,
et l’eau avec une rumeur de feuillage,
parce que l’aube est chargée de fruits,
le jour et la nuit réconciliés coulent avec la douceur d’un fleuve,
le jour et la nuit se caressent longuement comme un homme et une femme,
comme un seul fleuve immense sous l’arche des siècles
coulent les saisons et les hommes,
là-bas, vers le centre vivant de l’origine,
au delà de la fin et du commencement.
Octavio PAZ.
Michel Hubert – paysage de chutes

8-
Paysages de chutes
paysages extrêmes à suivre du doigt d’un torrent/jet la pliure rétinienne
Alarme
-hors ce bruit de fondation qu’on coule dans sa gorge béante-alarme
du plus profond de l’être rompant soudain l’intime indifférence
(sans excuse
à quoi tiendrait encore sur le triangle
de houle
l’assiette blanche du bassin ?
déjà ne fait-elle pas la roue
de ses dix doigts
comme pour relever jusqu’au dernier créneau
la brume froufroutante de ses mousselines ?)
ah ! quelles marées d’équinoxe
aux aines de la mer
ne cédèrent pas à ce violent divorce
du bonheur
en limite du désirable des algues
dans un dernier mouvement de l’aube ?
Mais elle
l’affileuse d’ombre
soumise aux neiges dans son corps
-abstraction progressive et diffuse
d’une inguérissable pâleur
que je croyais voir fluer
de la nuit du sexe dans mes mains-
plutôt que de condescendre à sa métamorphose
en telle image multiforme
de l’Arche fabuleuse
préférera briser sa lame fine
d’arme blanche
sur la couleur trop faste de mon sang
la délivrance ne porte plus seulement
sur l’infini
qui infuse la montagne des douleurs
au-delà de tout lieu signifiant
demain
et si jamais l’inconnu dans son corps se cherche au jour des liens du sang
-comme ces forêts que traverse
en d’impulsifs mouvements
de leurs branches
la mystérieuse matière d’ombre-tout faire pour que ses mains déjà refermées sur leur vrac de cendres
s’embrasent encore une fois -ô prodige des légendes-dans la bouche-même d’intouchables cracheurs de feu
Plus au sud du rêve
ah pas qu’un soleil plus au sud du rêve :
certes
rien n’est si simple
aussi simple
que la géométrie bleue
d’un ciel andalou
c’est d’Arcos a Ronda pourtant dans la Serrania que l’homme sculpté dans les troncs d’oliviers se tord en ombre des mille scolioses du sud
( extrait de « captif d’un homme » )
Quelques pas de côté – ( RC )
Quelques pas de côté,
et me voilà, jonglant avec les quatre éléments.
Je m’élève sur un cheval ailé ,
sens le battement de coeur du monde
entre mes mains.
Un petit saut encore,
et je suis au milieu du firmament.
Je tire sur les fils de lumière ,
et ces ciels si changeants,
que je détourne la géométrie du temps.
Je suis parti te chercher,
et voyage encore sur des terres de hasard,
des chemins qui ne mènent nulle part,
et se retournent sur eux-mêmes ,
menaçant la voie lactée …
C’est que ton dessin m’emporte
bien plus loin que je ne pensais,
ton passage a dû s’inscrire dans les refrains
d’une chanson dont j’ignore les couplets.
A chaque pas que je fais, je m’y perds.
Je m’y perds encore.
Chassés de l’humanité – ( RC )
sculpture : ancienne statue sumérienne
Il n’y a plus aucune place
laissée à ce que l’on connaît,
mais seulement une nature plane .
Si c’est de l’eau, aucune île ne sert de repère,
Nous avons été chassés de l’humanité,
et l’océan est encore sanglant
de toutes les peines :
une patrie sans porte ni horizon ,
esclaves des frontières effacées ,
avec quelques glaces flottantes:
celles d’une géométrie funéraire,
ne marquant même pas l’emplacement des tombes…
les tempêtes peuvent se déchaîner :
rien n’est prévisible dans le feu blanc :
la terre a sombré corps et âmes
sous les bombes et ouragans ,
et il n’y aura personne pour décrire encore
les paysages spectraux,
immobiles comme les yeux fixes,
des dieux aux regards gelés.
–
RC – dec 2018
Une esquisse sur une feuille vierge – ( RC )
peinture: Edvard Munch » nuit blanche »
–
Bien qu’il n’y ait plus un bruit,
tout autour des murs,
ce n’est pas pour autant une nature morte,
mais seulement une ouate
à peine différente de celle du ciel,
et d’où part le silence.
Il s’est posé, tout en blanc
de partout.
Les arbres sont dans l’attente ;
ils cherchent leur équilibre,
sous une masse inhabituelle, et résistent
de leur hampe sombre.
Car seuls, ils se détachent
de l’austère étendue,
où toutes les différences
ont été gommées,
enfouies sur une couche épaisse ,
tendant vers l’égalité.
Leurs silhouettes sont géométrie
et s’ornent d’ombres violettes,
comme dans les tableaux de Munch :
une peinture pour de vrai,
débordant sur les chemins,
presque effacés, aussi .
L’atmosphère est fraîche,
comme en attente.
Des hommes , au loin, progressent :
de signes noirs qui se détachent,
comme leurs paroles,
sur un fond mat .
On est dans un instant précaire,
que l’on sait fragile .
L’arrivée des chasse-neige
va rayer l’immobile,
comme si on lançait les premiers traits
– une esquisse – sur une feuille vierge .
–
RC – oct 2017
Luis Aranha – Poème Pythagore 11
Après un tableau
Une sculpture
Après une sculpture
Un tableau
Anti-anatomique
Trait de vie sur une toile morte
Extravagant
Je voudrais être peintre !
J’ai dans mon tiroir des esquisses de bateaux
Je n’ai réussi que les marines
Nous sommes les primitifs d’une ère nouvelle
Egypte art synthétique
Mouvement
Excès de lignes
Bas-reliefs de Thèbes et de Memphis
Partir en Egypte
Comme Pythagore
Philosophe et géomètre
Astronome
Je découvrirais peut-être le théorème de l’hypothénuse et la table de multiplication
Je ne me rappelle plus
J’ai besoin de retourner à l’école
Le ciel est un grand tableau noir
Pour les enfants et pour les poètes
Circonférence
Le cercle de la lune
De Vénus je trace une tangente lumineuse qui va toucher quelque planète inconnue
Une ligne droite
Ensuite une perpendiculaire
Et une autre droite
Une sécante
Un secteur
Un segment
Comme la Terre qui est ronde et la lune une circonférence
il doit bien y avoir des planètes polyèdres des planètes coniques des planètes ovoïdes
Evoluant parallèlement elles ne se rencontrent jamais
Trapèzes de feu
Les astres décrivent dans le ciel des cercles des ellipses et des paraboles
Les ronds s’adossent les uns aux autres et tournent comme les roues dentées de machines
Je suis le centre
Autour de moi tournent les étoiles et voltigent les corps célestes
Toutes les planètes sont des ballons de baudruche colorés que je retiens par des ficelles entre mes mains
Je tiens dans mes mains le système planétaire
Et comme les étoiles filantes je change de place fréquemment
La lune pour auréole
Je suis crucifié sur la Croix du Sud
Avec dans le cœur
L’amour universel
Globules de feu
Il y a des astres tétraèdres hexaèdres octaèdres dodécaèdres et isocaèdres
Certains sont des globes de verre opaque avec des lumières à l’intérieur
Il y en a aussi de cylindriques
Les coniques unissent leurs pointes en tournant en sens contraire autour de l’axe commun
Prismes tronqués prismes obliques et parallélépipèdes lumineux
Les corps célestes sont d’immenses cristaux de roche colorés qui tournent dans tous les sens
La chevelure de Bérénice n’est pas une chevelure
Le Centaure n’est pas un centaure et le Cancer n’est pas un crabe
Musique colorée qui résonne dans mes oreilles de poète
Orchestre fantastique
Timbales
Les cymbales de la lune
Claquement des castagnettes des étoiles !
Elles tournent sans cesse
Furieusement
Il n’y a pas d’étoiles fixes
Les fuseaux filent
La voûte céleste est le hangar de zinc d’une usine immense
Et la laine des nuages passe dans l’engrenage
Trépidations
Mon cerveau et mon cœur piles électriques
Arcs voltaïques
Explosions
Combinaisons d’idées et réactions des sentiments
Le ciel est un vaste laboratoire de chimie avec cornues creusets tubes éprouvettes et tous les vases nécessaires
Qui m’empêcherait de croire que les astres sont des ballons de verre pleins de gaz légers qui se sont échappés par les fenêtres des laboratoires
Les chimistes sont tous des imbéciles
Ils n’ont découvert ni l’elixir de longue vie ni la pierre philosophale
Seuls les pyrotechniciens sont intelligents
Ils sont plus intelligents que les poètes car ils ont rempli le ciel de planètes nouvelles
Multicolores
Les astres explosent comme des grenades
Les noyaux tombent
D’autres montent de la terre et ont une vie éphémère
Astéroïdes astérisques
Fusées de larmes
Les comètes se désagrègent
Fin de leur existence
D’autres explosent comme des démons du Moyen Âge et des sorcières du Sabbat
Feux d’antimoine feux de Bengale
Moi aussi je me désagrégerai en larmes colorées le jour de ma mort
Mon cœur vaguera dans le ciel étoile filante ou bolide éteint comme maintenant il erre enflammé sur la terre Etoile intelligente étoile averroïste
Vertigineusement
En l’enroulant dans le fil de la Voie Lactée
J’ai jeté la toupie de la Terre
Et elle vrombit
Dans le mouvement perpétuel
Je vois tout
Bandes de couleurs
Mers
Montagnes
Forêts
Dans une vitesse prodigieuse
Toutes les couleurs superposées
Je suis seul
Grelottant
Debout sur la croûte refroidie
Il n’y a plus de végétation
Ni d’animaux
Comme les anciens je crois que la Terre est le centre
La Terre est une grande éponge qui s’imbibe des tristesses de l’univers
Mon cœur est une éponge qui absorbe toute la tristesse de la Terre
Bulles de savon !
Les télescopes pointent le ciel
Canons géants
De près
Je vois la lune
Accidents de la croûte refroidie
L’anneau d’Anaxagore
L’anneau de Pythagore
Volcans éteints
Près d’elle
Une pyramide phosphorescente
Pyramide d’Egypte qui est montée au ciel
Aujourd’hui elle est intégrée dans le système planétaire
Lumineuse
Son itinéraire calculé par tous les observatoires
Elle est montée quand la bibliothèque d’Alexandrie était un brasier illuminant le monde
Les crânes antiques éclatent dans les parchemins qui se consument
Pythagore l’a vue quand elle était encore sur terre Il a voyagé en Egypte
Il a vu le fleuve du Nil les crocodiles les papyrus et les embarcations de santal
Il a vu le sphynx les obélisques le temple de Karnak et le bœuf Apis
Il a vu la lune à l’intérieur du caveau où se trouvait le roi Amenemhat
Mais il n’a pas vu la bibliothèque d’Alexandrie ni les galères de Cléopâtre ni la domination anglaise
Maspero découvre des momies
Et moi je ne vois plus rien
Les nuages ont éteint ma géométrie céleste
Sur le tableau noir
Je ne vois plus la lune ni ma pyrotechnie planétaire
Une grande paupière bleue tremble dans le ciel et cligne
Un éclair farouche zèbre le ciel
Le baromètre annonce la pluie
Tous les observatoires communiquent entre eux par la télégraphie sans fil
Je ne pense plus car l’obscurité de la nuit tempétueuse pénètre en moi
Je ne peux plus mathématiser l’univers comme les pythagoriciens
Je suis seul
J’ai froid
Je ne peux écrire les vers dorés de Pythagore!…
Une géométrie modifiée – ( RC )
photo: Rodney Smith
Tu peux tirer le rideau sur le théâtre du jour,
> cela coïncide avec la géométrie des lieux :
chaque chose est à sa place,
dans un repère orthogonal.
La plage est silencieuse,
la mer grise, d’un calme sournois.
Effectivement le plancher de la maison
reste parallèle à l’horizon ,
comme si c’était fait exprès:
C’est compter sans le ciel endormi,
qui joue avec le vent,
une partition,
où souvent, les choses basculent
dans leur sommeil.
Bois et charpentes gémissant,
supportent les éléments,
qui parfois
pèsent plus lourd qu’on ne pense :
le drap des nuées secoué en tous sens,
ne modifie pas la perspective,
mais introduit des obliques ,
toutes dans le même direction,
mais sans qu’on puisse désormais
les corriger .
( sur une photo de Rodney Smith )
–
RC – dec 2017
Perfections et symétries – ( RC )
Tu mesures les formes parfaites,
où tous les côtés se répondent,
et obéissent aux mesures identiques .
Ainsi le constructeur tend vers l’utopie
de la vision où la mathématique
prend le dessus de la vie .
Les rosaces des cathédrales,
tournent en mouvements figés ,
aux soleils fractionnés,
Les mosaïques aux jeux complexes,
zelliges enchevêtrés
excluent l’humain dans le décoratif.
Des palais imposants,
forçant la symétrie,
se mirent à l’identique
avec le double inversé,
du bavardage pompeux
des images de l’eau .
Se multiplie la dictature
de la géométrie des formes
répondant à leur abstraction ,
comme des planètes qui seraient
cuirassées dans une sphère lisse
d’où rien ne dépasse.
… Des formes si lisses,
voulues à tout prix,
qu’elles génèrent l’ennui
excluant la fantaisie
le désordre
et le bruit.
Les formes parfaites
s’ignorent entre elles
définitives, excluant la vie
comme des pièces de musée,
pierres précieuses,
diamants de l’inutile
dont finalement
la froid dessin, clos sur lui-même
finit par encombrer .
Dans le passé, on ajoutait
à un visage de femme trop régulier
un grain de beauté, une mouche,
quelque chose pour lui apporter
une différence, un cachet
sa personnalisation, un « plus » de charme
une irrégularité, une surprise,
portant dans son accomplissement
la griffure du vivant
Elle se démarque du cercle fermé
de la beauté idéalisée par quelque chose
contredisant la perfection
Celle-ci demeure une vue de l’esprit,
bien trop lointaine
pour qu’on puisse s’en saisir.
–
RC – août 2016
Une chapelle comme une nef échouée – ( RC )
Chapelle contemporaine du Mont Lozère. Architecte: Jean Peytavin
( toutes photos perso – réalisées en 2006 )
–
On ne s’attend pas, quelque part,
Dans un repli de la montagne,
A trouver là,
Une nef, immobilisée,
Qui s’est échouée un jour,
La quille prise dans les sables.
C’était comme aujourd’hui,
( on peut le supposer ),
Un jour où le brouillard épais,
Ne permettait pas de voir les côtes.
Bien sûr on peut se demander,
Puisqu’il n’y a pas de rivage,
Par quel hasard le bord de mer,
Se serait élevé,
Si haut, qu’on en aurait perdu le sel,
Et même jusqu’à l’idée.
Quant à moi je m’en tiens à l’énigme,
Du basculement des origines .
Oui, on ne s’attend pas,
A trouver une flèche incrustée,
Dans la large épaule
De la montagne,
Une construction dont le toit
S’élance du sol, pour se tendre,
Dans sa simplicité géométrique,
Vers les hauteurs ventées.
Jusqu’ où va la foi,
Et jusqu’au coeur du froid,
Si des hommes ont dressé
Tout contre le ciel, une nef
– peut-être en se rappelant
Celle de Noé ….-
En recherchant sous le ciel bas
Des fragments de divin.
–
RC – mai 2015
Livre des heures de Carlos V.
Biblioteca Nacional de España
De l’ascension, à la mobilité des lunes – ( RC )
–
Les efforts d’une ascension,
Où notre propre poids, nous tire en arrière,
Enfin couronnés de succès,
Lorsque le sentier s’aplanit,
Hésite entre des rochers,
S’enfonce dans les bois,
Alors que le ciel se raye,
Au dessus de ma tête,
De la trace blanche d’un avion,
En pointillé entre les nuages,
Et tirant des géométries,
Ignorant obstacles et reliefs.
…. A encore haleter,
De l’air coupant de la montée,
S’il faut encore savoir,
Où poser les pieds,
Entre les pierres,
Et quelquefois les flaques,
Je peux guetter,
A quelque distance,
L’abrupt d’une crête,
Couronnée d’une tour.
C’est sans aucun doute
Un point de vue remarquable .
> Un promontoire ,
Qui est comme promesse,
Une balise , posée là,
Accrochée à mi-chemin du ciel,
Probablement avant la descente,
Et le retour vers des zones,
Plus hospitalières.
…… Un panorama, où le regard
Planerait lentement au-dessus des vallées.
Mais arrivé à cet endroit, – Juste des falaises,
dépassant d’une masse cotonneuse,
D’un paysage nappé d’épaisses brumes.
Le silence alors, s’étendant, nu,
Et sans l’aimable courbe des vallées,
attendue,
Renvoyant à la mobilité des lunes.
–
RC – février 2014
Repères , sans repères ( RC )
Hop, c’est un signe. Il faut avoir l’oeil attentif pour le voir.
Sur un poteau banal, une petite pancarte jaune, autocollante.
On n’y fait pas attention.
Et quelques jours après, c’est la même chose le même signe, à un autre endroit.
Puis un autre, et, cela semble se multiplier, au hasard des parcours.
Sans explication.
Un jeu de pistes , un clin d’oeil jaune, oui, mais vers quel but ?
Peut-être observe-t-on mes parcours, et quelqu’un marquerait mes étapes, indiquerait sur le plan mes allées venues, mes haltes obligées : au carrefour, au passage piéton, à la papeterie, au magasin de fruits et légumes, à la station service, que sais-je ?
Ce serait un réseau indiqué sur la carte, on relierait les points et ça dessinerait quelque chose. Une géométrie, une figure dont je dessinerais le contour, en remarquant ces étapes. Ou bien des signes de reconnaissance, entre initiés, s’affirmant, toujours plus nombreux, jouant sur l’effet de foule, ….un complot qui se trame.
Une toile d’araignée qui s’étend,…
Et ces signes… dissimulés derrière leur banalité…
Sans itinéraire défini, un peu comme des yeux,
Qui scrutent, posent des questions de leurs yeux jaunes , mais sans les poser.
Peut-être suis-je le seul à les voir ?
Mon esprit abandonné à la pénombre, sans repères.
–
RC – 11 octobre 2013
–
Michel Hubert – Hypothèse de craie –
Plus au sud du rêve
ah pas qu’un soleil plus au sud du rêve :
certes
rien n’est si simple
aussi simple
que la géométrie bleue
d’un ciel andalou
c’est d’Arcos a Ronda pourtant
dans la Serrania
que l’homme sculpté
dans les troncs d’oliviers
se tord en ombre
des mille scolioses du sud
– extrait de « hypothèse de craie » – captif de l’homme
–
Jorge Luis Borgès – Je suis
Je suis le seul homme sur la Terre et peut-être n’y a t-il ni Terre ni homme.
Peut-être qu’un dieu me trompe.
Peut-être qu’un dieu m’a condamné au temps, cette longue illusion.
Je rêve la lune et je rêve mes yeux qui la perçoivent.
J’ai rêvé le soir et le matin du premier jour.
J’ai rêvé Carthage et les légions qui dévastèrent Carthage.
J’ai rêvé Lucain.
J’ai rêvé la colline du Golgotha et les croix de Rome.
J’ai rêvé la géométrie.
J’ai rêvé le point, la ligne, le plan et le volume.
J’ai rêvé le jaune, le rouge et le bleu.
J’ai rêvé les mappemondes et les royaumes et le deuil à l’aube.
J’ai rêvé la douleur inconcevable.
J’ai rêvé le doute et la certitude.
J’ai rêvé la journée d’hier.
Mais peut-être n’ai-je pas eû d’hier, peut-être ne suis-je pas né.
Je rêve, qui sait, d’avoir rêvé.
Jorge Luis Borgès
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