Rire – (Susanne Derève) –

Fils, ton rire étoile venu du tréfonds de l'enfance tintant comme un cristal, rebondissant de visage en visage, de mur en mur, de fenêtre en fenêtre, dans l'opulence de la joie puis la mue de ta voix, un jour, et ton rire d'homme dégringolant vers moi depuis les pentes échevelées de la mémoire pour ranimer l'enfance
Fadwa Souleimane – la rive du fleuve
grenouille qui mange une libellule
la rive du fleuve
cigogne qui mange la grenouille
qui a mangé une libellule
dans l’eau du fleuve
poisson qui mange un poisson
la rive du fleuve
homme qui pêche le poisson
qui a mangé un poisson
la rive du fleuve
l’homme mange le poisson
qui a mangé un poisson
et en donne à ses petits
près du fleuve
les petits enterrent leur père
qui a pêché le poisson
qui a mangé un poisson
mort étranglé par une arrête
dans la tombe près du fleuve
les vers mangent le corps de l’homme
qui a mangé le poisson
sur la terre près du fleuve
les oiseaux mangent les vers
qui ont mangé le corps de l’homme
et se mettent à chanter
la rive du fleuve
un homme chasse les oiseaux
qui ont mangé les vers
et se met à contempler
la beauté de la rive du fleuve
rive qui reste silencieuse
Paris, 12 septembre 2012.
Francis Ponge – la main
main – sculpture antique
La main est l’un des animaux de l’homme ; souvent le dernier qui remue.
Blessée parfois, traînant sur le papier comme un membre raidi quelque stylo bagué
qui y laisse sa trace.
A bout de forces, elle s’arrête.
Fronçant alors le drap ou froissant le papier, comme un oiseau
qui meurt crispé dans la poussière, — et s’y relâche enfin.
Francis PONGE « Pièces » (Gallimard)
Un homme qui pleure – (Susanne Derève)
Un homme qui pleure c’est
comme un bateau abandonné
après l’orage
un enfant qu’on n’a pas bercé
C’est un soldat qui a rendu armes
et bagages
un drapeau blanc
planté au milieu d’un grand champ
dévasté
une mine qui n’a pas sauté
et qui attend sous terre
le moment d’exploser
Un homme qui pleure
est-ce un naufrage
ou bien est-ce mon cœur qu’il a pris en otage
que je lui ai laissé
comme on jette parfois les miettes
du passé
et qu’on le sait il ne sert plus à rien
de dire je t’aimais
s’il ne reste à offrir en partage
que des regrets
Premier homme sur la terre – ( RC )
Si j’étais le premier homme
à marcher sur la terre,
– venant d’une autre planète – ,
je marcherais avec prudence,
sur les berges sablonneuses,
laissant des traces en creux.
Je m’enfoncerai dans les forêts tropicales,
où le soleil n’y pénètre
que par effraction,
j’apprivoiserai les animaux,
qui m’accueilleront sans méfiance,
comme si j’étais des leurs :
un peu étrange, sur ses deux pattes,
le cœur presque à nu,
et ma mémoire cousue de fil blanc,
essayant de se faire comprendre
par des mimiques
trahissant mes pensées.
Je n’aurais pas la pupille dilatée
du fauve de service,
je viendrai sans arme:
( personne ne les aurait inventées) ,
et avec les meilleures intentions .
Je me guide aux phrases de la lune :
elle, au moins, me comprend .
Je lui parlerai le soir,
lorsque le soleil s’éteindra .
Il reparaîtra le lendemain,
d’un autre côté .
Il étire les ombres ou les rétrécit,
comme avec des élastiques.
Cela semble être un jeu
dont jamais il ne se lasse
montant et descendant
tel un yoyo, au-dessus de l’horizon.
Il y a un seul astre ici.
Il règne, sans partage
et semble très écouté .
Sa caresse varie, de tiédeur
en brûlure , rythmée par le jour
qui se déplie .
C’est sa façon d’être :
çà remplace le langage,
et les plantes le comprennent:
elles se sont multipliées
au point de couvrir
la plupart des endroits.
C’est une planète verte
avec de grands lacs,
que l’on nommera océans:
la vie a l’air moins rude
qu’ailleurs en galaxie.
J’indiquerai ça,
dans mon compte-rendu ,
devant rendre mon rapport sous quinzaine.
Je parie que bientôt
une équipe d’explorateurs
prendra ma relève.
Il ne serait pas impossible
qu’ils s’établissent ici,
avec leur petite famille, en villégiature .
S’ils construisent un village
il y aura peut-être même
une place à mon nom .
–
RC – sept 2017
Véronique Olmi – l’impossibilité de l’amnésie
sculpture : idole cycladique
C’est pareil pour un amour. Un jour on ne connaît pas un homme. Et le lendemain, subitement, on le connaît.
Subitement, en une seconde on le voit et on apprend son prénom, on découvre son visage et après il est trop tard pour oublier cela que l’on nomme « faire connaissance » de quelqu’un.
« Défaire la connaissance » est impossible.
Et c’est là qu’elle prend toute sa place. La douleur.
Elle s’installe sans qu’on s’en doute, au premier regard, et simplement elle attend son tour, elle a l’habitude. Elle est toujours l’invitée de la dernière heure. La souffrance liée à l’impossibilité de l’amnésie, la souffrance, main géante qui vous tient et hésite. Vous asphyxier lentement ou vous broyer d’un seul geste.
–
ce passage est extrait du roman de Véronique Olmi : » C’était mieux quand c’était toi «
Miquel Marti I Pol – Un jour, je serai mort …
.
–
Un jour, je serai mort
et encore dans l’après-midi
dans la paix des routes,
dans les champs verts,
parmi les oiseaux et au milieu de l’air
tranquillement en ami
et de passage parmi ces hommes
Je ne sais pas et je t’aime.
Un jour, je serai mort
et encore dans l’après-midi
dans les yeux des femmes
qui viennent et qui m’embrassent,
dans la musique ancienne
toute mise au point,
ou même dans un objet,
le plus intime et le plus clair
ou peut-être dans mes vers.
Dites-moi quel prodige
rend le soir si doux
et si intense à la fois,
et à quel champ ou à quel nuage
dois-je attribuer ma joie;
parce que je sais supporter
tout de mon entourage,
et que je sais que quelqu’un, plus tard,
saura préserver ma mémoire.
Les paroles au vent
Miquel Marti I Pol
Bernat Manciet – Je tiens dans les doigts ces quelques grains encore
vase grec lekythos Pâris & Hélène
XVIII
Je tiens dans les doigts ces quelques grains encore
et de mon pouce naît ce psaume
rare éclaircie de ma journée
mon été tient dans cette paume
je les regarde sans étonnement
et sans plaisir et sans raisonnement
sans nul regret :
ils sont ce qu’ils sont la nuit arrive sérieuse et calme
pourtant je te les donne
pour l’amour du jeune malade
qui m’a guéri d’être un homme accompli
et qui ressemble tellement à ton sommeil
pour le dédain qu’au soir tombant je porte
et pour la honte aussi d’avoir aimé
Cathy Garcia – Sol y tierra
le vent
entre chien et loup
la lune cachée
dans le haut tilleul
la douceur
léger frisson
imperceptible
sortilège
les démons de gouttières
miment le combat
quatre ombres
apparaissent
disparaissent
froissent les herbes
le val de mes seins
invite à la balade
et ma pensée va à l’homme.
mais dieu siffle mon âme
comme on siffle un chien
et mon âme danse
une joie
soûle d’espace
solitaire
sol y tierra
et le vent aussi
et le vent.
Joconde – ( RC )
peinture: Fernand Léger Mona-Lisa aux clefs – 1930
La Joconde est sortie des nuages.
Elle a l’air bien songeuse ,
et s’est détachée , ténébreuse,
en partie, de l’image.
On connait mieux la peinture de Léonard
que celle de Léger
( elle a depuis, perdu ses clefs ) :
celles qui ouvrent la porte de l’art.
Oublié le sfumato,
et voici la danse des lignes,
des cercles et des signes,
qui parcourent le tableau.
Elle est comme une image pieuse,
— vous voyez bien, comme celles
qu’on trouve dans les pages du missel
( une icône, et des plus fameuses ).
Malgré son caractère profane,
et son décor imaginaire,
elle est célèbre sur la terre entière .
Ce modèle est juste une femme :
Il en est ainsi,
mais, toujours elle attire
Les foules avec son sourire :
Ce sacré Vinci
En peignant cette demoiselle
Ne pensait pas en faire une star
de l’histoire de l’art ;
– mais, retour dans le réel:
Même sortie de la toile,
c’était peut-être une sainte
telle qu’elle était peinte,
ayant égaré son auréole, ( ou son étoile ).
En attendant de la retrouver
– elle n’en a pas fait le deuil –
elle vous adresse un clin d’oeil
ce qui était plutôt osé, en ces temps reculés.
On dit bien que tout se retrouve
et rien ne se perd, mais jamais elle ne désespère
bien que prisonnière ,
au Musée du Louvre.
Si Duchamp la renomme,
et lui met des moustaches,
que personne ne se fâche,
ce pourrait être un homme !
En dehors de son cadre lourd, on pourra la voir
en illustration banale
imprimée en cartes-postales
sur les présentoirs.
Quelle est donc l’énigme de cette peinture ?
Et avec elle, la clef du mystère,
Où se trouve la serrure ?
… en conjectures on se perd.
Ayez pourtant en tête cet évènement fortuit,
qui posa plein de questions:
Une machine à coudre, sur la table d’opérations,
et Mona cachée sous le parapluie ..
–
RC – juin 2016
penture: Fernand Léger – composition au parapluie 1932
Kenneth Patchen – Le village Tuda
peinture H Bosch – l’enfer ( détail )
–
On dit que
Jadis, avant la venue de l’homme,
Une colline prit feu et la déesse Anna
Mourut, en criant dans les flammes, le ventre
Brûlé comme une outre d’huile.
Le lendemain le monde se divisa en quatre :
Le lieu de l’eau,
Le lieu du ciel,
Le lieu de l’esprit,
Et le lieu de l’air.
On dit que la terre n’existait point,
Bien que beaucoup de gens ne connussent qu’elle.
Sur cette colline d’étranges êtres s’embrassaient
leurs enfants haïssaient l’espèce sur terre.
Kenneth PATCHEN in « 35 jeunes poètes américains »
Rafales d’ailes, mains négatives – ( RC )
–
Rafales d’ailes, froissant les airs.
Aquarelle délavée où serpente une fumée…
Un instant fugitif, promis à l’oubli.
Une peinture dans l’obscur,
L’intimité close, de la grotte,
Des chevaux superposés, galopent .
Les millénaires s’entassent .
La mouvance des airs,
passe en surfaces.
Une peinture dans l’obscur,
Et le geste de l’homme, déposé ,
Celui marquant la présence.
Message des mains négatives,
Empreintes,
Charbons de bois.
–
RC – mai 2015
Suzanne Tanella Boni – Gorée, île baobab
–
“Gorée Île Baobab” (quatre poèmes)
.
peut-être le bonheur est-il si loin
invisible dans les feuilles de tamarinier
quand ma main effleure les fruits
à partager avec les génies riant des cruautés
faites à l’homme par l’homme
.
peut-être l’espérance dans mes yeux traîne-t-elle
l’avenir en nuages de poussières où je cherche
étincelles et dignité des âmes en sursis
.
quand l’horizon au petit matin
dessine images et silhouettes entre soleil et mer
tu n’es pas là pour voir mes yeux
où tu n’a jamais vu l’humeur du monde
. . .
avec la bénédiction des habitants
invisibles de l’île ici je revis
car ton regard n’est pas un poème
mais toute la mer qui coule à mes pieds
des pages infinies
. . .
ici aussi j’ai bu à la source
des mots couverts de moisissures
comme murs suintant de tous les malheurs
gravés aux portes du temps
.
j’ai bu la source vive
qui nous donne mémoire et chemin majuscule
des jours à venir
j’ai bu je ne sais combien de gorgées élixir
“…pour la survie du poème
qui hante mes pas depuis toujours”
.
demain je reviendrai
entendre ta voix qui me parle
encore de toi et de moi
. . .
ici aussi les draps où l’histoire fait la sieste
sont blancs et vides
.
seule la couverture du temps
est verte comme dernière parole du monde
quand le vent tourbillonne
nuit et jour à la porte du chaos
.
alors je m’enroule dans les mots de ton regard horizon
par-delà la mer nous séparant infiniment.
—
Suzanne Tanella Boni née en 1954 est une auteure de Côte d’Ivoire.
“Gorée Baobab Island” (four poems)
.
perhaps happiness is so far away
invisible among the tamarind leaves
when my hand brushes the fruit
to share them with spirits laughing at man’s
cruelty to man
.
perhaps the hope in my eyes drags
the future in clouds of dust where I seek
sparks and the dignity of condemned souls
.
when the horizon in the early hours
creates images and silhouettes between sun and sea
you are not here to see my eyes
where you have never seen the humour of the world
. . .
with the blessing of the island’s
invisible inhabitants I become alive again
.
as your look is not a poem
but the vast sea that pours infinite pages
at my feet
. . .
here too I drank at the source
words covered with mildew
like walls oozing all the sorrows
carved on the doors of time
.
I drank the life source
that gives us memory and the capped path
of days to come
I lost count of the mouthfuls of elixir I drank
so that the poem
that has forever haunted my steps survives
.
tomorrow I will return
to hear you talk to me
again of you and me
. . .
here too the sheets where history snoozed
are white and empty
.
the covers of time alone
are green like the last word in the world
when the wind howls
day and night at the gates of chaos
.
then I wrap myself in the words of your look faraway
beyond the sea that separates us infinitely.
—
L’île de Gorée est célèbre pour La Maison des Esclaves et La porte du Voyage sans Retour, d’où partaient pour l’ultime voyage les esclaves acheminés vers les plantations d’Amérique.
.
Herta Müller – L’homme est un grand faisan sur terre ——–( petit extrait )
–
Windisch ferme les yeux. Il sent la courbe de ses yeux entre ses mains. Ses yeux qui n’ont pas de visage.
Avec ses yeux seuls et sa pierre dans la poitrine, Windisch dit à haute voix : « L’homme est un grand faisan sur terre. »
Ce que Windisch entend, ce n’est pas sa voix. Il sent que sa bouche est nue. Ce sont les murs qui ont parlé.
–
Herta Müller avec ce récit poignant et très imagé, obtient le Prix Nobel pour « L’homme est un grand faisan sur terre »
Bassam Hajjar- une autre femme- Un autre homme
–
UNE AUTRE FEMME
Elle vient
pas pour s’approcher.
Nous entamons chaque journée en nous séparant
elle, je ne sais vers où
et moi pour préparer la séparation du jour suivant.
Comme si sa bouche était lointaine
et son corps, plus que je n’en supporte
plus que je ne peux.
Elle dort
pour que je voie
pour que je ferme la porte derrière moi.
A Hassan Daoud.
————-
UN AUTRE HOMME
Est-ce que tout est en train de finir ?
Ils laissent les verres et les sièges
et je reste ici tout seul
pour éteindre la lumière et dormir.
Ne se pourrait-il pas qu’ils soient derrière les portes
ou les rideaux
à attendre ?
Et que, après que j’aurai fermé les yeux,
la nuit commence en mon absence ?
–
Ces textes sont extraits de « Tu me survivras »
–
Camille Lysière – L’homme dessiné
Parmi les nombreuses publications de Camille,
J’ai choisi , avec son autorisation » l’homme dessiné », que l’on peut retrouver sur son blog…
Cœur de nuit.
Mon Homme-dessiné étendu sur le ventre, un bras tombe du lit, le dos de la main posé sur le parquet.
Il a fermé les yeux, il respire lentement, et sourit de temps en temps au gré de ses pensées. La lumière est douce et les draps sont froissés.
Les bruits du dehors nous parviennent seulement, nos halètements se sont enfin calmés. Il m’a prise comme j’aime, il m’a bercée, rudoyée, il m’a fait naître de ses mains, me transformant dans la même heure en catin, en princesse, en souillon, en sœur, en diamant palpitant.
Toutes les femmes en moi qu’il explore et visite, qu’il va chercher à coups de regards et de reins. Ou qu’il crée, peut-être, je n’en sais rien.
Je caresse ses fesses, rebondies, soyeuses, blanches. Seule surface épargnée de son anatomie. Mon Homme-dessiné a dressé sur sa peau la carte de sa vie, l’histoire de ses cris. Je les caresse du bout du doigt, je les embrasse, je les cajole. Je les envie. Collées à lui. A jamais ses alliées. Soudées.
Du bout du doigt je parcours des volutes, des arabesques, des pétales de lys, des angles saillants, des chemins de lettres aux tracés étonnants. Il m’explique chacun, des noms curieux, exotiques et charmants, des chemins tortueux, des désespoirs en noir et gris. Il me parle de lui.
J’écoute, fascinée, son parcours meurtri, et aussi ses espoirs, ses envies, ses forces, ses fragilités, son mépris, son respect. Mon Homme-dessiné se tourne sur le dos, me présente son ventre, tout aussi décoré. Ses tétons rosés sont percés de deux anneaux d’argent, je les chahute du bout de la langue, je les suçote et les tire un peu entre mes dents.
Il rit, t’as pas fini, canaille ?
Je me pose sur lui, il est chaud, il est grand. Mon Homme-dessiné aime fermer sur moi ses deux bras colorés. Sur celui qui enserre mon épaule, une femme sirène que je ne peux jalouser, qui pourtant passe sa vie au chaud tout contre lui. Un étrange serpent, son œil au ras du mien quand je pose la joue contre ce large torse. Et puis les trois singes de la sagesse, assis sur sa clavicule.
Pour être heureux, ma princesse, ne pas tout entendre, ne pas tout voir, savoir se taire… Et tu es heureux, toi ? Il ne dit rien, il me serre un peu plus, il caresse mes cheveux. Je ne sais pas, je suis bien, là, parle-moi, encore, encore, parle-moi, je veux ta voix.
Cœur de nuit, cœur de vie. Mon Homme-dessiné au matin va partir. Tracer d’autres sentiers, mener d’autres combats, me revenir parfois, blessé ou triomphant.
Mon Homme-dessiné, troublé, troublant.
Camille Lysière – L’homme dessiné
L’homme-dessiné
Cœur de nuit.
Mon Homme-dessiné étendu sur le ventre, un bras tombe du lit, le dos de la main posé sur le parquet. Il a fermé les yeux, il respire lentement, et sourit de temps en temps au gré de ses pensées. La lumière est douce et les draps sont froissés.
Les bruits du dehors nous parviennent seulement, nos halètements se sont enfin calmés. Il m’a prise comme j’aime, il m’a bercée, rudoyée, il m’a fait naître de ses mains, me transformant dans la même heure en catin, en princesse, en souillon, en sœur, en diamant palpitant.
Toutes les femmes en moi qu’il explore et visite, qu’il va chercher à coups de regards et de reins. Ou qu’il crée, peut-être, je n’en sais rien.
Je caresse ses fesses, rebondies, soyeuses, blanches. Seule surface épargnée de son anatomie. Mon Homme-dessiné a dressé sur sa peau la carte de sa vie, l’histoire de ses cris.
Je les caresse du bout du doigt, je les embrasse, je les cajole. Je les envie. Collées à lui. A jamais ses alliées. Soudées.
Du bout du doigt je parcours des volutes, des arabesques, des pétales de lys, des angles saillants, des chemins de lettres aux tracés étonnants. Il m’explique chacun, des noms curieux, exotiques et charmants, des chemins tortueux, des désespoirs en noir et gris. Il me parle de lui.
J’écoute, fascinée, son parcours meurtri, et aussi ses espoirs, ses envies, ses forces, ses fragilités, son mépris, son respect. Mon Homme-dessiné se tourne sur le dos, me présente son ventre, tout aussi décoré. Ses tétons rosés sont percés de deux anneaux d’argent, je les chahute du bout de la langue, je les suçote et les tire un peu entre mes dents. Il rit, t’as pas fini, canaille ? Je me pose sur lui, il est chaud, il est grand. Mon Homme-dessiné aime fermer sur moi ses deux bras colorés.
Sur celui qui enserre mon épaule, une femme sirène que je ne peux jalouser, qui pourtant passe sa vie au chaud tout contre lui. Un étrange serpent, son œil au ras du mien quand je pose la joue contre ce large torse. Et puis les trois singes de la sagesse, assis sur sa clavicule. Pour être heureux, ma princesse, ne pas tout entendre, ne pas tout voir, savoir se taire…
Et tu es heureux, toi ? Il ne dit rien, il me serre un peu plus, il caresse mes cheveux. Je ne sais pas, je suis bien, là, parle-moi, encore, encore, parle-moi, je veux ta voix.
Cœur de nuit, cœur de vie. Mon Homme-dessiné au matin va partir. Tracer d’autres sentiers, mener d’autres combats, me revenir parfois, blessé ou triomphant.
Mon Homme-dessiné, troublé, troublant.
–
Ce texte est extrait du blog de Camille Lysière
–
Patrick Laupin – l’homme imprononçable – extr 01
photographe non identifié
–
Je voudrais que s’entende comment la violence historique rentre dans les corps, crée en chacun une parole non parlée, un soliloque muet.
D’ordinaire la poésie arrive à ça par des abréviations fabuleuses et des synthèses de foudre donnant à lire toute la structure du langage en abîme.
J’entends une poésie qui ne trahisse pas la réalité. J’imagine un théâtre, simple odyssée sous les arbres, solitaire, tacite ou social, où l’auditeur soit dans la position d’entendre ce qu’il écoute comme s’il ne l’avait jamais encore entendu prononcer, bien que vivant de tout temps de ce débordement concentré de sa propre énergie singulière.
Où soient des adresses, des voix, un lieu de la parole en soi pour qu’elle puisse exister. Sans quoi, le tragique de la folie le prouve, l’homme est un être donné pour le néant et la disparition. Que la voix retraduise ça, le lieu, le geste, le fuyant.
Que s’entendent ces voix, vulnérables de songe, sentences retorses qui évident le mensonge, une beauté statuaire dans le calme plat de l’invective.
Je voudrais que s’entende une langue qui par la répartie instantanée retourne le sens à son vide, à la cruauté rapace d’envol qui dort dans la guerre intestine des corps, à la douceur élue de la beauté.
Ennuis, soleils, traites impayées, corps courbaturé et l’oppression, le souffle de la révolte.
Je me dis qu’une page est tracée diaphane chaque jour au soupir de notre disparition.
Je voudrais lui rendre son invention de chair, de verbe et d’insurrection sacrée.
(extrait de L’Homme imprononçable, La rumeur libre éditions, 2007)
Jean-Pierre Duprey – Saveur d’homme
Donnez-moi de quoi changer les pierres,
De quoi me faire des yeux
Avec autre chose que ma chair
Et des os avec la couleur de l’air ;
Et changez l’air dont j’étouffe
En un soupir qui le respire
Et me porte ma valise
De porte en porte ;
Qu’à ce soupir je pense : sourire
Derrière une autre porte.
Détestable saveur d’homme.
En vérité, une main ne tremble
Que pour vieillir sa mémoire ;
L’autre ne vieillit que d’avoir
Trop bougé de vie depuis le temps
Où le monde l’a basculée
Dans l’histoire du temps et du moment,
Qui, sans jamais se ressembler,
Se retrouve à chaque instant
Dans le sac noirci de son éternité
–
Bassam Hajjar – Mets une girafe dans un bol, un poisson dans un jardin

peinture Petite Lap de Cat Painting
METS UNE GIRAFE DANS UN BOL,
UN POISSON DANS UN JARDIN
Habitons-nous dans le nuage bleu
que Marwa dessine à côté de mon nom ?
Quand le fracas se rapproche de la fenêtre
quand les meubles s’accroupissent dans les coins
ou que les rideaux prennent peur,
ni le nuage ne pleut,
ni mon nom n’embellit le monde.
Alors toi ma fille, dors,
et quand je somnolerai un peu
Je te promets de rêver de toi
de vider mon crâne de sa lourde quincaillerie
et de penser au nuage bleu
a la maison
au seuil
aux fruits qui ressemblent aux papillons
aux papillons qui ressemblent aux fruits
Uniquement quand tu les dessines.
Je te demande alors :
pourquoi ne dessines-tu pas le monde entier
pour qu’il lui soit donné de ressembler à quelque chose ?
Mets une girafe dans un bol
un poisson dans un jardin
mets un oiseau et un rhinocéros dans la même cage
et crois qu’ils vont s’aimer
parce que tu le veux ainsi
avec l’entêtement qui te fait considérer le sommeil
comme de fausses vacances.
Mets, quand tu dessines mon visage,
un peu de fatigue sur mes traits
une seule ligne sur mon front
pour que je considère que je suis au milieu de la vie
et non à la fin.
Mets une lueur de la couleur de ton choix
pour que la sécheresse ne s’attarde pas dans mes yeux
mets de l’eau en quantité
pour qu’il me reste deux mains énergiques
des moustaches
et un coeur rabougri, tant le vide fait siffler ma poitrine.
N’oublie pas les lits pour dormir
les bouches pour sourire
et un peu de larmes
seulement
pour nous rappeler de temps en temps
avant de l’oublier
comment un homme pleure comme une femme
comment une femme pleure comme une femme
comment ils pleurent, tant les pleurs les rassemblent.
Habitons-nous dans la petite boîte
que tu meubles avec des bouts de papier
des allumettes et des cuillers ?
Et puis arrive ta fille, jolie comme une poupée,
pour nous apprendre comment les poupées sont heureuses
sans parler
délicates, sans que personne ne leur manque.
Puis tu fermes la porte,
tandis que l’homme se souvient qu’il est un homme
et la femme qu’elle est une femme,
ils se souviennent qu’ils s’éloignent ensemble
chacun tout seul,
vers une obscurité redoutable.
Mets une étagère pour la lampe
une patère pour mon manteau ou mon chapeau
mets une nuit tiède après chaque jour
et des voyageurs
qui ne manquent pas leurs rendez-vous
ni de frapper à la porte
et de t’entendre courir
et jubiler derrière la porte.
–
(Paris, fin décembre 1986)
–
extrait de « tu me survivras » Actes/sud
Max Jacob – A un filleul de quinze ans
A UN FILLEUL DE QUINZE ANS.
Tu réprouves ce que je dis,
Tu parais écoeuré de moi,
Tu salues (ô torticolis) !
Et tu souris (ô quel empois)!
Tu méprises un vieux citharède
dans une enjambée de tes pneus.
Le dédain ce n’est pas une aide :
Comprendre c’est aimer un peu.
Tu te crois un très beau jeune homme,
et plus encore intelligent!
tous les romans que tu consommes
moisis, pivotent dans ton sang.
Si c’était blesser que tu souhaites…
mais non!! tu es doux et poli..
vrai Dieu, je te mettrais en boîte
et ficelé comme un colis.
Jean, ta ressemblance m’angoisse
avec mes quinze ans de jadis.
Songe à de futures disgrâces :
J’en suis le miroir aujourd’hui.
–
MAX JACOB. »derniers poèmes »
Bassam Hajjar – tu me survivras – les creuseurs
LES CREUSEURS
Que faisaient les mains habiles
mains d’hommes et de femmes
qui étaient comme nous des creuseurs
lorsque l’esprit du trou apparaissait
sous les traits d’une taupe ?
Les creuseurs nos pairs ont trouvé une galerie
une salle éclairée dans une galerie,
un homme qui attend une femme
qui attend dans la salle éclairée,
une femme qui fabrique un homme
qui fabrique une femme dans la salle éclairée,
un homme et une femme
solitaires ensemble
multiples ensemble
dans la salle éclairée.
– extrait de « Tu me survivras » Actes/ Sud –
Michel Hubert – Hypothèse de craie –
Plus au sud du rêve
ah pas qu’un soleil plus au sud du rêve :
certes
rien n’est si simple
aussi simple
que la géométrie bleue
d’un ciel andalou
c’est d’Arcos a Ronda pourtant
dans la Serrania
que l’homme sculpté
dans les troncs d’oliviers
se tord en ombre
des mille scolioses du sud
– extrait de « hypothèse de craie » – captif de l’homme
–
Ahmed Mehaoudi – ombrage chanté
gravure: Georges Braque
comment arrive t-il de ses ailes
à venir décrire de ses yeux de songeur
le feu nourri de nos théoriques certitudes
la course évidente du monde qui passe
comment arrive t-il
à murmurer sur nos lits fermer au soleil
la verité du livre des vérités
puis à l’aurore siroter
la ligne blanche de la nuit
où se croisent étoiles partantes
et lumière du matin
comment de ses ailes
atterrir
clamer que l’homme est le dernier à rire
quand c’est aux oiseaux d’en être les derniers
chanter au plus profond de la gorge
que c’est sa jeunesse qui fait défaut
et alors s’envoler à nouveau
là haut à l’écoute d’autres chants mystérieux…
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-21 novembre 2010
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Francis Ponge – Racines
L’espoir est donc dans une poésie par laquelle le monde envahisse à ce point l’esprit de l’homme
qu’il en perde à peu près la parole, puis réinvente un jargon.
Les poètes sont les ambassadeurs du monde muet.
Comme tels, ils balbutient, ils murmurent, ils s’enfoncent dans la nuit du logos,
-jusqu’à ce qu’enfin ils se retrouvent au niveau des RACINES, où se confondent les choses et les formulations.
Francis Ponge
in « Le monde muet est notre seule patrie »
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Jorge Luis Borgès – Labyrinthe
photo: labyrinthe de la cathédrale d’ Amiens
LABYRINTHE
Il n’y a pas de porte. Tu y es
Et le château embrasse l’univers
Il ne contient ni avers ni revers
Ni mur extérieur ni centre secret.
N’attends pas de la rigueur du chemin
Qui, obstiné, bifurque dans un autre,
Qu’il ait une fin. De fer est ton destin
Comme ton juge. N’attends pas l’assaut
Du taureau qui est homme et dont, plurielle,
L’étrange forme est l’horreur du réseau
D’interminable pierre qui s’emmêle.
Il n’existe pas. N’attends rien. Ni cette
Bête au noir crépuscule qui te guette
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