Georges Castera – Accent circonflexe sur le A –

Salvador Dali – Figura de perfil
.
Je sortais quelquefois de la blessure
ouverte de la mer
telle la dernière minute de ton regard
vers les paroles invisibles
qu’on ne peut toucher du doigt
matière tambourinante des rêves
dont les notes sont de grandes cages
d’oiseaux
où toutes nos mémoires
sont sur la plus haute tige
dans le silence mal ponctué
la première porte qui s’ouvre
c’est ton corps
embué dans sa déclivité interminable.
.
Georges Castera ( Haïti 1936-2020 )
Actes Sud
René Depestre – Est-ce vrai ?

Est-ce vrai que la force de mes bras et la machine à laver ton linge sont des chevaux du même attelage sont des esclaves de la même chaîne ? Est-ce vrai que tu préfères le phare blanc de ton auto au feu noir de mon visage, la patte blanche de ton chien au joyeux bonjour de mes mains ? Est-ce vrai que tu ne sais pas de film plus doux et reposant que le spectacle de mon coeur montant sur le bûcher raciste ? Est-ce vrai que tu gardes à portée de la main une corde qui porte mon nom une balle qui sait par coeur la carte obscure de mon corps un tribunal toujours prêt à me couvrir de ténèbres un linceul coupé sur la mesure de mon âme ? Ô blanc serpent du racisme crieur de mon sang versé comme j’eusse aimé que tout ce poison naquît de la nuit des mauvaises langues comme j’eusse aimé crieur de mes jours voir quelque lueur rétablir le cours humain de la beauté dans ton coeur ! Mais le sang versé des nègres du haut de ses saisons en fleurs me crie de prendre garde à toi tu es sur mon chemin me crie le sang musicien tu es une tête de mort une mauvaise tête de la pire des morts une tête à claques au service de la mort.
René Depestre
Minerai noir
Anthologie personnelle
Poésie Points
Luce Turnier : peintre Haïti -1924-1995
Georges Castera – Extraits –

( L‘encre est ma demeure – Acte Sud )
Certitude
Ce n’est pas avec de l’encre
que je t’écris
c’est avec ma voix de tambour
assiégé par des chutes de pierres
Je n’appartiens pas au temps des grammairiens
mais à celui de l’éloquence
étouffée
Aime-moi comme une maison qui brûle
Dédicace de la page du milieu
femme démesurément femme
dans la cassure du présent
les jours de solitude inhabitable
s’il t’arrive de t’interroger
sur les choses informulées
souviens-toi
dans la plus pure errance de la parole
que je suis entré dans ton sourire
pour habiter ton doute.
Le trou du souffleur – Editions Caractères
J’ai ouvert aux mots …
J’ai ouvert aux mots
l’espace de ton désir
pour tout prendre
pour tout voir
prendre la terre par ses racines
le soleil par ses branches
carnivores qui enjambent
la nuit
voir au travers du vertige
et boire au goulot
des syllabes bavardes de ta bouche
notre amour a la témérité
de franchir le vide à pied
en jetant au loin
la clef de l’épouvante
la belle clef qui piège
la raison
Petit récit d’affirmation
J’avais une corde dans la main
et ne trouvais pas l’arbre
fort robuste
ni la branche assez haute
pour laisser flotter mes pieds
je suis parti vers la mer
elle n’avait plus assez d’eau
je me suis assis pour attendre
que l’arbre ait des branches
et que la mer se remplisse
d’eau
à force d’attendre
j’ai longtemps habité les mots
en solitaire
tu passais par là par hasard
intarissable de beauté
et de bonté curieusement
j’ai raté ma mort
Georges Castera – ( 27/12/1936 Port au Prince -24/01/2020 Pétion-ville) : voir
https://www.babelio.com/auteur/Georges-Castera/269229
Poèmes dits :
René Depestre – La machine Singer

Salvador Dali – Machine à coudre avec parapluies
Une machine Singer dans un foyer nègre
Arabe, indien, malais, chinois, annamite
Ou dans n’importe quelle maison sans boussole du
tiers-monde
C’était le dieu lare qui raccommodait
Les mauvais jours de notre enfance.
Sous nos toits son aiguille tendait
Des pièges fantastiques à la faim.
Son aiguille défiait la soif.
La machine Singer domptait des tigres.
La machine Singer charmait des serpents.
Elle bravait paludismes et cyclones
Et cousait des feuilles à notre nudité.
La machine Singer ne tombait pas du ciel
Elle avait quelque part un père,
Une mère, des tantes, des oncles
Et avant même d’avoir des dents pour mordre
Elle savait se frayer un chemin de lionne.
La machine Singer n’était pas toujours
Une machine à coudre attelée jour et nuit
A la tendresse d’une fée sous-développée.
Parfois c’était une bête féroce
Qui se cabrait avec des griffes
Et qui écumait de rage
Et inondait la maison de fumée
Et la maison restait sans rythme ni mesure
La maison ne tournait plus autour du soleil !
Et les meubles prenaient la fuite
Et les tables surtout les tables
Qui se sentaient très seules
Au milieu du désert de notre faim
Retournaient à leur enfance de la forêt
Et ces jours-là nous savions que Singer
Est un mot tombé d’un dictionnaire de proie
Qui nous attendait parfois derrière les portes
une hache à la main !
Minerai noir
Anthologie personnelle
et autres recueils
Poésie Points
René Depestre – Nostalgie

Myrtha HALL – Joueur de bambou 2001
Ce n’est pas encore l’aube dans la maison
la nostalgie est couchée à mes côtés
elle dort, elle reprend des forces
ça fatigue beaucoup la compagnie
d’un nègre rebelle et romantique.
Elle a quinze ans, ou mille ans,
ou elle vient seulement de naître
et c’est son premier sommeil
sous le même toit que mon sang
Depuis quinze ans ou depuis trois siècles
je me lève sans pouvoir parler
la langue de mon peuple,
sans le bonjour de ses dieux païens
sans le goût de son pain de manioc
sans l’odeur de son café du petit matin
je me réveille loin de mes racines
loin de mon enfance
loin de ma propre vie.
Depuis quinze ans ou depuis que mon sang
traversa en pleurant la mer
la première vie que je salue à mon réveil
c’est l’inconnue au front très pur
qui deviendra un jour aveugle
à force d’user ses yeux verts
à compter les trésors qu’on m’a volés.
La Havane Octobre 1963
Un été indien de la parole (2002)
Points
James NOEL (Des poings chauffés à blanc)
Ernst JEAN PIERRE Paradis Perdu de Haïti
–
Sous le manguier des femmes mûres
Sous le manguier
des femmes mûres
je me mets un plâtre au cœur
maintenant ça bat
tout bas
bas bas bas
pour les jupes volantes
des femmes qui veulent
monter au ciel
au ciel bleu des cerfs-volants
maintenant
elles peuvent
croiser leurs bras
mâcher du chewing-gum
dire je m’en fous
et puis point merde
aux mots d’amour
elles peuvent tout dire
tout se permettre
moi je joue bien
aux mots croisés
elles peuvent prendre
leurs brosses à dents
ces femmes-là
elles peuvent prendre
une cigarette
moi j’aime bien
la mèche des femmes
des femmes qui fument
sans se cacher la chevelure
sans éteindre les feux de joie
elles peuvent jouir
si ça ne dérange
c’est à l’unisson
que naît la chanson
dans le naufrage
–
Confession des formes
La nature est confession de courbes
de montagnes qui se déplacent
à reculons
une femme enceinte a plusieurs veines
plusieurs identités
des densités multiformes
aérées par des respirations profondes
pour prolonger
les mouvements du monde
filles d’orfèvre qui cherchez des rayons d’or
pour vous parer en face du soleil
parcourez la terre dans le parfum du jour
et renvoyez dans le sommeil cette vapeur acquise
allez dire
paix sur les nuages
paix sur les fleuves
s’il pleut du miel
tendez-lui votre bouche