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Mahmoud Darwich – Je ne désire de l’amour que le commencement


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Je ne désire de l’amour que le commencement. Au-
dessus des places de ma Grenade
Les pigeons ravaudent le vêtement de ce jour
Dans les jarres, du vin à profusion pour la fête après nous
Dans les chansons des fenêtres qui suffiront et suffi-
ront pour qu’explosent les fleurs du grenadier

Je laisse le sambac dans son vase. Je laisse mon petit
coeur
Dans l’armoire de ma mère. Je laisse mon rêve riant
dans l’eau
Je laisse l’aube dans le miel des figues. Je laisse mon
jour et ma veille
Dans le passage vers la place de l’oranger où s’en-
volent les pigeons

Suis-je celui qui est descendu à tes pieds pour que
montent les mots
Lune blanche dans le lait de tes nuits ? Martèle l’air
Que je voie, bleue, la rue de la flûte. Martèle le soir
Que je voie comment entre toi et moi s’alanguit ce
marbre.

Les fenêtres sont vides des jardins de ton châle. En
un autre temps
Je savais nombre de choses de toi, et je cueillais le
gardénia
A tes dix doigts. En un autre temps je possédais des
perles
Autour de ton cou et un nom gravé sur une bague d’où
jaillissait la nuit

Je ne désire de l’amour que le commencement. Les
pigeons se sont envolés
Par-dessus le toit du ciel dernier. Ils se sont envolés
et envolés

Il restera après nous du vin à profusion dans les
jarres
Et quelque terre suffisante pour que nous nous retrou-
vions , et que la paix soit

Anthologie
(1992-2005)
BABEL


Jorge Carrera Andrade – la clé du feu


LA CLE DU FEU
(La llave del fuego)

 

Hernán Cortès, le conquérant du Mexique La « Malinche » et Cortès

Terre équinoxiale, patrie du colibri,
de l’arbre à lait et de l’arbre à pain !
J’entends de nouveau dans les feuilles
le grincement de machine rouillée
de tes grillons et de tes cigales.

Je suis l’homme des perroquets :
Colomb me vit dans son île
et m’embarqua pour l’Europe
avec les oiseaux des Indes
sur son vaisseau chargé
de trésors et de fruits

Un jour, sur le conseil de l’aube
je réveillai les cloches du XIX* siècle
et accompagnai Bolivar et ses gueux héroïques
dans les contrées mouillées
d’une éternelle pluie
traversai la sierra et ses grises bourrasques,
où l’éclair en sa grotte argentée
a son nid et plus loin vers le Sud,
vers le cercle exact de l’Equateur
de feu jusqu’aux capitales
de pierres et de nuages
qui s’élèvent près du ciel et de la rosée.

Je fondai une république d’oiseaux
sur les armures des conquérants
oxydées par l’oubli,
au pied du bananier.
Il ne reste qu’un casque dans l’herbe
habité par des insectes tel un crâne vide
éternellement rongé par ses remords.
Je m’approche des portes secrètes de ce monde
avec la clé du feu
arrachée au volcan, solennel tumulus.

Je te regarde, bananier, comme un père.
Ta haute fabrique verte, alambic des tropiques,
tes frais conduits, sans trêve
distillent le temps, transmuent
les nuits en larges feuilles, les jours en bananes
ou lingots de soleil, doux cylindres
pétris de fleurs et de pluie
en leur housse dorée telle abeille
ou peau de jaguar, enveloppe embaumée.

Le maïs me sourit et parle entre ses dents
un langage d’eau et de rosée,
le maïs pédagogue
qui apprend aux oiseaux à compter
sur son boulier.
Je m’entretiens avec le maïs et l’ara
qui savent l’histoire du déluge
dont le souvenir rembrunit le front des fleuves.

Les fleuves coulent toujours plus devant eux
étreignant chaque roc, peau plissée de brebis,
vers les côtes hantées par les tortues
sans oublier leur origine montagnarde et céleste
à travers l’empire végétal où palpite
la jungle et son cœur sombre de tambour.

O mer douce, Amazone, ô fluviale famille !
Je décoche ma flèche emplumée,
oiseau de mort,
à ton étoile la plus haute
et je cherche ma rutilante victime dans tes eaux.
O mon pays qu’habitent des races fières et humbles,
races du soleil et de la lune,
du volcan et du lac, des céréales et de la foudre.

En toi demeure le souvenir du feu élémentaire en chaque fruit,
en chaque insecte, en chaque plume,
dans le cactus qui exhibe ses blessures ou ses fleurs,
dans le taureau luisant de flammes et de nuit,
le vigilant minéral buveur de lumière,
et le rouge cheval qui galope indompté.
La sécheresse ride les visages
et les murs et l’incendie allume sur l’étendue des blés
l’or et le sang de son combat de coqs.

Je suis le possesseur de la clé du feu,
du feu de la nature clé pacifique
qui ouvre les serrures invisibles du monde,
clé de l’amour et du coquelicot,
du rubis primordial et de la grenade,
du piment cosmique et de la rose.

Douce clé solaire qui réchauffe ma main
par-dessus les frontières
tendue à tous les hommes :
ceux à l’épée prompte et à la fronde,
ceux qui pèsent sur un même plateau la monnaie et la fleur,
ceux qui fleurissent leur table pour fêter ma venue
et aux chasseurs de nuages, maîtres des colombes.

Ô terre équinoxiale de mes ancêtres,
cimetière fécond, réceptacle de semences et de cadavres.
Sur les momies indiennes dans leurs jarres d’argile
et sur les conquérants dans leurs tombeaux de pierre
qui sans trêve sillonnent les âges
ayant pour seule compagnie quelque insecte musicien,
un même ciel étend son regard d’oubli.

Un nouveau Colomb appareille dans les nuages
tandis qu’explose, bref feu muet,
la poudre céleste de l’étoile
et que les cris alarmés des oiseaux
obscurément semblent interroger
le crépuscule.

 

 

extrait  des  » poètes  d’aujourd’hui »  (Seghers)


Mahmoud Darwich – (Dans le grand départ je t’aime plus encore)


alhambra-joaquin-sorolla-y-bastida-peinture-andalousie

                   l’Alhambra , Grenade – Joaquin Sorolla y Bastida

 

 

Dans le grand départ je t’aime plus encore. Sous peu
Tu refermeras la ville. Je n’ai pas de cœur dans tes
mains, et pas
De chemin qui me porte. Dans le grand départ je
t’aime plus encore
Notre grenadier après toi a perdu sa sève. Plus légers
les palmiers
Plus légères les collines, et nos rues dans le crépuscule
Et la terre qui dit adieu à sa terre. Plus légers les
 mots
Et les contes sur les marches de la nuit. Mais mon
cœur est lourd
Laisse-le là, qui hurle autour de ta maison et pleure
les beaux jours
Je n’ai d’autre patrie que lui. Dans le grand départ je
t’aime plus encore

 

Je vide l’âme des derniers mots. Je t’aime plus
encore
Dans le départ les papillons guident nos âmes. Dans
le départ
Nous nous souvenons d’un bouton de chemise
perdu, et nous oublions
La couronne de nos jours. Nous nous souvenons de
la sueur aux parfums de l’abricot, et nous oublions
La danse des chevaux dans les nuits de noces. Dans
le départ
Nous égalons l’oiseau. Nous compatissons pour nos
jours et nous nous contentons de peu
Il me suffit de toi le poignard doré qui fais danser
mon cœur meurtri
Tue-moi lentement et je dirai : Je t’aime plus que
Je ne l’ai dit avant le grand départ. Je t’aime. Rien
ne me fait mal
Ni l’air, ni l’eau. Plus de basilic dans ton matin, plus
De lys dans ton soir qui m’endolorissent après ce
départ

 

 

Anthologie (1992-2005) – BABEL

Editon bilingue
poèmes traduits de l’arabe (Palestine) par Elias Sanbar