Astrid Waliszek – Vous souvenez-vous

Vous souvenez-vous, vous qui rêviez votre vie peuplée de sombres nuits, de rêveries impies, des mots ailés comme des notes de musique que vous balanciez à cette douteuse clique ?
Vous souvenez-vous des orages, des ciels blafards, des aubes imprécises, des nuits sans fard – des mots frissonnants et saoûls, l’heureux talisman s’est fracassé sur les pavés mouillés du temps
La lente, imperturbable érosion de l’être en ses jours confits de regards futiles poursuit en vain la réalité immobile du grand soleil clair en train de disparaître
Avant même que d’être né, elle est condamnée. La belle affaire ! cette joie soudaine et bornée s’est crue un instant par la grâce éperonnée.
Vous souvenez-vous de ces chants fous et troublés ?
Lointaine enfance – (Susanne Derève) –

.
C’était si proche encore l’enfance
si irrémédiablement proche
et lointain .
Je la cherchais dans le vacillement
des couleurs dans les balbutiements
du ciel,
.
en toute chose qui fragile pure
ingénue viendrait combler
l’irrémédiable perte ,
dans la grâce imparfaite d’un chant ,
le froissement ténu d’une aile ,
la pâle carnation d’un pétale ,
.
.
cette tendre innocence,
cette limpidité de source
dont je poursuivais inlassablement la trace
en vos yeux .
Abdelkebir Khatibi – Dédicace à l’année qui vient
extrait du recueil » Dédicace à l’année qui vient »
peinture D G Rossetti – Matin musique – 1864
La blonde d’antan
Et la rousse d’autrefois
Tant de belles ténébreuses
Pour mes jours ensoleillés
Aux quatre points cardinaux
Chaque saison les étrenne
De quelques rayons de miel
Et chaque anniversaire
Renouvelle ma grande promesse
Oublier ce qui s’oublie
Et aimer ce qui se perpétue
Sur le cadran du Paradigme :
Pensée du jour retour de la nuit
Je ne sais
Si le partage d’un secret
Tresse
Comme un tapis déroulé
La posture du corps
Je ne sais doublement
Mais je sens le transport
D’un regard à l’autre
M’accordes-tu
Le rite de ta grâce ?
L’émerveillement du Nom ?
Leur procession ?
Novalis – O Mère, celui qui t’a vue
XIV
Sculpture Vierge à l’enfant, Musée Unterlinden Colmar
–
–
O Mère, celui qui t’a vue
pour toujours échappe à l’Enfer.
Il souffre d’être loin de toi,
il t’aime d’amour éternel,
et le souvenir de tes grâces
donne des ailes à son âme. (…)
Tu sais, ô Reine bien-aimée,
que je suis à toi tout entier.
N’ai-je pas, depuis tant d’années,
joui de tes faveurs secrètes ?
A peine éclos à la lumière,
j’ai bu le lait de ton sein bienheureux.
Mille fois tu m’es apparue ;
je t’adorais d’un cœur d’enfant ;
ton Enfant me tendait ses mains
pour mieux me reconnaître un jour.
Tu souriais avec tendresse,
tu m’embrassais — instants divins !
Il est bien loin, ce paradis.
A présent, le chagrin m’accable.
J’ai longtemps erré, triste et las.
T’ai-je donc si fort offensée ?
Humble comme un enfant, je m’attache à ta robe :
éveille-moi de ce rêve angoissant.
Si l’enfant seul peut voir ta face
et compter sur ton sûr appui,
délivre-moi des liens de l’âge,
fais de moi ton petit enfant.
L’amour et la foi de l’enfance
Depuis cet âge d’or restent vivants en moi.
NOVALIS « Cantiques »
Lamelles immobiles ( RC )
–
Immobile dans l’image,
Epinglé dans le ciel,
Au théâtre des objets,
L’oiseau n’est pas réel…
Dessin de son passage,
Une portion de trajet,
Le bout d’une ligne,
Un instant de grâce,
Et peut-être le signe,
Le reflet dans une flaque
D’un ange qui passe
Et qu’à peine on remarque…
———–
Voyageurs en émotion lente
Le passager du jour
Succède à celui
D’une lourde obscurité
Et s’étonne encore
Que les choses en sommeil
Se révèlent au lendemain,
Cousines, ou bien semblables
A la même place
Et jouent à la permanence,
Même si l’atmosphère, leur peint des habits
De brume et de lumière.
Il y a des instants fugitifs
Qui modifient les contours,
Ajoutent des touches de couleur
Et désignent autrement
– La cathédrale de Rouen – que l’on croyait connaître
Quand s’élancent, immobiles
Les dentelles gothiques
A travers les siècles .
Mais, même plus modestes
Les images les plus offertes,
Qu’on voit sur les présentoirs,
Se trouvent reproduites
Presque à l’identique
Sur les cartes postales.
Les vues générales,
Prises du promontoire
En couleurs ou en gris pâle,
Sont des moments d’histoire .
Le décompte des heures,
Les transformations ( et petites différences)
A identifier – au jeu des sept erreurs-
D’un village de Provence …
En prenant la photo
Le passager du jour
Prélève, une fraction de seconde
Une infime portion du temps,
Et un peu de lumière
Comme une prise de sang
Aspirant le visible du monde,
Une piqûre éphémère,
Où se précipite, hâtif
Le paysage, en périmètre limité
A l’intérieur de l’objectif,
… un instant d’éternité.
–
RC – 13 novembre 2012
– texte auquel j’ai trouvé un écho, dans le blog de « le vent qui souffle »
Interfaces
La photographie n’était que le reflet arbitraire d’un instant arraché à la fosse béante du temps, et ne livrerait pas d’autre secret que cette fixité étrange et ce témoignage troublant d’une vie abolie mais qui avait existé. Ce n’était qu’une trace, aussi bouleversante que les empreintes de mains retrouvées dans les grottes préhistoriques. Elle continuerait pourtant, avec déraison,
parce que cette vie retournée au néant continuait de l’émouvoir, à scruter la profondeur de ce regard, à suivre le mouvement de ces lèvres qui essaient avec peine d’esquisser un sourire, à interroger ce front trop grand sous les cheveux relevés, à examiner cette broche dorée qui rehausse le corsage sombre, à s’émerveiller devant le col de dentelle fine fabriqué par des mains délicates.
Sa mémoire avait conservé des milliers d’images plus récentes, en mouvement comme dans un film. Ces images-là, douloureuses, s’enfonçaient peu à peu dans les couches inférieures de la conscience, accompagnées d’une sorte de sentinelle chargée de les veiller, de les protéger contre l’oubli définitif, mais aussi et peut-être surtout d’empêcher la souffrance d’une remontée à l’air libre…
Une sorte de filtre magique ne laissait passer que les formes simplifiées ou mythiques du souvenir. Il n’était pas impossible de croire que ces formes pourraient revivre de la même façon que les vestiges d’une civilisation disparue, avec le recul et la passion des archéologues, la passion préservant l’émotion, le recul faisant barrage à la douleur. Il devenait possible également de croire que ces empreintes de vie laissées par une morte rétabliraient un passage avec elle, la « encore vivante ».
Et tous ces signes, il fallait désormais les déchiffrer, les décrypter, les interpréter comme des indices sur son propre destin, contenu dans la forme ronde de ce petit miroir de poche, cruellement figé et glacé côté pile, insaisissable comme l’eau courante, imprévisible, inquiétant, effrayant comme un torrent dévastateur, côté face.
Taire le silence ( RC )
Si j’apprends à taire le silence
En jetant quelques cailloux dans l’eau
Alors, la surface remue, et se souvient
En cercles concentriques, des éclaboussures
Et des gestes ténus,
Qui repoussent quelques secondes la léthargie,
En laissant , une place à la vie.
Mon geste n’est plus là, mais seulement sa trace
Comme lorsque je passe un doigt distrait
Sur la couche de poussière recouvrant le buffet.
J’apprends à lire, les instants fugitifs,
Le murmure de l’histoire, et l’invisible est crédible
Les brioches dorées, le zeste des parfums,
Le sillage d’un regard, au détour d’un reflet,
Le souffle des choses, agitant les feuillets
Les chapitres du bonheur, que révèle
Un pinceau de lumière à travers les nuées
Eloignées des étoiles, et dénuées
De l’ombre – qui fait l’importance.
Si j’apprends à taire le silence,
C’est pour mieux traduire
Une langue d’avant qui te ressemble
La prolongation d’une grâce
Que n’offrent ni les mots
Ni la parole rhétorique,
Les doigts ouverts de l’invisible
Quand ils te dessinent à mes yeux:
Une veine qui palpite à ton front,
Et la courbe d’une hanche…
J’apprends à lire, les instants fugitifs,
A rassembler les indices,
Peut-être à inventer,
A rajouter des brillances
Et des couleurs de voix,
Imiter rivières et cascades,
Et l’ombre des collines
Qui dessine des courbes
Sur le désir de l’instant
Que les lèvres promettent.
RC – 6 octobre 2012 ( évocation d’une démarche créative… je pensais à la photographie )
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Raphaële George – Infirmité de l’homme
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Raphaële George (Ghislaine Amon), née à Paris en 1951, décédée en 1985 des suites d’un cancer, devient, en quelque sorte, une éveillée « retrouvant toute sa quiétude originelle, / cette sorte de silence et qui pourtant n’est pas l’inerte mais l’Accompli. » .
Infirmité de l’homme
qui ne connaît de sa mort
que la crainte de ne pas s’éveiller
Existe-t-il cet autre
qui ne nous reproche jamais d’être ?
Est-il l’épure de soi-même
au point de croire que jamais
nous ne saurions le perdre ?
En perdant l’amour de mon amour
je ne suis plus qu’une enveloppe vide
que plus rien ne traverse.
Or je vieillis
et plus je le sais
mieux nous nous séparons
Pourtant, qui ne connaît pas
cette beauté triste, très tôt ?
Cet appel du désir,
instant de grâce
où l’on se croit puissant
assez pour éviter la peur ?
Ce moment où je n’ai pas encore
posé le pied par terre.
Cette nuit que le jour garde en nous comme une peine
qu’on aurait tant voulu éviter
parce qu’à l’heure du coucher rien n’est pardonné
souvenirs de nos actes honteux
de quelque amour anémié…
Alors, imaginons le Paradis
Nous voyons un homme, une femme
seuls l’un en face de l’autre
sans fatigue jamais,
sans désir non plus.
S’ils n’avaient pas rompu cette harmonie de l’inconscience
jamais nous n’aurions connu la fatigue.
Dans cet état fusionnel où l’esprit flotte
– L’esprit va hors de nous pour nous voir dans nos limites-
Nous mettons à bas la peur
et tout redevient juste.
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Extraits de : Eloge de la fatigue,
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