Philipp Larkin – à propos de l’album de photos d’une jeune femme
Enfin vous m’avez laissé voir cet album qui,
Une fois ouvert, m’affola. Tous vos âges
En mat et en brillant sur les épaisses pages !
Trop riches, trop abondantes, ces sucreries
Je me gave de si nourrissantes images.
Mon œil pivote et dévore pose après pose –
Cheveux nattés, serrant un chat pas très content,
Ou vêtue de fourrure, étudiante charmante,
Ou soulevant un lourd bouton de rosé
Sous un treillage, ou portant chapeau mou
(Un peu gênant, cela, pour diverses raisons) –
De toutes parts, vous m’assaillez, les moindres coups
Ne venant pas de ces types troublants qui sont
Vautrés à l’aise autour de vos jours révolus :
Dans l’ensemble, ma chère, un peu indignes de vous.
Mais ô photographie semblable à nul autre art,
Fidèle et décevante, toi qui nous fais voir
Morne un jour morne et faux un sourire forcé,
Qui ne censures pas les imperfections
– Cordes à linge et panneaux de publicité –
Mais montres que le chat n’est pas content, soulignes
Qu’un menton est double quand il l’est, quelle grâce
Ta candeur confère ainsi à son visage ,
Comme tu me convaincs irrésistiblement
Que cette jeune fille et ce lieu sont réels !
Dans tous les sens empiriquement vrais ! Ou bien
N’est-ce que le passé ? Cette grille, ces fleurs,
Ces parcs brumeux et ces autos sont déchirants
Simplement parce qu’ils sont loin ;
En semblant démodée, vous me serrez le cœur,
C’est vrai ; mais à la fin, sans doute, nous pleurons
D’être exclus, mais aussi parce que nous pouvons
Pleurer à notre aise, sachant que ce qui fut
Ne nous priera pas de justifier notre peine,
Même si nous hurlons très fort en traversant
Ce vide entre l’œil et la page. Ainsi, je reste
A regretter (sans nul risque de conséquences)
Vous, appuyée contre une barrière, à vélo,
A me demander si vous noteriez l’absence
De celle-ci où vous vous baignez ; en un mot,
A condenser un passé que nul ne peut partager,
A qui que ce soit votre avenir; au calme, au sec,
II vous contient, paradis où vous reposez
Belle invariablement,
Plus petite et plus pâle année après année.
Philipp LARKIN
« The Less Deceived »
(The Marvel Press, 1955) Traduction in « Poésie 1 » n° » 69-70
Max Jacob – Un chapeau d’instituteur

peinture: Suzanne Valadon
Du large je ne reconnais pas ma maison sur la falaise :
on l’a passée au lait de chaux.
Du bourg je ne reconnais pas ma maison sur la falaise :
on a mis de l’ardoise au lieu de chaume.
Du sentier je ne reconnais pas ma maison sur la falaise :
on a mis une grille en fer.
Et du coup mon cœur se fond,
il y a un lit de ville à la place du lit clos.
Je partirai sans vous regarder, Marie,
car sûrement vous avez des paillettes sur votre robe au lieu de broderie,
et une coiffe de poupée sur vos cheveux, effrontée !
Adieu, Marie, il y a une odeur de pipe dans la maison
et un chapeau d’instituteur sur la table.
Max JACOB « Poèmes de Morven le Gaélique » (Gallimard)
Dominique Boudou – L’homme qui marche – 1

Mel Drucker – sculpture en fil métallique: homme marchant avec chiens ,
L’homme qui marche #1
Il faudrait souffler comme les autres hommes
A cette pause qui n’a pas de présence
Dans laquelle je m’oublierais pourtant
S’il n’y avait pas tous ces mystères
Sous nos pas
La tentation du jardin encore
Qui miroite au fond de tes yeux
Deux chaises intemporelles
Autour des cercles de l’eau
La grille qui grincerait
Comme elle grinçait tu t’en souviens
Le parfum de la terre
Dont nous savions le partage
Allons sois raisonnable
Je ne veux pas pleurer
Un autre enfant passe
Qu’on n’a pas remarqué
Qui connaît tout du chemin
Un enfant qui n’a pas d’enfance
Luis Cernuda – Cimetière dans la ville

photo: H Cartier-Bresson, 1934 – Mexique
Derrière la grille ouverte entre les murs,
la terre noire sans arbres, sans une herbe,
les bancs de bois où vers le soir
s’assoient quelques vieillards silencieux.
Autour sont les maisons, pas loin quelques boutiques,
des rues où jouent les enfants, et les trains
passent tout près des tombes. C’est un quartier pauvre.
Comme des raccommodages aux façades grises,
le linge humide de pluie pend aux fenêtres.
Les inscriptions sont déjà effacées
sur les dalles aux morts d’il y a deux siècles,
sans amis pour les oublier, aux morts
clandestins. Mais quand le soleil paraît,
car le soleil brille quelques jours vers le mois de juin,
dans leur trou les vieux os le sentent, peut-être.
Pas une feuille, pas un oiseau. La pierre seulement. La terre.
L’enfer est-il ainsi. La douleur y est sans oubli,
dans le bruit, la misère, le froid interminable et sans espoir.
Ici n’existe pas le sommeil silencieux
de la mort, car la vie encore
poursuit son commerce sous la nuit immobile.
Quand l’ombre descend du ciel nuageux
et que la fumée des usines s’apaise
en poussière grise, du bistrot sortent des voix,
puis un train qui passe
agite de longs échos tel un bronze en colère.
Ce n’est pas encore le jugement, morts anonymes.
Dormez en paix, dormez si vous le pouvez.
Peut-être Dieu lui-même vous a-t-il oubliés.
Tras la reja abierta entre los muros,
La tierra negra sin árboles ni hierba,
Con bancos de madera donde allá a la tarde
Se sientan silenciosos unos viejos.
En torno están las casas, cerca hay tiendas,
Calles por las que juegan niños, y los trenes
Pasan al lado de las tumbas. Es un barrio pobre.
Tal remiendosde las fachadas grises,
Cuelgan en las ventanas trapos húmedos de lluvia.
Borradas están ya las inscripciones
De las losas con muertos de dos siglos,
Sin amigos que les olviden, muertos
Clandestinos. Mas cuando el sol despierta,
Porque el sol brilla algunos dias hacia junio,
En lo hondo algo deben sentir los huesos viejos.
Ni una hoja ni un pájaro. La piedra nada más. La tierra.
Es el infierno así ? Hay dolor sin olvido,
Con ruido y miseria, frío largo y sin esperanza.
Aquí no existe el sueño silencioso
De la muerte, que todavia la vida
Se agita entre estas tumbas, como una prostituta
Prosigue su negocio bajo la noche inmóvil.
Cuando la sombra cae desde el cielo nublado
Y del humo de las fábricas se aquieta,
En polvo gris, vienen de la taberna voces,
Y luego un tren que pasa
Agita largos ecos como un bronce iracundo.
No es el juicio aún, muertos anónimos.
Sosegaos, dormid ; dormid si es que podéis.
Acaso Dios también se olvida de vosotros.
Luis Cernuda, La Réalité et le Désir (La Realidad y el Deseo)
–
L’ Orang- attend ( RC )

image: montage perso
Au rendez-vous des animaux
J’habite dans un grand zoo,
Je laisse entre mes doigts se vider le temps
De toute façon, dans le cube de verre, j’attends
Je passe, mes journées à ne rien faire
Dans une atmosphère de serre,
Quelques troncs de pâle aventure
Donnent un petit écho de nature
Enfin, ce qui existe au-delà de la cage
Ce qui était d’avant mon voyage
Si loin mon pays des tropiques
Tout là-bas, au coeur de l’Afrique
Arraché aux miens, à ma famille
A la jungle des chimpanzés et gorilles
Quelques branches sans feuilles avancent
Sur lesquelles je me balance
Ne fournissent aucun ombrage,
Arrêtées tout net par le grillage
Un filtre invisible dont on ne voit pas les bords
Mais limite de l’horizon, le décor
Les visiteurs se pressent derrière les vitres
Agitant vers nous les bras, comme des pitres…
Un défilé de nouveaux visages
De toutes sortes, enfants et gens de passage…
Nous avons tout notre temps, lent
A vivre dans notre enveloppe d’orang-outang…
Pour nous former une opinion,
Foi de singes et guenons…
RC – Mars et juillet 2012
–
Venise déserte en sa nuit tiède ( RC )
–
D’anciennes façades décrépies, sont comme tachées,
Une végétation touffue croise ses bras verts pour cacher
Une grille que nul , depuis longtemps, n’a fréquentée,
Scellée par la rouille, – et dont personne n’a la clef
La fontaine est muette, l’eau ne chante plus sous le tilleul,
La vasque est presque remplie de feuilles en deuil,
Et de papiers, qui se soulèvent avec le vent
La place, désertée par l’été et les gens
On ne comprend pas où mènent ces escaliers
Qui s’élancent, puis, s’arrêtent par paliers
Vers une tour en partie détruite
Et que plus personne n’habite
La nuit est tombée, accompagnée par la lune
L’humidité s’étale, de la proche lagune
Le satellite, se double d’un halo
Qui se mire dans les flots
Du canal, aux reflets de vagues molles
Venant lécher de noires gondoles
Echouées, là, de biais, elles ont perdu leur emphase
Embarcations envahies par la vase…
De pâles lueurs tremblotent derrière les vitraux de l’église
Dans ce quartier un peu à l’écart, de Venise,
De briques et de marbres, les palais ont les pieds fourbus
Les murs qui s’écaillent, disent un prestige déchu.
La madone sculptée, au nez rongé, est toujours dans sa niche
Une fenêtre bouchée effeuille d’anciennes affiches
Indiquant des saisons passées les fêtes du Grand canal
Paillettes, danses et masques du carnaval…
Tout est silence à part une gerbe d’étincelles….
> D’une radio lointaine, parvient une tarentelle,
Et la brise déplace doucement ses voiles,
Dans un ciel de velours piqueté d’étoiles.
Où se traînent paresseusement quelques nuages
Dont le zodiaque ne prend pas ombrage
Même pas le verseau et Ganymède
– Toujours brillants dans la nuit tiède.
–
RC – 7 juillet 2012

photo Olimpo
–
Philipp Larkin – album de photos d’une jeune femme
–
à propos de l’album de photos d’une jeune femme
Enfin vous m’avez laissé voir cet album qui,
Une fois ouvert, m’affola. Tous vos âges
En mat et en brillant sur les épaisses pages !
Trop riches, trop abondantes, ces sucreries
Je me gave de si nourrissantes images.
Mon œil pivote et dévore pose après pose –
Cheveux nattés, serrant un chat pas très content,
Ou vêtue de fourrure, étudiante charmante,
Ou soulevant un lourd bouton de rosé
Sous un treillage, ou portant chapeau mou
(Un peu gênant, cela, pour diverses raisons) –
De toutes parts, vous m’assaillez, les moindres coups
Ne venant pas de ces types troublants qui sont
Vautrés à l’aise autour de vos jours révolus :
Dans l’ensemble, ma chère, un peu indignes de vous.
Mais ô photographie! semblable à nul autre art,
Fidèle et décevante, toi qui nous fais voir
Morne un jour morne et faux un sourire forcé,
Qui ne censures pas les imperfections
– Cordes à linge et panneaux de publicité –
Mais montres que le chat n’est pas content, soulignes
Qu’un menton est double quand il l’est, quelle grâce
Ta candeur confère ainsi à son visage l
Comme tu me convaincs irrésistiblement
Que cette jeune fille et ce lieu sont réels
Dans tous les sens empiriquement vrais ! Ou bien
N’est-ce que le passé ? Cette grille, ces fleurs,
Ces parcs brumeux et ces autos sont déchirants
Simplement parce qu’ils sont loin ;
En semblant démodée, vous me serrez le cœur,
C’est vrai ; mais à la fin, sans doute, nous pleurons
D’être exclus, mais aussi parce que nous pouvons
Pleurer à notre aise, sachant que ce qui fut
Ne nous priera pas de justifier notre peine,
Même si nous hurlons très fort en traversant
Ce vide entre l’œil et la page. Ainsi, je reste
A regretter (sans nul risque de conséquences)
Vous, appuyée contre une barrière, à vélo,
A me demander si vous noteriez l’absence
De celle-ci où vous vous baignez ; en un mot,
A condenser un passé que nul ne peut partager,
A qui que ce soit votre avenir; au calme, au sec,
II vous contient, paradis où vous reposez
Belle invariablement,
Plus petite et plus pâle année après année.
Philipp LARKIN
« The Less Deceived »
(Thé Marvel Press, 1955)
Traduction in « Poésie 1 » n° » 69-70.
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