Lucie Taïeb – rêve de vertu ( extrait )

Le sol tremble vaguement et les pavés se disjoignent, mais c’est ailleurs et elle ne peut pas savoir. Qui serait avec elle dans la chambre où elle repose verrait son visage s’assombrir. Il n’y a personne. Seulement les pavés qui se disjoignent et laissent deviner quelque chose de noir et de granuleux, du goudron, de la terre peut-être. Elle s’est agenouillée, elle regarde le sol de très près, un long moment, absorbée, faisant abstraction de tout le reste, un peu plus et elle collerait l’oreille contre les pavés pour savoir d’où vient le galop, quelque chose a tremblé, s’est ébranlé, elle a ressenti la secousse, l’image du rêve pourrait se briser comme une vitre, laisser s’engouffrer un grand souffle vide, mais au lieu de cela, lorsqu’elle relève la tête, ce qu’elle aperçoit, à l’horizon, ce sont des hommes. Principalement des hommes, mais aussi des femmes et quelques enfants.
Ils ont surgi des profondeurs de la terre, des tunnels et des souterrains, de tous les lieux de misère et d’ombre où ils avaient trouvé refuge….
Chair de bitume – ( RC )

La pâte ,
chair de bitume,
lave solidifiée,
la route
sous le feu de l’été
liquéfiée.
Toi tu étales,
moi je racle,
mais rien ne s’en va
sinon quelques graviers
rebelles.
Pieds englués.
La pâte toujours,
chair de peinture,
poussée par la brosse,
sera peut-être un jour
lumière,
un visage, un regard.
Elle maintient le nôtre
prisonnier,
avec des caprices de geste,
figés.
Quelques poils de pinceau
collés, rebelles.
Ils pourraient être nôtres
ces poils, sitôt enlisés
dans le silence.
Monochrome.
Noir de bitume.
Racles plus fort !
et tu me trouveras.
RC
Michel Foissier – un pressentiment rongé par la fuite du temps

avaler un sandwich un demi pression un café
laver les pieds des morts avant le petit jour
se coucher enfin parmi les débris de vaisselle sale
parmi les pétales de fleurs fanées comme si la torture n’était qu’un mauvais
à passer
un pressentiment rongé par la fuite du temps
une promenade à petits pas de laine grise
sous les ponts la richesse se consomme à la va-vite
les doigts des amourettes construisent des plaisirs de bouts de ficelle
toute blessure se limite à l’impossible
entre pompes à essence et supermarchés
chaque chose en son temps rappelle-toi
il faut agir de nuit dans les odeurs acides du sommeil
substituer l’acte à l’intention
penser la mort comme une étincelle
il est comme quelqu’un qui renoue ses lacets
il dit qu’il attend et qu’il choisit pour cela cette version obscure du monde
il dit qu’il paye la faute de vivre ainsi en équilibre
et que le refus est écrit dans la peur
et que la peur est son testament
il est armé et le geste s’accompagne du cri d’un jour nouveau
et la lune s’est usée dans le grand cercle de la nuit
et puis occupé par les menus travaux de la guerre il attend dans le fantôme du vent
et son geste est très grand
personne n’est dans le camp de personne et
seul il imite le hurlement de la nuit
comme un cheval sellé qui ne sait encore rien de la course
ni du marchandage de la main et des jambes
en ces temps on disait la révolution
et l’âme des peuples était invisible
elle se cachait dans le secret des caves et ne sortait qu’à minuit
il pense que si sa tête éclatait il serait là à ramasser les morceaux à quatre pattes sur
le goudron de la nuit
il pense à ces kilomètres de mots
à ces lignes appliquées à l’encre violette
et qui ne touchent jamais la barrière du ciel
ni le sable bleu des déserts ni le souffle
ni ces petits riens de carton-pâte
l’habitude nous fait vivre à un millimètre de nous-même
dans la posture accroupie de la femme qui lave le linge à la rivière
de l’histoire nous ne savons que la calomnie
ici les murs nous font la grâce d’une lecture
aveugles nous déchiffrons les impacts de la fusillade
et le film est projeté en plein cœur
les acteurs sont soumis au grain de la maçonnerie
marionnettes ou créatures de rêve
une cérémonie à couper au couteau
le bétail s’allonge dans la manigance des corps
les hommes dorment les femmes dorment les enfants dorment
les chiens urinent puis grattent le bois des portes avec
des ongles malpropres
elle est assise dans l’ombre
il dit donne-moi tes mains j’en ferai bon usage dans
les giclées du soleil dans
les chuchotements du sous-bois
il connaît cette peur de granit cette trahison minuscule
demi-sel un char d’assaut quelque chose comme une prison qui s’avance
un bruit de métal frappé dans la fatalité du sang
Une vie au ralenti – ( RC )

Du troisième étage,
on voit le kiosque à journaux
devant le parc aux platanes ,
qui s’ennuient.
Ils s’ennuient des enfants
qui sont maintenant
à l’école, et des mamans
ne sortant plus les landaus .
La vie est au ralenti,
ce vendredi après-midi.
L’automne recouvre le carrefour
de feuilles brunes et or .
Tout le quartier se dissimule
sous les parures des arbres
désormais au sol
masquant le goudron.
Les rues, semblables
à une étoile de mer ,
ne mènent plus désormais
nulle part .
Les feux de circulation
n’ont rien compris.
Ils changent de couleur
obstinément, en cadence .
La ville s’est endormie
( une pause avant la pluie ).
Les voitures alignées
ont l’air de scarabées gris.
Antoine Mou los – Où vont ceux qui t’en vont ?
il s’aperçoit soudain
que partout où il allait
il y avait quelqu’un
qu’à chaque fois
qu’il a fui
il n a rien laissé pour mort
qu’à chaque fois qu’il pleuvait
il tirait la langue pour boire
un peu de pluie
il tombe des nues
des routes de goudron blanc
crèvent les montagnes
et s’élèvent en hurlant
vers le soleil
Des desseins laissés inachevés – ( RC )
Tiré de AAARG
Il y a des desseins que j’ai laissés inachevés ;
ils me saisissent par le bras,
m’habillent de signes du zodiaque , qui se repèrent sur mes épaules, coude et genoux,
et se mettent à clignoter.
Des nuages qui se forment en un manège duveteux,
sont des licornes, des lions et des serpents.
Tout le monde a l’air de bien s’entendre ;
ils me convient avec eux , pour partager les restes du buffet,
habiller les piétas de goudron et de plumes,
sortir les balais des sorcières des profondeurs de l’histoire
comme ceux cachés derrière les portes grises des placards des vestiaires ,
remplacer les hommes politiques par des héros bien connus de bandes dessinées:
je désigne aussi Bibi Fricotin, Felix Le Chat , Mandrake comme gagnants des épreuves olympiques
et les télés repeintes en noir mat.
Cela ne trompe pas: c’est un clin d’oeil du destin :
– je vais me présenter à ma propre succession ! ,
juste avant de me diluer dans un sommeil en deux dimensions
dont je n’apprécie même pas la superficie.
J’ai dû sortir, par inadvertance , de la case prévue à mon intention…
–
RC – mai 2016
Quand on n’a plus le sentiment, de l’heure et des choses ( RC )
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Ce qu’il était d’un bleu,
Sous la touffeur commune,
Et les blés secs, étalés ;
Champs juste entaillés,
De chemins de poussière pâle,
L’après-midi tarde,
Au silence têtu,
Quand on n’a plus le sentiment,
De l’heure et des choses,
Et qu’on recherche l’ombre.
Il n’y a plus,
De l’horizon indécis,
Que les toits du village,
Lointain,
Dans la brume de chaleur .
S’étire le ruban de la route,
Même , suinte son goudron,
Dans le temps immobile …
L’espace se prolonge,
En de molles collines,
Adossées au ciel, à peine différent
Et les vrilles sonores,
Des mouches de l’été…
> Les déchirures tardives des avions.
En longs tracés blancs…
RC – 25 septembre 2013
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Marée noire ( RC )

photo l’Express – agence REUTERS / Mike Hutchings
Un reflet sur les flaques visqueuses
C’est le clin d’oeil d’une lumière qui s’élance
D’une lune voilée, qui va, vient et danse
Au milieu de nuées et fibres laiteuses
La mer est lourde d’un ressac hagard
Elle porte un couvercle si lourd
Qui confisque son souffle, son amour
——–Et ne nous rend pas notre regard.
C’est d’un calme, une menace immobile
Les oiseaux englués de désespoir
Ils ne verront plus l’air, en marée noire
Ce qu’on dirait – une mer d’huile –
La mer, l’amère ne se jette plus sur les rochers
Elle n’a plus d’écume, que le goudron
Au rendez-vous du sable, plus de poumons
Silences de vie ôtée, kilomètres de déchets
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RC – 27 septembre 2012
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